Dijon, Auditorium, 5 avril 2016, par Eusebius ——
Denis Koshukhin et l'ODB en répétition. Photographie © ODB.
Il ne s'agit pas pour l'ODB de perpétuer le souvenir de la Première Armée ni celui de De Lattre de Tassigny, mais d'associer Schumann à Bartók, avec un détour par la Volga pour y trouver Chostakovitch.
De Bartók, la suite de danses de 1923, un classique, qui connut le succès dès sa création. C'est un Bartók singulier, insouciant, détendu, joyeux, d'une écriture vive, que le public découvre, avec un recours constant à un folklore imaginaire nourri de l'imprégnation du compositeur des traditions roumaines, hongroises et moyen-orientales1. Le moderato tranquillo initial, fort bien traduit, méritait peut-être davantage d'humour des bassons, des bois en général, avec un rebond plus évident. L'allegro molto est énergique, puissant, dynamique et l'orchestre s'y montre d'une rare cohésion. Les deux mouvements centraux, enchaînés, sont l'occasion d'apprécier la fluidité des interprètes et les belles couleurs. Les mixtures (au sein de la petite harmonie) du comodo sont remarquables, avec des moments de grande poésie. La récapitulation finale, pleine d'entrain, appelle des applaudissements nourris, et mérités.
Rare au concert, le 2e concerto pour piano de Chostakovitch, de 1957. Autant la suite de Bartók était neuve en son temps, par sa métrique, par ses couleurs modales, par son énergie, autant le concerto de Chostakovitch apparaît ringard en 1957 : un langage suranné, une forme de conformisme que l'on comprend2, mais qui n'en détonne pas moins. Est-ce là la raison de sa faible diffusion, ajoutée au mépris que le compositeur affichait à son endroit ? À l'audition qu'en donnent Denis Koshukhin et l'ODB, l'œuvre mérite beaucoup mieux que de la condescendance : ne serait-ce que pour l'andante, très lyrique, joué avec pudeur et retenue, qui respire, dès l'entrée des altos et des violoncelles seuls. Le piano athlétique de Denis Koshukhin s'y montre sous son meilleur jour et le finale enchaîné, avec ses traits diaboliques (on pense à Prokofiev), puissants et démonstratifs emportent l'adhésion3. L'intense jubilation, paroxystique, avec un piano percussif à souhait, est communicative. Les acclamations saluent cette performance. Un beau prélude de Bach, apaisé, d'une polyphonie lumineuse, récompense le public.
Troisième4 symphonie d'un Schumann installé depuis trois ans à Düsseldorf, au bord du fleuve qu'il chérit entre tous, la « Rhénane » est un monument, tout comme la cathédrale de Cologne, illustrée dans ce mouvement singulier feierlich, qui s'intercale avant le finale. Florestan semble gouverner les mouvements extrêmes, lebhaft, et Eusebius ( !) le nicht schnell central. L'élan, l'éclat, la fougue, un flot puissant irriguent les premiers, la poésie au milieu. Le scherzo est sage, tout est là sauf l'esprit : c'est un Ländler souriant, et l'on s'ennuie un peu. Le contrepoint grandiose du quatrième mouvement est bien conduit, les transitions et les contrastes soulignés avec une réelle intelligence du texte. Quant au finale, même si l'indication métronomique incite à un tempo très rapide (la blanche du 2/2 à 120), aucun orchestre, à ma connaissance, ne le tient, au risque de tomber dans une précipitation dépourvue de sens. Ainsi en est-il ce soir : le tempo se détend vite pour trouver le mouvement juste, avec des inflexions nerveuses, souples plutôt que hachées. Le travail est ardu pour l'orchestre, et la concentration des musiciens nous prive de leur sourire. Dommage, car la jubilation exaltée de la fin (schneller), même fébrile, le requiert. Malgré ces remarques, il est heureux que cette belle symphonie ait pu être aussi bien interprétée par l'Orchestre Dijon Bourgogne qui ne cesse de progresser, à la faveur d'un travail sur des répertoires plus ambitieux qu'il fait découvrir au plus grand nombre. Il le doit largement à Gergely Madaras, qui a su imposer sa vision de chacune des œuvres. La battue est précise, attentive, sachant communiquer l'élan, la dynamique et la complexité des mètres. On attend des rythmes plus incisifs, particulièrement dans les parties d'accompagnement, qu'il s'agisse de Bartók ou de Chostakovitch. Les accents, les déhanchements appellent un jeu plus acéré encore. Sa gestique, toujours démesurée, prive la direction d'une part de la dynamique qu'elle recherche : l'amplitude extrême du geste est telle qu'il est parfois difficile d'obtenir, des cordes en particulier, des pianos qui ne soient mezzo-forte. L'écriture de Schumann ne se prête pas à la transparence. N'est-ce pas une raison supplémentaire pour y tendre en soulignant davantage les lignes, c'est-à-dire en exigeant plus de discrétion des parties secondaires ? Nul doute que si l'orchestre avait la possibilité de jouer ce programme quatre à cinq fois en concert, son aisance, sa confiance, son assurance y gagneraient. C'est tout ce qu'on lui souhaite, pour un bonheur partagé qui se prolonge et s'amplifie.
Eusebius
6 avril 2016
1. Il a 42 ans. C'est l'année de naissance de Ligeti, et de la création de Noces de Stravinsky.
2. c'est cette même année 1957 qui voit Chostakovitch devenir membre du Bureau de l'Union des Compositeurs.
3. Dans le finale, on sent le soliste impatient d'avancer davantage, ce que ne peut l'orchestre, semble-t-il. Ces infimes décalages demeurent à la limite de la perception, heureusement.
4. et ultime, puisqu'achevée après la 4e.
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Lundi 8 Juillet, 2024