La Juive de Halévy, Opéra de Gand, avril 2015.
Berlioz qui détestait tant cette « misérable » Juive où il ne voyait que platitude et boursouflure, aurait peut-être changé d'avis devant cette étonnante production. Du « grand opéra » et de ses excès spectaculaires, il ne reste rien dans l'approche de Peter Konwitschny et ses dramaturges qui ont ramené l'opéra d'Halévy à l'essentiel, un drame humain sur fond d'intolérance et de fanatisme. Pour en arriver à ce point de force expressive, le metteur en scène prend pas mal de libertés avec l'œuvre et demande au spectateur d'accepter quelques sacrifices, non tant dans les importantes coupures que subit la partition que dans le traitement radical qu'il fait subir au livret de Scribe.
En effet pas moins de quatre numéros disparaissent au premier acte dont la très attendue sérénade de Léopold mais aussi au troisième, la pantomime — celle du fameux « dais » incriminé par Berlioz — et bien sûr le ballet. Mais ces coupures sont peu de choses au regard d'autres audaces sûrement difficiles à accepter pour les puristes mais d'une efficacité théâtrale redoutable. Ainsi du finale du premier acte dont le quatuor — impossible à réaliser — est purement et simplement occulté au plan visuel et sonore par le chœur qui envahit le parterre et ses rires de dérision, ne laissant percevoir de l'action sur scène qu'une gesticulation des protagonistes, grotesque et dénuée de sens.
Quelques autres moments seront ainsi traités dans un registre décalé, à la limite du burlesque, signalant le manque de crédibilité des situations, comme l'intervention de la Princesse Eudoxie, ivre et armée d'un revolver, dans la scène de la Pâque ou la rencontre des deux rivales autour du lit où se cache l'objet de leur amour ou encore leur réconciliation dans la scène de la prison, à la façon de deux collégiennes dont la joie sur jouée ne fait que mieux ressortir la cruauté et l'égoïsme de celle qui demande a l'autre le sacrifice de sa vie, au nom de son amour.
La Juive de Halévy, Opéra de Gand, avril 2015. Photographie © Annemie Augustijns.
Le metteur en scène ramène en permanence le livret et ses situations à leur crudité afin d'en révéler toute l'horreur et l'hypocrisie des puissants dont les bonnes paroles ne servent qu'à se donner bonne conscience tandis que la violence de leur comportement ne cesse de les démentir. Par contraste, quelques scènes authentiquement dramatiques ont droit à un traitement qui leur donne une force émotive rarement atteinte à l'opéra. C'est ainsi depuis le parterre que Rachel va chanter sa célèbre romance « Il va venir » et débattre avec Léopold de leur amour impossible, avec une hargne et une lucidité qui se concrétise dans des éclats de rire hystériques. Une façon de faire éprouver physiquement au spectateur la puissance émotionnelle du chant lyrique totalement inédite auquel a également recours le metteur en scène pour la fameuse cavatine « Rachel quand du seigneur » qu'Eléazar chante au milieu du public et en le prenant à témoin.
La Juive de Halévy, Opéra de Gand, avril 2015.
Photographie © Annemie Augustijns.
La scénographie quasi conceptuelle transpose l'œuvre dans un univers, contemporain certes par les costumes, mais finalement intemporel et abstrait dans sa neutralité. Seuls des gants bleus distinguent ici les Chrétiens des Juifs ; le traitre de l'histoire, le Prince Léopold, dissimulant les siens sous des gants jaunes. La présence écrasante de l'Église est représentée par une énorme rosace en vitrail en fond de scène tandis que le décor, de grandes tours de néons, laisse prévoir dès le premier acte la prison du quatrième. La violence, l'imminence du pogrom sont en permanence palpables et le finale du troisième acte avec l'apparition de Rachel et sa ceinture d'explosif se résout dans une strette d'une extrême tension. Deux distributions défendent en alternance cette conception exigeante. Par contraste, la seconde pâlit du souvenir de la première, dominée par la Rachel survoltée d'Asmik Grigorian. Voix magnifique de spinto se donnant totalement au plan scénique, elle se révèle à partir de sa romance et ne cesse de grandir au fil des scènes. Le lendemain, Gal James parait nettement plus légère et plus générique. Si l'on n'avait dans l'oreille l'Eléazar exceptionnel de Roberto Sacca, voix tout à la fois large et facile dans l'aigu, à la splendide diction française et à l'engagement sans faille, peut-être Jean-Pierre Furlan pourrait-il convaincre. Mais la voix du Français semble décidément bien étroite et son manque de largeur et de sûreté ne lui permet pas de donner tout le relief attendu au personnage. Randall Bills n'a pas l'aigu aussi facile que Robert Macpherson, le second Léopold, mais il n'en a pas non plus la mollesse d'accent et il apporte à son personnage un élan, une virilité et une jeunesse qui séduisent. Leur trio à l'acte II est des moments de grâce de la soirée. Enfin, des deux Eudoxie, on préfèrera sans doute celle plus corsée d'Elena Gorchunova mais dans un registre plus léger Nicole Chevalier ne démérite pas. Commun aux deux plateaux le Cardinal de Brogni de Dimitri Ulyanov montre de sérieuses limites dans un extrême-grave tubé mais sa musicalité et la clarté de sa diction les compensent largement. La qualité des chœurs de l'Opera Vlandereen est incontestable, leur articulation un peu moins, tout comme celle de Toby Girling, Alberto poussif à la projection fluctuante. C'est du reste un des problèmes majeurs de ces représentations, le français de la plupart des chanteurs reste incompréhensible et si cela ne gêne guère le public flamand qui peut s'en référer aux surtitres, elle laisse le francophone en permanence insatisfait. Des deux chefs, Tomas Netopil (le 18) et Yannis Pouspourikas (le 19), le premier est le seul à donner à la partition le grand souffle dramatique dont elle a besoin pour exister et à porter son orchestre et son plateau à ce niveau d'incandescence qui fait les très grandes soirées.
Frédéric Norac
18-19 avril 2015
Reprise à l'Opéra d'Anvers les 29, 30 avril et 2, 3, 5 et 6 mai
Distributions en alternance sur le site du Vlaamse Opera
La Juive de Halévy, Opéra de Gand, avril 2015. Photographie © Annemie Augustijns.
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