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L'ensemble Racines du temps à Dijon

Soghomon Guévokovitchi Soghomonian, Komitas en religion. Photographie © D. R.

Opéra de Dijon, Auditorium, 1er juin 2016, par eusebius ——

Racines du temps donnait le même programme au Musikverein de Vienne il y a 48 h… On se souvient du merveilleux Tzigane, de Ravel, que Chouchane Siranossian nous avait offert en mars dernier.

Par contre, on ignorait combien la famille avait donné de musicien(nes), au nombre desquels sa sœur Astrig, violoncelliste, qui, à elles deux, constituent la moitié de l'ensemble Racines du temps. La clarinette de Daniel Ottensamer, et Christoph Traxler au piano, et vous avez l'effectif requis pour le quatuor singulier de Messiaen, auquel, à n'en pas douter, ils empruntent leur nom.

La musique arménienne, mal connue de ceux qui n'appartiennent pas à la communauté, trouve ici ses meilleurs interprètes. Komitas (Soghomon Guévokovitchi Soghomonian, avant qu'il choisisse son nom ecclésial comme patronyme), né turc, a collecté les traditions musicales des siens avant d'enseigner à Erevan. Déporté à Constantinople-Istamboul lors du génocide de 1915, il dut sa survie à l'intervention de l'ambassadeur des USA, mais y perdit à jamais la raison, pour s'éteindre à Villejuif en 1935. Des nombreuses mélodies qu'il composa, un recueil de huit (Al aylukhs, ou « mon mouchoir écarlate »), de 1908, est ici confié au violoncelle — tour à tour la jeune femme et son amoureux — et au piano. Étrangeté et séduction de ces belles mélodies qui contrastent singulièrement avec la suite de l'Histoire du soldat qui ouvre le concert. La veine mélodique modale, souple, lyrique à souhait, l'ornementation, les inflexions portent une émotion pure. Sérénité et plénitude, incertitude, assurance, joie, toutes les expressions sont magnifiées (à signaler les belles variations de la 7e mélodie « kélé kélé »). Astrig Siranossian, dont le chant vrai se marie à merveille à celui de son instrument, confirme ses qualités rares.1

Astrig Siranossian. Photographie © Nikolaj Lund.

Après ces pièces proprement miraculeuses dans leur pureté d'invention, comme après le quatuor de Messiaen, le silence s'impose. Peut-être est-ce la raison de la relative déception que le trio pour clarinette, violon et piano de Khatchaturian (1932) nous laisse. Beaucoup plus occidentale, brillante, inventive, l'œuvre ne manque pas d'atouts, entre le balancement et le pentatonisme du premier mouvement, les épisodes contrastés et la clarinette virtuose du 2e et le finale plein de séduction. Il est remarquablement servi par ces interprètes dont la maîtrise, l'engagement font merveille. Cependant le timbre de la clarinette, très germanique ne manque pas de surprendre : moins par référence à l'école française, plus claire, moins feutrée, que par celle aux instruments traditionnels arméniens que connaissait bien Khatchaturian. Le doudouk (comme le zourna) a une émission puissante, criarde et claire.

Non Arméniens, mais contemporains, ouverts à toutes les cultures du monde, deux géants du XXe siècle encadrent ces deux bijoux. La suite que Stravinsky tira dès l'automne 1919 de l'Histoire du Soldat en retient cinq des pages essentielles, arrangées pour violon, clarinette et piano. L'interprétation qu'en donnent les musiciens de Racine du temps est radicale dans son approche : d'un modernisme assumé, ils cultivent les contrastes (nuances, tempi) et en font une sorte d'eau-forte (par le caractère incisif et rythmique) aux couleurs expressionniste d'un Ensor. La marche du soldat est splendide, d'une dynamique singulière, mais adopte un tempo très rapide qui a oublié la narration2. Cette observation faite, l'ensemble est admirable, servi par une technique à couper le souffle. Tout est là, comme jamais on ne l'a entendu. Le tango est grotesque à souhait, et le finale proprement diabolique, pris à un train d'enfer, toujours incisif, coloré, contrasté. Bravo !

Les quatre musiciens sont réunis pour leur œuvre fétiche : le Quatuor pour la fin du temps que Messiaen écrivit, déporté, en 1940. Les qualificatifs sont impropres à décrire la magie de leur jeu. Il est clair qu'en l'espace de deux générations, la palette expressive s'est considérablement élargie, sans compter la maîtrise technique. Même si le programme proprement religieux est oublié par l'auditeur, la beauté et la force de la musique l'entraînent vers un ailleurs. Les ostinati de la « liturgie de cristal » où clarinette et violon jouent leurs lignes fleuries nous font oublier ce temps qui s'écoule. L'unisson du violon et du violoncelle, avec sourdines, « harmonies impalpables des cieux », centre du 2e mouvement, avec l'arc-en-ciel des gouttelettes ruisselantes du piano, nous fascine. L'ensorcellement continue avec la clarinette solo de « l'abîme des oiseaux », désolée, puis malicieuse. Chacun des mouvements suivants nous emporte un peu plus loin. Le finale, où seuls le violon et le piano s'expriment, marque l'aboutissement suprême : suspendu, paradisiaque. Bien que devenu un classique, assez souvent joué, on croit écouter ce quatuor pour la première fois, tant la lecture magistrale qui nous est offerte paraît renouvelée.

Eusebius
4 juin 2016

1. accompagnée par Théo Fouchenneret, elle a enregistré ces mélodies (CD chez Claves).

2. « …marche depuis longtemps déjà… À marché, a beaucoup marché… »

 

Eusebius, eusebius@musicologie.org, ses derniers articles : De découvertes en découvertes, avec les Traversées baroques Opéra de Dijon : le défi de MédéeDon Giovanni chez lui à Prague — Vraiment, c'est Mozart qu'on assassine ? Le scandaleux abandon de la Villa Bertramka — Naissance de Vénus : musique française a cappella, par Arsys — « Qu'au loin s'enfuient les songes, et les fantômes de la nuit… » Curlew River, de Benjamin Britten — Les XIV Sequenze de Luciano Berio : le laboratoire du compositeur — Floriane Cottet passe du Festival de Verbier à la direction de l'Orchestre Dijon-Bourgogne — Plus sur Eusebius.

 

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Lundi 13 Juin, 2016 2:00