Sonya Yoncheva. Photographie D. R.
La frilosité des grandes maisons d'opéra, particulièrement en temps de crise, nous prive de bien des chefs-d'œuvre. C'est pourquoi il est heureux, et indispensable, que des entreprises audacieuses comme le Festival de Montpellier nous en permettent l'accès. Iris, de Pietro Mascagni, semble être tombée dans l'oubli1. On en sort ébloui, en apesanteur. Il est malaisé d'analyser les raisons du bonheur dispensé avec générosité par les artistes. L'émotion, tout d'abord, communiquée par le chant de merveilleux solistes — au premier rang desquels Sonya Yoncheva, dont le rôle est écrasant — par un chœur et un orchestre conduits avec maestria, mais aussi et surtout le sentiment d'avoir (re)découvert une œuvre majeure, aux rares qualités dramatiques et d'écriture.
Pourquoi cette éclipse ? La faute à Puccini ? Quatre ans avant Madame Butterfly2, en 1898, Mascagni créait son chef d'œuvre. Cependant c'est Cavalleria rusticana qui s'est maintenu au répertoire. Si le succès de l'ouvrage de Puccini a pu contribuer à cette éclipse, la politique de programmation des grandes scènes depuis les années 50, n'y est pas étrangère, qui a privilégié les incontournables. Par ailleurs, le rôle d'Iris, par sa présence vocale comme par les qualités requises, n'est pas à la portée du premier soprano lyrique venu.
Sonya Yoncheva et Domingo Hindoyan. Photographie D. R.
L'ébauche du livret, refusé par Franchetti, fut heureusement retenue par Mascagni. Singulier par le champ des possibles qu'il ouvre, il mêle des composantes sacrées aux réalités les plus sordides3. Quatre personnages principaux : Iris, candide, est le regard de son père, aveugle dévot et égoïste. Sa beauté suscite la convoitise d'Osaka, jeune et riche débauché, encouragé par le cupide Kyoto, actif au Yoshiwara, le quartier chaud. À la faveur du passage d'une troupe de théâtre, ils vont captiver avant de capturer Iris. À l'acte II, dans la maison close, Osaka cherche à la séduire, et y parvient presque. Faute d'avoir réussi, les deux larrons vont l'exhiber pour en tirer profit. Le père d'Iris, qui se croit trahi par elle, lui jette une poignée de boue. Le dernier acte, le sommet, nous propose la rédemption de l'héroïne. Les défauts des trois hommes sont fustigés et elle se dissout dans les rayons du soleil, qu'elle n'a cessé d'aimer. Le livret, riche en symboles4 permet à Mascagni de déployer toute sa palette expressive. Il ne recherche pas tant la couleur locale (discrète, dans la scène des marionnettes, et une jeune femme en kimono jouant du luth) que la vérité psychologique de ses personnages. Ceux-ci auraient pu n'être eux-mêmes que des marionnettes. Or, tous sont vrais, ambigus, en dehors de la figure d'Iris, la pure. Osaka est un vil séducteur, mais on croit en sa sincérité lorsqu'il crie son amour au 2e acte. La cupidité gouverne Kyoto, cependant, le « service » qu'il rend à Osaka n'est pas mû par ce seul travers. Le père aveugle d'Iris, pieux, aimant, se double d'un égoïste qui considère que la disparition de son enfant le prive avant tout de son soutien. Les pages symphoniques et chorales, somptueuses, d'une texture extrêmement riche, sont particulièrement spectaculaires5. L'écriture de Mascagni, qui a dépassé le vérisme, anticipe Debussy et Richard Strauss par le caractère impressionniste, diaphane de certaines scènes, et par la luxuriance sensuelle des autres. La construction, très élaborée, les motifs récurrents (le solo de contrebasse, le chant recto-tono d'Iris sur la note mi…) plongent l'auditeur dans un univers singulier. Il n'est pas un passage qui laisse indifférent. Ainsi, « In pure stille », que chante Iris, alors que son père récite ses prières, est une idée de génie : la superposition des voix, musicalement étrangères, malgré les liens affectifs qui les unissent, est l'annonce du drame. La vérité psychologique est traduite à merveille par l'orchestre tout au long de la partition. Un autre exemple nous en est donné lorsque l'aveugle cherche sa fille, s'inquiète et se révolte lorsque les voisins lui indiquent l'argent déposé sur son seuil. La fraîcheur de l'orchestre lorsqu'Iris s'éveille, au second acte, nous en dit aussi long que ce qu'elle chante. Si chacun des actes est admirable, le troisième est certainement le plus beau, le plus achevé, bien que dépourvu à proprement parler d'action. L'orchestre y joue le premier rôle, traduisant d'abord l'incertitude trouble, avec des procédés chambristes, des respirations, des suspensions, une transparence qui vont conduire à l'apothéose finale, après la découverte du corps agonisant d'Iris par le chiffonnier.
Sonya Yoncheva et Domingo Hindoyan. Photographie D. R.
Il fallait Sonya Yoncheva, la flamboyante Bulgare, pour rendre vie à Iris. Sa puissance naturelle, ses couleurs, ses nuances extrêmes, la longueur de sa voix, sa fraîcheur et sa sensualité sont au rendez-vous. Elle est Iris, dès ses premiers mots, chantés dans le grave, recto-tono. Elle le sera dans la description de ses songes, dans sa fascination pour les marionnettes, et , tout autant, dans ses déceptions, dans sa plainte, toujours pudique, vraie, puis dans son assomption solaire. La voix est splendide, dans son émission la plus ténue, fraîche, comme dans l'expression de sa passion et de son désespoir. Si elle a souvent incarné les séductrices et les femmes blessées, nombreuses à l'opéra, il n'en est aucune qui lui ait offert une palette expressive aussi large. Son ingénuité est bouleversante d'émotion lorsqu'elle commente à son père l'histoire de Dhia. Comment décrire la douceur, la tendresse de son duo avec la geisha ? Sa dernière intervention, imprégnée de ferveur, nous bouleverse. La distribution, superlative, est à la hauteur de l'héroïne. Gabriele Viviani campe un Kyoto calculateur, retors d'une vérité évidente : la voix sonore, la projection, les couleurs et l'intelligence du rôle n'appellent que des éloges. Le Osaka de Andrea Carè, jeune, sensible et sensuel, séducteur fortuné n'est pas moins crédible, ainsi lorsque la possession d'Iris se mue en véritable passion. Son air, célèbre, « Apri la tua finestra », est flamboyant, et ses qualités vocales sont manifestes du début à la fin. Nikolay Didenko, le père d'Iris, est une belle basse, sonore, dont la révolte nous touche lorsqu'il retrouve sa fille qu'il croit prostituée. La belle Dhia est chantée par le beau mezzo de Paola Gardina, bien timbré, à la conduite longue. Le chiffonnier, le ténor Marin Yonchev, est exemplaire. Les deux autres solistes sont des ténors du chœur, ce qui honore les deux formations associées ce soir. Comme les années précédentes, le chœur de l'Opéra National de Montpellier et celui de la Radio Lettone unissent leurs forces pour une production qui les sollicite beaucoup et souvent. À sept ou huit voix (chœurs initial et final), comme à trois voix de femmes ou quatre voix d'hommes, leur engagement et la qualité de leur émission forcent l'admiration. La partition — faut-il le souligner davantage ? — est fluide, sa dynamique extrême. Son caractère chambriste comme ses envolées puissantes exigent une formation lyrique de haut vol et une direction particulièrement soignée. L'Orchestre National de Montpellier, diaphane comme puissant et coloré, réactif, nerveux répond pleinement à cette exigence.L'engagement de Domingo Hindoyan, à l'égal de celui de son épouse, est total. La réussite est là. Chacun se sent mobilisé et donne le meilleur de lui-même, soliste, choriste comme musicien d'orchestre. Le public ne s'y trompe pas, qui réserve une longue standing ovation à celles et ceux qui lui ont permis de vivre ce moment exceptionnel de beauté et d'émotion.
Comment dès lors, ne pas rêver qu'un directeur s'empare de l'ouvrage ? La réalisation scénique paraît aisée, par-delà les didascalies de la fin du XIXe .siècle L'abstraction, les lumières, puisque le soleil et la lune rythment l'ouvrage, une fenêtre6, l'univers onirique, l'illusion théâtrale, tout cela appelle une réalisation. Un rôle en or pour Sonya Yoncheva, comme le triomphe de ce soir porteront leurs fruits, soyons-en sûrs : guettons donc la programmation des plus illustres scènes.
Eusebius
28 juillet 2016
1. Encore que l'Opera Holland Park (londonien !) ait eu le courage de recréer cet ouvrage dès 1997, et de le remonter il y a tout juste un mois (avec Anne-Sophie Duprels dans le rôle-titre). Les enregistrements sont rares et souvent anciens. L'immense Magda Oliveiro nous en laisse deux (en 1956, dir. Angelo Questa, puis 1962, dir. Vernizi) . Gavazzeni, avec Petrella, Di Stefano, Boris Christoff et Meletti, à Rome en 1956 ; puis Patané, à Münich, avec Domingo, Pons, Giaiotti, en 1988. En 1996, Gelmetti avec Dessi, Cura, Servile et Ghiaurov. Depuis, rien, sauf oubli.
2. Pas un mot relatif à Mascagni, ni à Iris, dans l'Avant-Scène Opéra (no 56 , octobre 1983) consacré à Madame Butterfly. Pas davantage dans la belle biographie de Puccini par Marcel Marnat. Ignorance certainement, laissons la conspiration du silence aux complotistes. Or, Puccini se tenait informé de toute l'actualité lyrique, italienne en particulier, et ne pouvait ignorer ni le livret, ni la musique d'Iris. Illica, librettiste des deux ouvrages, est responsable de leurs traits communs.
3. Le dernier acte, où le corps meurtri de la jeune fille est découvert par des chiffonniers, crochetant les détritus des égouts, semble prémonitoire de la fin sordide de Lulu. Iris, la pure et Lulu la prostituée ont plus d'un trait en commun. La structure en arche de chacun des ouvrages conduit aussi à les rapprocher.
4. Le soleil, la lune, la beauté, la mort, les figures maléfiques du vampire et de la pieuvre, l'égoïsme…
5. Le chœur final a servi à l'ouverture des J.O. de Rome en 1950.
6. Les voyeurs convoitent Iris par la fenêtre. À travers une autre, Kyoto lui montre le précipice lorsqu'il la menace. C'est aussi par celle-ci mais aussi que l'aveugle lui jette une poignée de boue, Enfin, cette fenêtre permettra à l'héroïne de se délivrer d'eux en choisissant la mort après son chant prémonitoire de l'acte II « Apri la tua finestra ».
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Jeudi 29 Août, 2024