Par Albert Lanonyme ——
Erreur
La réfection des tableaux est un jeu d'enfant. Une source de revenus, une couverture crédible. Il s'agit tout au plus d'éliminer une couche de crasse. Sauf pour quelques œuvres de Véliquette. Très particulier. Sacré nom de Dieu, il a délayé de la poudre de girolles dans ses solvants.
Pour Toutânkhamon, c'est plus pour ma renommée que pour mon savoir. On veut donner de l'éclat à l'opération. Quand même autopsier un mort millénaire ce n'est pas rien. Surtout comme couche de connerie. Enfin, je suis à Lyon, membre d'une équipe qui compte parmi les plus méritants des égyptologues sociologues anatomistes neurologues, quoi d'autre ? Psychologues. Mignonne la neurologue. Pourquoi pas un avocat spécialiste de Thèbes d'avant le crépuscule des Dieux ?
On raconte beaucoup des sornettes sur les momies égyptiennes. Des trucs magiques, des sortilèges. Ça va ça va !!! Faut pas en rajouter. Enlever les bandelettes c'est long. Je m'emmerde. J'en profite pour passer quelques jours dans les Cévennes. Mon nouveau laboratoire est installé. Mes semis prolifèrent, champignonnent comme on dit en français. Rigolo !!! . Le Castenet est maintenant un chaudron à terribles maléfices.
L'opération Toutânkhamon est bizarre. Elle me fait chier. Je ne sais pas quoi y faire. Il y a peut-être à creuser du côté de l'interactivité génominale. On entrevoit la possibilité de jouer avec la génétique humaine comme au Légo avec des un puzzle. Mais avec des morts carbonisés par trois mille ans ? Faut pas se la jouer. L'Amon est aujourd'hui un bout de charbon. D'un autre côté ce n'est pas encore du diamant. Dieu !
En deux jours, dans le calme de mon laboratoire je fais un pari renversant. Vite retour à Lyon ! Chargé de matériel. Je suis très énervé. Je crois que mes oreilles vont en éclater. Les archéologues sont aussi très excités. Le pharaon est bien un bout de charbon. Creux. On l'a scié latéralement. On a trouvé dans son ventre un coffret d'albâtre d'une facture remarquable. Ils disent comme ça : remarquââble. Je n'ai plus que ce mot aux lèvres. Pas normal pour un scientifique de mon calibre. Tout est remarquable et rien de l'est si on ne le remarque pas. La belle affaire. La belle facturation/=E de ce coffret permet peut-être une filiation avec l'artisanat tardif de Gadamair. Les autres répondent à l'archéologue un truc à propos de l'ethnocentrisme. Ils prétendent que ce coffret est typiquement indo-européen. Le face intérieure du couvercle met tout le monde d'accordage. Personne ne peut déchiffrer ce qui est gravé. Gadamair je dois me renseigner. La boîte renferme des pierres spéculaires. La cavité est petite par rapport à la taille globale. Radiographie. On trouve un double fond. Dedans un petit miroir. Dedans le miroir des reflets. Comptine française. Dedans la pyramide il y a un sarcophage. Dedans le sarcophage il y a une momie de bandelettes. Dedans la momie de bandelettes il y a un pharaon de charbon. Dedans le pharaon de charbon il y a une cassette. Dedans la cassette il y a des cailloux. Sous les cailloux il y a un miroir. Et dedans le miroir devinez quoi qui n'ya ? Le psychologue dit que le miroir est l'origine de tout ce qui ne peut être dedans. Comprends pas. Voyons il dit. Dedans le miroir il y a le reflet du monde. Ta comptine tombe à l'eau. Dedans il y a tout ce qui peut être à l'extérieur. Fait chier. Ils ont mesuré arpenté soupesé reniflé. Qu'attendent-ils ?
Enfin je peux opérer. Pendant deux jours je travaille seul enfermé. Rien. C'est nul depuis le début. Le concept est noix. Je ne sais pas non plus ce que j'attends. Je rentre à l'hôtel.
28 avril.La plupart des collègues sont repartis. Je suis de mauvais humeur (mot féminin en fait). Je veux faire comme tout le monde, mais toujours embarqué dans des histoires à la mordre moi le nœud. La patronne de l'hôtel a un nom à la con. Mélisse. Petite. Fausse modeste pimbêche. Au restaurant elle fait le tour du clientèle. Bonjour. Comment ça va ? Engueule quand il faut un serveur. Puis-je vous conseiller ? S'assoit parfois à une table, joue un air d'harmonica. Comment allez-vous ? Elle s'assoit en face de moi. J'attends qu'elle sortir son instrument. J'ai la touche. Ses yeux brillent rivés sur moi. Ils sont verts. Vous avez l'air très fatigué. J'ai un air. Ça fait plaisir. J'ai parfois le sentiment de ressembler à un champignon. Sont des fois aussi fatigués. On dit parfois pas des fois. Attention au français.
Je coince ses jambes entre les deux miennes. Elle sourit. Un serveur approche. Je n'aime pas les larbins. Voyez pas que j'ai pas terminé ? Il ignore. On demande Madame aux cuisines. Excusez-moi. Regard qui en dit long. Dans la cuisine ça gueule. Voix d'homme. Salope. Elle. Tu es statistiquement chiant Fopanar. Bruits de casseroles. Vaisselle brisée. Dans la salle regards et sourires entendus. Me rappelle un film : Les nouveaux monstres. Un négro sort de la cuisine. Supporte pas l'idée qu'il peut toucher à ma bouffe. Les Africains d'accord. Pas les négros. Il y a les concepts. Il y a la réalité. Je le regarde pour me convaincre. Pas un cuisinier lui. Très chic. Il s'assoit à ma table. Une habitude de la maison. J'ai quelques frissons. C'est quand même un négro. Sûr impressionne ma libido. Manivelle en vrille, comme un printemps qui travaillerions derrière la braguette. Bon Dieu de merde... la violence des fruits défendus. Il ne me drague pas. Il est un ami de Fopanar Ailé. Encore un nom. Fopanar est le propriétaire de cet établissement. Nous n'avons pas beaucoup de temps. Il ne doit rien savoir de notre rencontre. Un ami ? Dois-je briffer mes chefs de la C.I.A. ? J'ai une chance inespérée de passer encore une fois à une échelle supérieure. Je viens nettoyer une collection de peintures bidon et je suis à pied d'œuvre. Non je ne dis rien. Je m'endors de bonne humeur, un chèque de cent bâtons dans le poche.
Dans la nuit des bruits suspects me réveillent. Les sens alarmés je tente d'en localiser l'origine. Il n'y a pas de doute. Quelqu'un s'est introduit dans ma chambre. Tout proche. Soudain la sonnerie du téléphone provoque une réaction nerveuse qui me propulse hors du lit. Fébrile je décroche. Au moins je peux demander du secours. C'est justement un employé du centre d'autopsie affolé qui vient m'en demander. C'est épouvantable. La momie braille Monsieur. L'égyptologue on lui a fait écouter les hurlements il comprend pas. Il peut dire que c'est un dialecte dérivé du gadamairien. Pas plus. Faut appeler Van Der Reynet il a dit. Je suis bien le seul être au monde à ne rien connaître de ce Gadamair. Pour moi le monde commence en Hollande avec la naissance de Méziriac Van der Reynet. Je m'y tiens. Un égyptologue de renom ne peut pas trouver quelqu'un parlant gadamairien. Cela m'a l'air d'être pourtant foutrement courant ? Il dit de vous appeler. La chambre s'éclaire. Je suis assis au bord du lit. Le négro qui signer le chèque est devant moi. Des pépins ? On a besoin de quelqu'un pouvant traduire le gadamairien. Fopanar vous règle ça. Je dis à l'employé qu'il fait bien de m'appeler. L'autre prend la suite. Il appelle Fopanar. Après grands palabres il dit qu'il nous faut attendre un peu. Je veux savoir ce qu'il fait dans ma chambre. Dormir répond-il. Il se déshabille. Il a un beau corps musculeux. Je n'ai pas le temps d'en voir grand-chose. Quand le téléphone sonne de nouveau, il décroche sans me lâcher. Vous avez un traducteur me dit-il.
VendrediLes hurlements de la momie sont en effet épouvantables. Aucun membre de l'équipe. Le traducteur est un gamin d'une quinzaine d'années à tout casser. Renfrogné. Il me tend la main puis fait un geste d'impuissance. Je lui dis de gueuler plus fort que l'ancêtre. Il a soif il a faim il a froid. Hurlements. Il ne baise pas depuis des siècles. Il le dit comme ça ? Je traduis comme je peux m'sieur. Hurlements. Il dit que c'est dégueulasse de profiter de la situation pour le faire cracher. Quelle situation ? Hurlements. Son grand âge qui l'empêche de bouger. Il a des rhumatisses. Pour faire cracher quoi ? Hurlements. Il dit qu'il crache rien même si on lui arrache les tripes. Avec ce qui lui reste dans le ventre c'est étonnant. Comme quoi on a des habitudes de langage. Sacré nom de Dieu. Le miroir est posé sur une desserte. Je m'en saisis. Dis-lui que je sais tout. Je lui montre. Hurlements. Il dit qu'il faut cacher le miroir. Personne doit connaître son existence. On peut voir le monde dedans. Il peut mettre le feu à des bateaux. Les mourants peuvent laisser dessus la dernière buée de leur souffle. Tu parles bien tout à coup. C'est un passage du Coran m'sieur. Dis-lui que c'est un con. Ça se dit pas en gadamairois m'sieur. Hurlements. Il veut écouter de la musique pour remourir en paix. Il veut entendre Lamek se lamenter et jouer du ud. Tu n'as qu'à chanter. Ça va pas m'sieur ? Merde, j'peux lui prêter mon baladeur. Il aime peut-être la musique moderne. Je lui demande ce qu'il y a sur la cassette. Il me répond Mozart la Symphonie Jupiter. Je suis étonné. Fais voir. Je colle mon oreille à l'écouteur. Non c'est la symphonie en sol mineur. J'crois pas m'sieur. Faites voir entendre. Il visse l'écouteur à son oreille. Vous vous trompez m'sieur y a pas les deux clarinettes qui font les dessus avec les deux hautbois comme dans celle en sol mineur. Écoutez, c'est la flûte qui fait les dessus. En plus c'est clairement majeur. D'abord c'est la plus connue. C'est la Jupiter. Écoutez. Il me fixe l'écouteur sur l'oreille. Il a raison le petit con. Hurlements. Que dit-il ? Il dit qu'on le gonfle avec nos salades. J'peux lui installer les écouteurs m'sieur ? Sans attendre de réponse il place le casque sur ce qui reste du crâne trépané de la momie. Que dit-il ? Il dit que ça manque de rythme, mais que c'est beau. La momie de Toutânkhamon meurt en laissant au monde un secret sans valeur.
J'ai toujours le miroir dans la main. Je pense au coffret d'albâtre. Peux-tu lire ce qu'il y a dans le couvercle ? Il prend le coffret. Déchiffre péniblement. Il croit que ce sont comme des caractères persans. Ah oui a-t-il encore le temps de dire. Il s'écroule sur le sol. Comme foudroyé. Le coffret se brise en tombant sur le carrelage. Étonnant. Instinctivement je regarde le miroir. La mort belle et souriante la vache me regarde. Ordure de momie pourrie. Je balance le miroir sur le sol. Ses éclats rejoignent les morceaux du coffret et le cadavre de l'adolescent. En quittant la salle d'autopsie, je perçois le grésillement du walkman qui joue toujours dans les oreilles inimaginables de la momie.
AutomneIl faut que je quitte définitivement mon laboratoire parisien. Depuis l'histoire de Toutânkhamon j'ai une nouvelle assistante. Pas de paranoïa. Mais de la saine prudence. Elle ne connaît pas beaucoup sur les champignons. Sait pas même préparer une persillade. Je fais encore quelques musées. Je laisse tomber Florence. Véliquette ça mille fois oui. Le Jap aussi. Mais on n'expose pas ses dessins pornos. Après l'Afrique, les Cévennes. Définitif. Elle a un beau cul. Dommage côté champignons elle est nulle... Avec ma science qui sait ? ? ?
Le carnet de Van Der Reynet, m'avait, dès la première lecture à Florence, placé sous l'emprise d'une nouvelle idée fixe, comme cette fenêtre du Prado voici des années à Madrid. Cela avait même précipité mon départ. Il fallait faire le voyage, donc avant toute chose localiser le Castenet. Tout le monde sait où se trouvent les Cévennes. Grosso modo à quarante-quatre degrés de parallèle Nord, et à quatre degrés Ouest du méridien de Greenwich. Elles forment la barrière sud-ouest de ce soulèvement délimité par le plateau de Millevaches au Nord-Ouest, le Puy-de-Dôme au Nord, les monts du Forez au Nord-Est, la vallée du Rhône sur toute la façade Est, et la Méditerranée au Sud. Si le mont Aigoual ne culmine qu'à mille cinq cent soixante-dix mètres, il ne reste pas moins que les Cévennes, nées des contrariétés et zizanies surgies entre les poussées alpines, pyrénéennes et armoricaines, forment un massif trapu et fort escarpé.
C'est d'ailleurs grâce à cette géographie de tourmente que les camisards tinrent les troupes de Louis xiv un bon moment en échec. Cela en dépit des féroces méthodes du maréchal Montrevel dont la devise était : « Rouer, massacrer, brûler ». Il brûla donc les Cévenols par paquets de deux à trois cents. Les rapports des commissions d'enquête sont terriblement accusateurs. Non pas que la liste des différents supplices soit bien longue. On manque évidemment d'imagination. Ils le sont par le nombre effarant de ceux qui eurent à les subir. Bien sûr, on coupait des membres, on écrasait les doigts à coups de crosses de pistolet, on garrottait le front d'une corde solide que l'on serrait en la tortillant à l'aide d'un taquet jusqu'à ce que les yeux sortent expulsés de leurs orbites. On ajustait une sorte de licol au cou des malheureux, et on les traînait dénudés, attachés à un cheval sur une bonne longueur. Puis on les entaillait de centaines d'appointements de dague et on les laissait hurlants de douleur sur le bord des routes après les avoir bien salés. Il y avait les supplices répétés pour ceux que l'on voulait convertir, où desquels on pensait tirer quelque renseignement. Le premier jour, ils subissaient un interrogatoire poli. On leur demandait ensuite de se déshabiller. On les attachait solidement par les quatre membres, et on enroulait autour de leur sexe un fil d'acier finement filé. Des ribaudes les excitaient. Ceux qui bandaient pissaient le sang. Aux autres, ceux qui ne bandaient pas, les ribaudes leur tranchaient les parties en disant qu'ils avaient là un outil bien inutile dont ils pouvaient donc se passer. Au matin du second jour, on les plongeait inlassablement dans l'eau pour les mener mille fois au bord de la noyade. L'après-midi, on leur cousait le nez d'un fil solide. Ce fil passait par un crochet fixé au-dessus de leur tête et de l'extrémité libre, on leur nouait les poignets. Ils devaient, de cette façon, rester debout, les bras levés. Quand ils les baissaient ou bougeaient trop, ils s'arrachaient le nez. Le troisième jour, on introduisait des charbons ardents par l'ouverture de leurs manches, l'échancrure de leur chemise, ou la ceinture de leur culotte. Il n'y avait pas de quatrième jour. Quatre est un chiffre terrestre, néfaste. Ceux qui n'étaient pas encore morts préféraient se froisser la tête contre les murs de leur geôle.
Eh bien ! Cela n'a pas suffi. Pas plus que les renforts de troupes avec artillerie. C'est Basville le bien nommé qui eut l'idée finale : détruire cinq cents villages du haut pays avant l'hiver. Louis xiv lui demanda d'aller jusqu'à six cents. Presque tout le pays mourut de froid et de faim. En même temps, on offrit au chef des rebelles, qui ne les refusa pas, mille deux cents livres de pension, un brevet de colonel, et le commandement d'un régiment.
Au moins douze mille personnes sont ainsi mortes, pas même pour des prunes. Il y avait de fortes chances pour que le Castenet ait été rayé de la carte par les armées du roi Soleil. Même si ce lieu pouvait encore être habité. Cette idée me fut confirmée lorsque je me rendis à l'Institut National de Géographie à Saint-Mandé. Je n'y trouvai aucun relevé cartographique qui me put être de la moindre utilité. Il restait encore deux pistes qui aboutirent positivement. Tout partait de deux considérations couchées dans le carnet de van der Reynet. La première avait trait à la présence d'importantes châtaigneraies, la seconde concernait le fait que le Castenet était l'épicentre orageux de la planète.
Je consultai donc pour commencer des ouvrages relatifs à l'histoire climatique. Ceux-ci m'apprirent que cet épicentre suivait un tracé sinueux correspondant au cours de la Virdoule, sur un tronçon compris entre Saint-Martial et Arre-l'Abbé. La Virdoule figurait sur les cartes départementales, mais il était très difficile de repérer le tronçon épicentrique. C'est au centre de documentation des Eaux et forêts que j'étudiai le relevé topographique de ce ruisseau, dont on perdait la trace aérienne parce qu'ici où là il s'écoulait souterrainement. Les noms de ses accidents me semblèrent révélateurs. On y trouvait le Trou-au-Diable, la Chute-Tonerre, la Corne-Fumante, le replat du Léclair, le Coude-Foudroie.
Trois dénominations retinrent particulièrement mon attention. Il s'agissait du Puy-aux-Moines, un creusement barré d'un chaos de gros rochers formant une retenue, appelée le Gué-l'Abbé. L'eau franchissait mollement ce barrage naturel pour former en contrebas une flaque paresseuse, selon les relevés, dite le Goure-à-Pénitent.
Le doute n'était pas permis. Des moines avaient vécu à proximité et avaient officié si on peut dire, des baptêmes typologiques. De tous les géodits égrenés sur les fantaisies de ce tronçon de rivière, disant l'orage et la grêle, seuls ces trois noms évoquaient une présence humaine. Le Castenet nichait certainement dans un périmètre n'excédant pas quelques centaines de mètres ces lieux.
La seconde piste était celle de la châtaigne. Il faut toujours chercher la châtaigne. Cette piste confirma qu'Uways n'était pas si déraisonnable qu'Andrée le pensait. Je trouvai dans une tout aussi sérieuse qu'imposante étude encyclopédique sur la question, écrite par Johann Samuel Ersch et Johann Gottfried Gruber, ouvrage aujourd'hui conservé à la bibliothèque universitaire de Göttingen, une relation extrêmement bien documentée. Ce sont des émissaires de Gadamair qui à l'occasion d'une rencontre d'érudits, offrirent des boutures de châtaigniers à l'université de Montpellier. Personne ne prit ce présent en considération. On attendait ici des livres, des objets rares, des médecines comme l'est le hakhiq, certainement pas des arbres. Donc, personne ne fit attention aux pousses de châtaigniers. Personne, sinon un moinillon de Gange, venu pour renforcer les services hôteliers, qui s'en empara. D'un esprit attardé de moinillon illettré, mélangeant ce qu'il savait des Écritures et ce qu'il avait entendu de la bouche des savants, imaginait que les Arabes rapportaient une partie du butin accumulé lors de la mise à sac du Paradis. De retour à Gange, il planta en secret, dans le pré de son petit cloître, ce qu'il pensait être les arbres du Paradis.
Les châtaigniers se développèrent rapidement. Le secret du moinillon devint aussi visible qu'une verrue sur le bout d'un nez. Le supérieur ordonna une enquête qui fut tout aussi rondement menée que le procès. La double sentence fut prononcée avec la solennité qui se devait être. Le petit moine maintenant dans la force de l'âge fut condamné à l'exil, dans un ermitage du haut pays, les arbres à être abattus.
Les minutes du procès (manuscrit HZX 356 fol. 225-693, Bibliothèque monacale de Rouzoi-les-Arboutes) précisent qu'au seuil de la journée au cours de laquelle les sentences furent exécutées, une grand-messe en apparat fut dite. Dès après la messe, on conduisit en une procession embanniérée le moinillon jusqu'à l'huis du cloître dont on ouvrit grand les deux ventaux. Le supérieur botta formidablement les fesses du condamné pour le propulser au-dehors, puis on referma les portes. La procession se porta au pré. Les arbres furent bénis et les paysans reçurent l'ordre d'en faire du bois de chauffage. On leur céda les feuilles pour qu'ils s'en confectionnent des litières ou des coussins de fesses.
Le moinillon fut donc conduit au Castenet. Voilà l'affaire. Les auteurs de cette monumentale histoire de la châtaigne ayant compilé les moindres détails, il ne me restait qu'à suivre le chemin indiqué, qui recoupait le topographe que j'avais consulté aux Eaux et forêts. Le moinelet et ses gardiens marchèrent jusqu'à la Porte-aux-Vents, aujourd'hui Saint-Martial, où ils passèrent la nuit au prieuré. Le lendemain, après avoir chanté l'invitatorium, prié aux matines, lampé une soupe à la cuisine, ils descendirent vers la Virdoule dont ils suivirent le cours en direction de l'Arre-l'Abbé. Ils se signèrent à la Corne-Fumante, heureux ne n'avoir pas été pris dans un orage. Puis, à partir du Coude-Foudroie, ils remontèrent lentement vers l'ermitage. Ils y furent accueillis par un vieux moine décati. Ses deux confrères étaient quelque part dans les pâtures, occupés au soin des moutons. Les gardiens ne s'attardèrent pas. Ils se mirent, pressés, en chemin du retour.
Ils étaient maintenant quatre frères à l'ermitage. Quatre gredins, pas des imbéciles. Frère Guy, l'Italien, était maître de chapelle. On dirait aujourd'hui « directeur musical ». Il avait inventé un système pour faciliter le chant à livre ouvert, c'est-à-dire, pouvoir chanter en lisant directement la musique. Ce qui était fortiche en cette époque où les chantres, formés dans la tradition orale de maître à élève, étaient eux-mêmes des livres ouverts et mémoire. Fallait vraiment être torturé des relations nerveuses pour vouloir les remplacer par des gribouillis sur des parchemins.
Pourtant, la légende aidant, le succès poussa Guy à publier un livre afin que toute la chrétienté chantante en profitât, et que la silencieuse se mît à chanter. Le pape se le fit lire au cours de ses bains de pieds, il encouragea chaudement, en se séchant et avec l'accord de Dieu, à ce qu'il fut recopié. Mais Guy fut chassé de son couvent d'Arezzo pour avoir tenté de modifier quelque passage du livre sacré. Selon de mauvaises plumes, pour avoir tripoté de ses jeunes élèves. En réalité, les documents ne laissent place à aucun doute (manuscrit lat. 1987-AC et suivants, Biblioteca Apostolica Vaticana), le supérieur de l'abbaye d'Arezzo entendait bien mettre la main sur les droits d'auteur, prétextant que les copies sortaient du scriptorium de son abbaye.
Frère Uldaric, amateur du cruchon à pochtron et de livres licencieux s'était fait surprendre alors qu'il lisait le Traité du rire d'Aristote. Ce qui provoqua la mise au secret du livre à la bibliothèque de l'abbaye de Saint-Gall, où il brûla lors du grand incendie de 1257. On cherche et discute encore pour savoir si l'ouvrage ne serait pas dans le tas de centres que des chercheurs ont mis à jour dernièrement. Dès lors se poserait, le cas échéant, la question de sa réfection. On est toutefois très éloignés des préoccupations de frère Uldaric, relégué au Castenet.
Quant à Jean le Perclus, celui qui avait souhaité la bienvenue au moinillon, il souffrait de mille douleurs. Moine gangeois, il s'était retiré de son plein gré à l'ermitage. Il aurait aimé que l'on donnât son nom à ce lieu, ou à un tout autre lieu, et s'efforçait d'atteindre ce but en respectant, de son point de vue, une règle de vie sévère, voire ascétique, qui devait le mener sans aucun doute à félicité et sainteté. Les événements furent pour lui bien plus heureux que ses vœux.
Dès que les gardiens, pressés de quitter ce lieu des colères de Dieu furent hors de vue, frère Guy et frère Uldaric surgirent joyeux, un cruchon de vin frais à chaque main, des guirlandes de saucisses coincées sous les bras. Frère Guy fit remarquer à frère Jean le Perclus, que pour un futur saint, il s'entendait plutôt fort bien en mençognes. Jean le Perclus haussa les épaules et leva les yeux au ciel, ce qu'il évitait de faire en général.
À la demande de ses nouveaux compagnons, le moinillon se présenta. Il était satisfait du lieu. L'ermitage était construit sur un des dévalements abrupts de la vallée de la Virdoule. Une plate-forme était maçonnée de façon à former une terrasse. Celle-ci supportait quatre solides constructions dont les usages étaient évidents. Il s'agissait d'un corps d'habitation, de remises et d'une bergerie. Les dessous de la terrasse abritaient plusieurs caves.
Martial suivit ses coreligionnaires. Ils gagnèrent la terrasse par un étroit escalier, puis entrèrent dans le corps de logis. Il s'agissait d'une seule et assez vaste pièce, dans laquelle je me trouve aujourd'hui. Autour et devant l'imposante cheminée s'organisaient la cuisine et le réfectoire. À la droite de la cheminée (depuis l'entrée), des couchettes en bois aménagés le long des murs étaient séparés par des rideaux en guise de bats-flancs. L'autre bout de la pièce servait au besoin de chapelle, de salle commune, d'oratoire, de scriptorium.
Ils s'attablèrent face à la cheminée. Le vin aidant, Martial finit par raconter son histoire. Au moment précis où il sortit une bouture de châtaignier pour donner véracité à son propos, l'orage éclata. C'était un signe. Martial qui en avait été étonné, comprit l'utilité de la robustesse des constructions, qui lui semblait un peu exagérée. Les autres, habitués à ces bouts de déluge et de fulminations infernales, pensaient aux arbres du Paradis, qu'on appelait à Montpellier castanea.
Grâce aux châtaigniers, les quatre compères devinrent immensément riches. Frère Guy eut la première bonne idée. Il fit sécher une pulpe entière de châtaigne, l'épicota, la durcit au feu, ajusta les deux hémisphères par un fil de laine. Il en tira des sons rythmés et résonnants que sa science musicale lui permit de maîtriser rapidement. Il nomma ce nouvel instrument, après quelques perfectionnements, les castagnettes. S'il y eut dans tout le pays un immense engouement pour cette nouveauté, ce n'était rien comparé à l'Espagne. Ce fut un immense succès commercial.
Jean le Perclus découvrit quant à lui, le caractère nutritif du fruit, et comme il le trouvait farineux au goût, refaisant l'histoire, il se demanda s'il n'était pas possible d'en moudre quelque farine. Avec une petite partie du pécule cumulé grâce à la vente des castagnettes de frère Guy, ils firent venir d'Alès l'ingénieur Mylée qui n'avait pas son pareil pour construire les machines à moudre. Il édifia un moulin sur la Virdoule, à la hauteur du Gué-l'Abbé. Ils engrangèrent la fortune. Accessoirement, sans le savoir, ils offrirent l'opulence à toute la région qui fut longtemps la mieux nourrie du royaume, sinon la moins affamée.
Guy retourna en Italie, où il finança de nombreuses éditions de son traité de chant. Jean s'installa au bord de la Méditerranée, cela était fort bon pour ses rhumatismes. Uldaric éleva le monastère de La Chaise-Dieu, où aucun livre n'était interdit. On chargea Martial qui avait appris à lire, à écrire et à compter, de gérer la fortune. Il n'avait pas plus que ses amis l'envie de s'éterniser dans la zone des orages. Il se fit bâtir une magnifique demeure au bourg de la Porte-aux-Vents, aujourd'hui Saint-Martial. Quant à l'ermitage, il s'appelait maintenant le Castenet.
Ce récit était fort bien documenté, agrémenté de nombreux renvois en bas de page, servi par une abondante bibliographie, étayé par un important appareil de références et de sources attestées. Pourtant certains de ses aspects ne me satisfaisaient pas. Par exemple, ou bien ces moines étaient d'une longévité hors du commun, ou bien les châtaigniers poussaient à une allure surprenante, certainement étaient-ils déjà plantés. Mais laissons de côté ces détails secondaires. D'ailleurs, la lecture d'une histoire de la musique très estimée dans les milieux musicologiques, me confirma sinon l'histoire des castagnettes, du moins la biographie de Guy. J'avais parfaitement localisé le Castenet, dans les méandres plaisants d'une de ces histoires qui nous en apprend toujours plus sur nous-mêmes que nous le soupçonnons. Naturellement, une visite aux services cadastraux faisait-elle partie d'une démarche plus rationnelle. Mais je me délecte de ces histoires dans l'histoire. J'aime ces miroirs que nous nous inventons autant qu'ils nous sont inventés. J'adore juger de choses tellement mortes qu'elles ne peuvent rien nous rétorquer. Mais peut-être ne devrais-je pas aborder cette question aussi brutalement. Il y a parfois des morts dont on regrette qu'ils le soient. Curieusement je ne crois pas à l'histoire, à sa morale, à ses révélations, à sa logique, à sa hiérarchie. Je ne comprends pas vraiment ce que l'on entend par baroque, classicisme ou modernité, par sens de l'histoire. Une œuvre d'art est toujours, une fois reconnue telle, complète et achevée. Elle n'a alors ni passé ni devenir. Lorsque j'admire une œuvre de Véliquette, il me semble farfelu de penser à ce qu'elle fut avant et devenue après. On ne peut pas penser à une chose en la croyant être une autre chose, pas plus que l'on ne peut lire entre les lignes. Donc, je ne crois pas aux luminosités de la mémoire. Celui qui construit le présent n'a ni boussole ni compas temporel. Il règle les siens problèmes ou traite ses envies au rythme de la plus précise des horloges, celle qui indique les urgences présentes. Un point c'est tout. Les vrais révolutionnaires, ceux qui se disent les défaiseux du temps, n'ont pas de respect pour le passé. Ils n'ont pas de mémoire. Ils cassent, ils vandalisent, ils déposent, fraient une piste en direction du futur. L'amateur d'art peut parfois le regretter. Mais ne passe-t-il pas son temps à juger, à condamner souvent aux pires peines les œuvres d'art ? On sait bien qu'on passe d'amour à haine et de haine à mort par un portillon bien étroit.
Faire de l'histoire est-ce autre chose que raconter une histoire ? Fort est celui qui peut faire la différence entre histoire et histoire. Fontenelle le premier a compris cette aporie. Il le montre par les titres de ses deux ouvrages testamentaires qui sont respectivement « De l'histoire » et « De l'origine des fables ». Après Fontenelle, il y a moi. Depuis longtemps déjà, je ne ressens que les ondes courtes de l'histoire qui m'effluve, sans évoquer celle des autres avant et de ceux qui viendront après. Je suis parfaitement insensible aux détails périphériques, sans être pour autant totalement convaincu par les théories iniphériques. Je me souviens, à ce propos, avoir été invité dans une ville de la banlieue parisienne pour un colloque dont le thème portait sur la peinture ouvrière. J'eus le bonheur de n'y avoir dit mot. J'avais préparé un court exposé sur Véliquette dont le parcours et l'ascension me paraissaient exemplaires quant au passage de l'état de peintre d'atelier collectif à celui de maître indépendant. Évidemment, par le terme ouvrier on ne voulait pas dire ici le geste ouvrier de créer, mais bien plutôt évoquer une entité qui aurait été de l'ordre d'une quelconque classe dominante peignante. Mais c'en est assez, là n'est pas mon sujet.
J'étais donc invité à ce colloque. Le maire de la cité accueillit les participants. Il était flanqué de son adjoint à la culture, du directeur de la galerie municipale et du directeur des services culturels, un petit bonhomme fat, qui pour montrer son savoir, dut égrener six ou sept balourdises en trois mots. Le maire, doté de ce port de voix bizarre si particulier aux notables, prit alors la parole. « Vous savez, notre ville possède une église érigée par Pierre de Montreuil en 1284 ». Il semblait être fier, comme s'il en était à la fois le concepteur et le bâtisseur. Comme je n'avais rien à dire, il me fut loisible, au cours des tables rondes, de ruminer cette information. Qu'avait donc voulu dire le maire. De quoi avait-il parlé au juste ?
1284, fin du 13e siècle. Je remarquai à l'occasion que je comptais toujours sur mes doigts. Siècle des encyclopédistes et des universités, de la création des librairies profanes, des compilations bénédictines, des défrichages et industries cisterciens. J'avais entendu parler de ce Pierre, natif de Montreuil-sur-Mer. Je savais de cette ville la vénération que ses habitants portaient à l'un de leurs anciens maires, Valjean, devenu un personnage quasi légendaire, surtout après la biographie publiée par Victor Hugo. Je savais aussi que Pierre était architecte. Qu'il avait construit la basilique de Saint-Denis, l'église Saint-Germain-des-Prés et la Sainte-Chapelle. Mais je ne sais pas à quoi peuvent ressembler des plans à cette époque ni comment on pouvait mesurer sans système métrique.
La Sainte Chapelle... plus que Pierre, évoque Marie Antoinette. C'est ici, dans les confessionnaux, qu'elle posa les fesses et ses derniers propos, avant qu'on ne lui décollât l'âme et toute la tête avec. Mais c'est aussi le lieu de rendez-vous de mes premiers amours.
Un jour, il était une fois, je visitai la Sainte-Chapelle avec Mélisse. Pendant la visite je me disais que c'était dans la poche. Mais je ne me décidais pas. Je comptais lentement dans ma tête, peut-être adagio molto, à soixante chiffres à la minute, ayant fixé le nombre deux-cent comme le seuil fatidique après lequel je j'oserais avoir un geste sans équivoque, un signal clair, un mot provisoirement définitif. Mais à cent quarante-sept, Mélisse se tourna vers moi. Elle me dit que je la faisais chier, que le guide la faisait chier, qu'on se faisait tous chier. Elle se colla à moi. C'est ainsi, qu'au beau milieu de ce lieu sacré alourdi de dorures en quantité, veillé par de saintes sculptures, témoins des tourments de la reine au point de la mort, que tout a commencé entre Mélisse, ses premiers mots d'amour et moi. Ce ne pouvait que mal finir. Évidemment, quelques années plus tard, alors que notre couple s'essoufflait visiblement (nous fumions tous deux beaucoup), nous sommes comme par hasard entrés dans la Sainte-Chapelle. Nous avons trompé la vigilance du vigile, et avons fait l'amour dans un confessionnal — celui de la reine ? — avec l'espoir que cela réactiverait des sentiments qui étaient déjà définitivement usés.
Est-ce de ces choses que le maire de cette ville de banlieue parisienne voulait parler ? Qu'entendait-il donc par 1284 et Pierre de Montreuil ? Croyait-il qu'on décrit l'architecture d'un bâtiment religieux par une date et un nom d'architecte ? De toute façon, il y avait comme un hiatus dans cette histoire d'église. Pierre de Montreuil, docteur honoré de son époque, reposait à Saint-Germain-des-Prés de Paris. Sur sa tombe on peut encore lire de 1277. Ce serait donc un fantôme qui aurait construit l'église dont le maire, aux manières onctueuses, ne masquant pas son addiction au moi-moi-c'est-moi était si fier.
Bien entendu, il n'avait pas l'intention de parler de mes amours précoces, ni de Marie Antoinette, ni de la Sainte-Chapelle, ni de tout ce que m'évoquait sa propre évocation. Mais voilà bien une de ces confusions typiques qui se nouent quand on veut expliquer un événement présent par des références historiques. Ceci nous amène à parler en codes singuliers. Or un code ne peut être singulier. Je décryptais « Notre ville possède une église bâtie par Pierre de Montreuil datée de 1284 » par « Notre ville possède une très belle église du Moyen Âge. » À l'occasion d'une pause, je décidai de vérifier cette hypothèse. En fait, il s'agissait d'une construction bancale, du plus pur gothique napoléon III style Gris le Cardinal. Une pauvre petite construction sans âme, qui cachait son hypothétique Moyen-Âge sous des replâtrages douteux. Une fois encore, je pensai que l'histoire était le plus mauvais langage que l'on pouvait employer.
L'incessante répétition de ce genre d'anecdote m'a peu à peu conforté dans cette attitude bizarre qui consiste à ignorer l'histoire et la mémoire. Je me moque des dates, des noms historiques et de tout ce qui m'éloigne d'un présent que je veux embrasser dans son être le plus pur, donc le plus entier, le plus ici et le plus maintenant. Je repousse l'histoire qui n'est qu'une suite de digressions qui a pour conséquence de nous faire tourner autour de nous-mêmes sans nous donner les moyens de pouvoir nous atteindre un jour.
Je n'ignore pas que cette discipline, car c'est une véritable discipline, n'est pas sans contradictions. Je suis moi-même histoire. Quand je traverse une rue en regardant à gauche puis à droite pour m'assurer que la voie est libérée du danger automobile, je sais que ce réflexe est une part de ma mémoire. Je sais que les mots que j'emploie ont été inventés il y a bien longtemps. Quand je lis, je n'oublie pas à fur et à mesure les mots qui finissent par former une chaîne sensée. Mais je les oublie tout de même en une certaine façon qui me permet justement d'accéder au sens. Je crois que la mémoire est ce qui est en attente de sens. Je peux réciter une leçon sans y comprendre grand-chose, comme je le faisais à l'université en biologie. Mais je peux comprendre des phénomènes sans connaître le moindre mot d'une quelconque leçon. Car le présent est toujours une nouveauté qu'on raconte avec des mots toujours anciens.
Bien sûr, notre commerce avec le monde n'est pas que de mots et que de sens. Il est aussi gravé par des sentiments. La mémoire que nous avons des sentiments est la chose la plus capricieuse qui peut être. Elle ne se dit pas, elle n'a pas un sens qui pourrait se dire en des mots. Nous en sommes la plupart du temps, tour à tour, les bénéficiaires et les victimes. C'est à la fois nous et une manifestation étrangère qui nous bouscule. Elle est à la fois historique et anhistorique. Elle n'est pas surgie de rien, pourtant elle est rien. La plupart du temps nous la nommons, et ce faisant, nous lui donnons le sens des mots. C'est la plus mauvaise des choses à faire. Nous lui donnons ainsi un être fantasque qui nous éloigne de la vivre. Les mots sont alors la diablerie des sentiments.
C'est précisément pourquoi je reculais mon départ en empruntant toutes les voies détournées que mes recherches pouvaient offrir.
Le voyage, le grand voyage, celui que j'allais entreprendre, était pour moi lié à un sentiment profondément enraciné dans les présences de Che, d'Angela et de Djena. Nous avions eu avec Angela, le projet de réaliser un raid en Afrique qui nous aurait plongés dans la chaleur matricielle du monde. Nous aimions en parler, et penser que plus nous nous éloignerions géographiquement, plus nous nous rapprocherions de nous-mêmes ; que plus nous nous perdrions dans les étendues terrestres, plus nous nous retrouverions dans les liens étroits qui nous unissaient. Nous nous imaginions, avec plaisir, serrés dans l'habitacle, égarés dans des paysages sans horizon. Nous avions acheté et équipé un véhicule tout terrain. J'étais troublé à l'idée d'entreprendre seul un tel voyage. Il me semblait qu'en empoignat le volant de notre Landrover je me livrerais en quelque sorte à un sacrilège. Pourtant je le fis, parce que la mémoire, comme je l'ai écrit, est mauvaise conseillère.
Un matin, très tôt, je sortis pour la première fois depuis longtemps le camion du garage, je pris la direction de la présence du monde.
Je n'avais parcouru qu'une centaine de kilomètres. J'arrivai à Milly. On apercevait encore les épaisses vapeurs qui s'élevaient paresseusement des hautes cheminées surplombant les filatures de coton de Montargis. On puisait alors l'eau dans les canaux du Loing, de Briard et d'Orléans. Sur ces mêmes canaux, les péniches acheminaient le charbon nécessaire aux chaudières.
Je roulai en direction du sud, en direction de Nogent-sur-Vernisson, en suivant le Puiseaux. Les péniches remontaient vers le Nord, chargées d'anthracite extrait des veines d'Alès. Tout cela évoquait ce temps déjà lointain, quand nous n'achetions à la maison, que du coton de Montargis. Pour sa qualité. Il était un peu plus cher que ses concurrents, mais combien plus durable. Notre linge de corps, nos mouchoirs, nos draps étaient marqués de la tête de chien légendaire adopté comme sigle par les filatures. Ce chien avait une histoire. Il avait vengé Aubry de Montdidier assassiné sur l'ordre du roi Charles V. Un conseil de notables en avait fait l'emblème de la ville, accompagné de la devise en rouge sur fond bleu : « Fidélité ». Le coton de Montargis était fidèle, on ne pouvait pas prétendre le contraire.
Enfant, ce petit chien m'avait fait rêver. Combien de fois lui avais-je demandé de me venger, moi aussi. D'aller mordre les fesses de mon père, d'égorger la fille des voisins, de montrer les dents à mon instituteur ?
La chaleur devint insupportable. Je garai la Landrover dans un refuge ombragé afin de me reposer. Assis sur un banc de planches, à quelques mètres de mon véhicule je sirotai un café. J'avais eu la bonne idée de remplir un thermos de café glacé. Je rêvassais par bouffées intermittentes, je pensai à l'enseignement du professeur Coumier, l'apôtre du savoir ne rien faire. Son énergie à nous faire partager ses thèses semblait être une flagrante contradiction. Vaincre les énormes difficultés qui s'opposent à ne rien faire me paraissait un surcroît de faire. Étais-je occupé à ne rien faire ?
Le ronronnement d'un moteur se rapprochait. Il me parut désagréable d'avoir à ne plus être seul. C'était une petite voiture, une Dauphine peinte en rose bonbon. Le sentiment qu'elle m'était familière m'effleura. Elle roula devant moi. Dépassa mon quatre-quatre en laissant une odeur âcre sur son passage. Elle s'immobilisa à quelque distance. Une jeune femme en émergea. Elle se dirigea vers un banc, en épousseta méticuleusement l'extrémité, s'y installa. De loin elle ressemblait à Mélisse. Elle au moins, ne faisait rien, si ce n'est se laisser regarder. La tête me tournait légèrement. Certainement à cause de la chaleur. Autour de la jeune femme l'air ondoyait. Je distinguais nettement des formes se constituer dans une espèce de flottement provoqués tantôt par des mouvements tantôt iridescents, tantôt contractés. Des sons s'assemblaient qui me parvenaient en ce brouhaha qui signale des élèves relâchant leur attention. Puis une odeur de craie et de cartables, d'encre, de livres et de cahiers, de renfermé scolaire exhalèrent leur mordacité épicée.
La jeune femme avait les cheveux longs. Plutôt blonds, ils tombaient bas dans le dos. Elle était recroquevillée, boudeuse, devant sa petite table vernie. Je me levai dans le but d'occuper la place vacante à son côté. Il me fallait presser le pas, j'étais en retard. Mais une puissance terrible me retenait. « Avance une jambe ! », mais l'autre, douloureusement lourde refusait de suivre. C'était incompréhensible. Une voix ténue exhortait ma volonté brisée. « Pense ! Mais pense ! Fais quelque chose ! Ne t'enferme pas dans tes souvenirs ! ». Et je criais « pense ! Fais quelque chose ! »
Je dépassai Cosnes. Puis Pouilly. La traversée de La Charité fut pénible. Le trop grand nombre de pèlerins rendait la circulation difficile. Ils venaient se recueillir sur les restes d'un célèbre prieuré clunisien, détruit pendant les guerres de religion. Enfin, Nevers fut en vue. Je passai sous l'arcade de la porte du Croux, endommagée elle aussi par les guerres de religions. C'est dans cette tour, dit-on, que la princesse Mahaut recevait ses amants, pendant que son mari, Guy de Forez, accablait les populations d'impôts exorbitants.
Je pris la direction de Saint-Pierre du Moutier. La route était maintenant bordée des deux côtés de platanes. C'était aujourd'hui assez rare. Mais j'appréciai avec un certain plaisir ce paysage qu'on ne voyait plus que dans les vieux films en noir et blanc. Même les plaques de signalisation n'avaient pas été remplacées. Aux croisements, des bornes cubiques émaillées indiquaient les directions. La nationale était déserte et mal entretenue. Les routes secondaires transversales étaient le plus souvent des chemins empierrés. Un rapide calcul m'indiqua que je roulais depuis environ deux cent cinquante kilomètres. Dans la luminosité floue un véhicule apparut au loin. Je ralentis. La configuration lointaine me fit penser à un camion.
À moindre distance, je me rendis compte qu'il s'agissait plutôt d'un convoi. Et de plus près, je pus juger de sa nature militaire. Il progressait très lentement, mais par prudence, j'arrêtai la voiture, en mordant sur le bas-côté. Je compris bientôt que sa lenteur était due à ce qu'une partie de la troupe marchait aux flancs des véhicules. Quelle ne fut pas ma surprise quand je discernai que ce convoi était formé de prisonniers accompagnés par une poignée de militaires. L'aspect des prisonniers était ahurissant. Décharnés, hâves, maladifs, squelettiques. L'uniforme rayé dans lequel ils flottaient semblait être d'un poids considérable. Ils marchaient avec peine, s'entraidant. Les militaires aussi les aidaient. Des étrangers. Ils préféraient sans doute marcher plutôt que décharger les cadavres et les agonisants entassés sur le plateau des camions. Ils ne me voyaient pas. Certains, comme des fantômes passaient à travers mon quatre-quatre. L'un deux, pliant sous la charge d'un violon qu'il portait en bandoulière s'approcha. Il s'appuya contre ma portière, se baissa avec peine, passant la tête par l'ouverture de la fenêtre me regarda droit dans les yeux :
— Tu ne me reconnais pas ? Tu ne reconnais pas ton grand-père ?
« Pense ! Mais pense ! Fais quelque chose ! Ne t'enferme pas dans tes souvenirs ! ». Et je criais « pense ! Fais quelque chose ! »
Je démarrai en trombe et comme ils l'avaient fait eux-mêmes, je roulai au travers d'eux comme un spectre. Assurément, je perdais la tête. En moi, les frontières séparant la réalité de l'imagination se désagrégeaient. Mais à Saint-Pierre, je fis subitement demi-tour. Il fallait que je recommence l'expérience. Que je la fasse différemment. J'avais peut-être oublié quelque chose. Je devais parler avec lui. Le prendre à mon bord. L'embarquer dans ma vie. Lui dire que je l'aimais, que j'aurais voulu être musicien, simplement pour lui ressembler, mais que la vie, que la vie, etc. La route était déserte. Je pensais que la traversée Nevers, capitale de la fabrication des cordes de violon, avait été propice à de fâcheuses associations d'idées.
J'étais, après trois cents kilomètres, sur la promenade extérieure de Moulins. Ville enroulée autour du château des Bourbons, célèbre pour son attachement aveugle au pouvoir royal, au point qu'elle fut choisie par Michel de l'Hospital, pour réunir une assemblée de triste mémoire qui décida le renforcement du pouvoir royal. Il n'en reste pas moins que je lui trouvais un certain attrait, grâce à un peintre merveilleux dont on sait seulement qu'il fut de Moulins. C'est en Écosse, au musée de Glasgow que je découvris l'art de ce maître anonyme, par un tableau intitulé « Une donatrice présentée par sainte Madeleine ». Il me reste toujours la vision très précise d'une main ouverte au centre géométrique du tableau, et d'une autre tenant un pot à tabac ; de regards fixant tristement quelque chose ou quelqu'un à l'extérieur, sur la droite. De retour en France, j'avais aussitôt séjourné une semaine à Moulins.
Après Vichy, je jour déclinant, je décidai de m'arrêter pour la nuit, dans un petit village bâti sur les rives du Sichon. Je me garai sur la place pavée à l'ancienne. Des poules picoraient ici et là. Un char débordant de sainfoin, tiré par un vieux cheval fourbu traversa la place dans un fracas infernal. Puis, le silence revenu laissa place à la sonorité du choc rythmé des marteaux sur l'enclume. Je me dirigeai vers l'épicerie. Elle faisait aussi office de bar et de tabac. La salle était pleine de paysans jouant bruyamment à la belote devant des chopines. Au comptoir, un enfant payait ses commissions avec une monnaie depuis longtemps disparue. Je n'insistai pas et je sortis. Je repris la route, m'engageai dans un chemin de traverse. Je grignotai quelques biscuits, et m'installai pour la nuit.
Je devais trouver un moyen pour échapper aux souvenirs. Mais encore fallait-il que je puisse discerner les différents types de souvenirs qui m'emprisonnaient. Étaient-ils vécus, livresques, fantasques ? Ils étaient certainement pour une grande part ineffables.
Prisonnier de la mémoire ? Le moins qu'on puisse dire est que je n'étais pas maître de ma mémoire. Ainsi, par une opération de transversation symétrique habituelle aux agitations de la méningère inférieure, ma pensée s'égarait dans l'envers d'un sentiment que je nommais, par transitivité : prison. Je ne me sentais pas libre et je disais que j'étais prisonnier. Il y a évidemment un glissement de sens. Quand on est prisonnier, on cherche à se libérer d'un lieu, d'une chose, d'habitudes. Quand on ne se sent pas libre, il faut d'abord établir de quoi il s'agit. Puis on cherche la liberté qui n'aboutit pas nécessairement à une libération.
Ayant posé le problème dans son endroit, je considérai la situation sous un angle quelque peu différent. Ainsi ce n'étaient peut-être pas les murs de la mémoire qu'il me fallait franchir, percer ou escalader, mais une porte certainement grande ouverte que je devais isoler et défoncer. Dans ce cas, la mémoire ne me tenait pas prisonnier, elle m'aveuglait. Là encore, le jeu des endroits en des envers tricotait son petit théâtre en point de riz. Qui dit aveugler dit aussi par trop de quelque chose. Trop de lumière, trop d'amour, trop de colère. En conséquence du trop il y a le moins, le manque de discernement. On suppose ainsi que le discernement est une disposition naturelle, alors qu'il se pourrait finalement que l'aveuglement fût l'inclination de ceux qui n'ont simplement pas appris à voir. Car lorsqu'on dit celui-ci aveuglé par l'éclat du soleil, déraisonnable par amour, ou emporté de colère, pense-t-on que regarder le soleil à l'œil nu, tomber amoureux ou se mettre en colère sont en soi des marques de défaillance de la perception ? Ce que nous prenons pour les causes de l'aveuglement n'en sont, tout compte fait, que les attributs.
Ainsi en quelques minutes je fus amené à repenser la question de la mémoire sans pour autant remettre fondamentalement en cause mon point de vue. Étant donné, d'une part, que nous sommes par nature des êtres historiques et de mémoire, et que, d'autre part, nous avons la nécessité d'appréhender le présent au plus proche de son être, pouvait-il se trouver un moyen de concilier ce que l'on sait des choses et ce qu'on peut en apprendre ? Et bien cela était possible, j'ébauchai les premiers balbutiements de la théorie des trous noirs. J'avais bien repéré l'encombrement nuisible de l'histoire et de la mémoire. Mais mon erreur était de les ignorer. Or la foi ne sauve pas. Ce n'est pas parce qu'on ignore les puces qui infectent notre literie qu'on les empêche de nous dévorer la peau.
Toute question doit être traitée dans sa spécificité. Or, au nom de l'immédiat, j'avais rejeté mémoire et histoire sans n'avoir jamais pensé que si elles embarrassaient tellement la vie, c'est parce qu'elles étaient justement les objets qui lui étaient le plus immédiats. Leur traitement spécifique était l'oubli. Qui dit oubli, dit mémoire, car je supposais déjà à juste titre que mieux on se souvenait mieux on oubliait. Je formulai le premier axiome de la théorie des trous noirs, à savoir que la qualité de l'oubli prend son origine dans celle de la mémoire.
Lorsque nous faisons l'effort de nous remémorer quelque chose, nous envoyons dans des zones précises de notre cortex une énergie capable d'extraire, de décompresser en quelque sorte, les images ou les mots désirés. Si nous devons faire un effort, c'est parce que la mémoire exerce une force attractive sur nos souvenirs. Ce sont les souvenirs qui fournissent à la mémoire sa vigueur et son dynamisme. C'est-à dire que plus la mémoire est dense, plus elle regorge de souvenirs, plus il est difficile d'en extraire des parties, attirées par une force de plus en plus vigoureuse.
Je pensais qu'il serait peut-être possible d'imaginer une mémoire si dense, qu'aucune force au monde ne pourrait plus rien en tirer. Cette mémoire aspirerait alors sans leur laisser une possibilité de resurgir tous les souvenirs. C'est pourquoi je proposais l'expression de trou noir, ou d'oubli absolu. Je décidai d'expérimenter sur le champ.
C'était une évidence. Je n'étais pas atteint de folie, mon inconscient ne revendiquait aucun traitement conscient particulier. Seule ma mémoire était trop mollasse. Comment en serais-je étonné, alors que je lui avais accordé si peu d'attention. Ainsi, les bribes de souvenirs s'en échappaient-ils sans qu'aucun contrôle ne pût réfréner leurs prétentions. Ma mémoire n'avait aucune force d'attraction, mes souvenirs avaient trop de liberté, mon oubli ne jouait qu'un rôle superficiel. La question était de savoir comment remédier à cet état de lâcheté, comment donner rapidement à mon histoire la configuration de trou noir. La situation dans laquelle je me trouvais m'obligeait toutefois à ne pas être trop exigeant. Je n'avais pas perdu de vue le caractère de certains composants mnésiques. Il y a les éléments objectifs qui intègrent des lambeaux de réalité ; ceux issus de la fantaisie comme les enkystements des rêves ou d'esthétisation littéraire, picturale, auditive ou autres ; ceux qui ont été formés par les gestes de notre propre expérience et ceux qui nous ont été transmis avec les mots des autres. On peut ajouter les modules sentimentaux qui tracent des cheminements transversaux, et les différents informateurs qui marquent et lient les chaînes de leur propre génie.
Le travail d'anamnèse auquel je devais sans tarder me soumettre serait donc un effort de souvenance qui mettrait en jeu, en un seul mouvement, le plus grand nombre de ces éléments. Je devais m'attacher à un événement puissamment accroché à la réalité, mais comportant de notables aspects fantaisistes. Un événement survenu dans des circonstances particulières d'affectivité, liées par exemple à des angoisses, à de l'admiration ou à des changements notables dans mon rythme de vie. La perfection serait de livrer cette bataille sur le lieu même des surgissements véritables, au puits des souvenirs.
Cette dernière condition me paraissait d'une importance capitale. Car si mes réminiscences pouvaient aussi facilement s'arracher à l'attraction de ma mémoire, on ne pouvait en rejeter les causes sur la seule plastique de cette dernière. Il fallait aussi compter avec le fait que je me trouvais en des lieux inconnus, de sorte qu'ils se prêtaient à toutes les dislocations.
Tout cela étant au fond fort simple, j'envisageais une solution très ordinaire. J'observais mon plan de route pour y repérer, le cas échéant, un lieu où j'aurais vécu une aventure marquante. La Chaise-Dieu, dont je n'étais plus très loin, m'offrait même, si je m'y prenais bien, la possibilité d'accéder à la perfection. Je m'endormis tranquillement, je passais quelque moment en famille comme chaque nuit. Au petit matin, je repris la route.
Ce n'est pas que je connaissais cette ville au sens traditionnel qu'on donne à l'idée de connaître une ville. Je n'y avais jamais mis les pieds. Mais après l'affaire des tableaux du Prado et la vente curieuse, si on peut dire, du portrait du connétable Magnard, cette toile qu'Angela avait auscultée, j'avais entrepris quelques recherches. J'avais même eu la demi-surprise [« Ah ! Tiens ? »], de trouver le nom de mon professeur d'histoire au lycée, Arline Durufflé parmi les auteurs. Le tableau n'était évidemment pas un Véliquette.
Jean-René Létyclite Magnard est né en 1759 à Bitbach, près d'Obernay en Alsace. Sa famille, essentiellement des avocats et des notaires, est célèbre par ses incessantes querelles qui l'opposent aux Wintertag, une famille de prospères vignerons. Quand il n'est pas question de litiges concernant la propriété d'une terre, il s'agit de différents quant à la mitoyenneté, à l'entretien des chemins, aux droits de passage, ou tout simplement s'agit-il de haine ancestrale avec ses enchaînements d'actions imbéciles.
L'Alsace garde en mémoire la déplorable histoire d'Anne-Bérénice Wintertag et de Jean-Serein Magnard. Je ne donne pas de détails, on comprend de quoi il retourne. On imagine les cris, les menaces, les duels, les scènes de balcon. Pour finir, un incroyable quiproquo les mène tous deux au suicide. Les deux familles, loin de tirer les leçons de ce triste épisode n'ont pas démordu d'une dent de leurs querelles stériles. Elles n'ont pas réalisé la nature morale de ce double suicide, qui en fait était un double crime collectif.
Bref, Jean-René Létyclite entre à l'école militaire de Brienne en 1779, puis à celle de Paris, de laquelle il ressort en 1785 avec un brevet de lieutenant de dragons. En 1786, il est en garnison à Lyon, en 1787 à Douai, en 1788 à Auxonne. À la Révolution, les Wintertag prennent le parti du roi. Les Magnard soutiennent la cause révolutionnaire. En 1791, le capitaine Magnard est en Garnison à la Chaise-Dieu.
Ce séjour à la Chaise-Dieu est décisif. La troupe est logée dans le couvent désaffecté, qui sous l'impulsion de l'abbé Uldaric avait connu un important développement, voire une certaine splendeur. Mais les officiers logent de l'autre côté de la vallée de la Dormone, dans ce qui fut les appartements de l'abbé.
Uldaric qui en commandita la construction à un célèbre architecte, Pierre de Montreuil docteur de l'université de Paris, en fut le premier occupant. La maison avait été par la suite transformée en fortin, duquel, une poignée d'hommes pouvait contrôler la vallée de la Dormone. De ce temps, il reste deux vilains obélisques qui marquent l'entrée principale.
C'est une bâtisse assez basse, sans étage, dont les quatre ailes disposées en rectangle, délimitent une cour intérieure, qu'on appelle depuis le temps d'Uldaric, le méditorium. L'alignement des fenêtres et des portes, ainsi que des chiens assis, indiquent qu'au temps du classicisme on avait quelque peu modifié les façades. Cela avait été fait avec goût, il s'en dégageait une élégance qu'un simple regard ne pouvait ignorer. Magnard en tombe littéralement amoureux. Il est séduit par les nombreuses pierres ciselées. Les motifs copiés d'après nature lui font penser, furtivement, à des châtaigniers, d'autres à des danses espagnoles. Le bandeau de la grande cheminée de la salle commune, devant laquelle il passe de longues soirées en est chargé.
Il apprécie par-dessus tout la bibliothèque. Le tout nouveau service des Beaux-Arts l'a délestée de manuscrits et d'ouvrages rares. Mais elle est encore bien fournie. Dans le méditorium, il lit et relit un livre que Leibniz avait écrit à l'intention de Louis XIV, et ce livre l'emporte dans des contrées lointaines qu'il ne connaît pas. L'Allemand voulait convaincre le roi Soleil de mener une campagne contre l'Égypte, afin d'ouvrir la route de la Chine par les Indes. Magnard rêve. Il rêve d'acquérir cette maison qui n'a plus une grande valeur militaire. Il lui faudra alors raser les obélisques. Il rêve de réaliser ce que Leibniz conseillait au roi de France. Enfoncé dans son double rêve, il fait de longues promenades accompagné par un couple de magnifiques lévriers.
La maison est construite sur un assez vaste replat surplombant à vertige la Dormone, et de quelques pieds l'ancien monastère, construit lui, sur un escarpement à l'aplomb de l'autre rive. Magnard pose des balances dans les ruisselets qui poussent leurs eaux à travers des prés touffus, un peu plus bas, en direction du bourg. Il fait un tour au village, visite parfois la maison de tolérance. Il est un peu amoureux de mademoiselle Louise qu'on appelle aussi mademoiselle Beausoleil. Depuis la révolution, elle ne décline plus la particule et se fait appeler citoyenne. Mademoiselle la citoyenne Louise Beausoleil. Lui, il préfère l'appeler Ange. Quand il lui caresse la peau si sombre et tellement douce, il la murmure Angelette. Après qu'il se fut pris en elle, il la regarde sérieusement, lui parle de ses projets de voyage. Il la prie de l'accompagner. À ce moment, il dit Angela. Elle lui sourit. Elle repousse son invitation. Elle prétend que depuis qu'elle a quitté le droit chemin, elle n'a plus envie d'en parcourir aucun. Un peu triste, il lui dit à bientôt. Il passe le Pont-l'Abbé, escalade le chemin en lacets qui mène à l'ancien monastère. Il inspecte rapidement la garnison. S'entretient avec quelques-uns de ses hommes. Il jette aussi un œil aux pièces d'artillerie quand s'en allant, il repasse par les courtines.
Il aimerait bien faire quelques expériences de balistique. Où retombe un boulet de canon tiré à la verticale ? Ce n'est pas une question simple, puisque la Terre tourne. Dans la bibliothèque, il y a des ouvrages du père Mersenne, de Descartes, de Fermat. Ce sont eux qui lui ont appris à poser ce genre de question. L'un de ceux qui prétendaient que le boulet ne retombait pas à la verticale, s'est même assis sur le fût après qu'on ait canonné. Mais l'artillerie n'est pas son rayon. Il n'ose pas demander. De plus, il a envie d'ouvrir des chemins. Le canon est fait pour les détruire.
Puis il redescend vers la Dormone, en coupant à travers bois. Il ramasse quelques champignons quand il y en a. Il repasse le Pont-l'abbé. De loin en loin, il s'y arrête. Il s'accoude au garde-fou, regarde pensivement la rivière paresseuse. Il pense qu'il faut se méfier de l'eau qui dort. Son ami le commandant Bonaparte disait la même chose. À la fin, à l'école de Brienne, après qu'ils eurent tous deux obtenu leur brevet, le Corse vint lui faire ses adieux. Bon sang, lui avait-il dit, « Magnard, tu es un rêveur, mais quand tu as une idée au cul il vaut mieux ne pas te contrarier. Il y a de la flamme en toi. J'espère combattre à tes côtés. Mon artillerie et tes cavaliers, on va bouffer l'Europe, peut-être le monde entier ». Il aime bien ce Bonaparte. Mais lui, Magnard, il ne pense pas porter ses idées au cul, il a envie de bouffer autre chose que de la poudre noire mêlé à la poussière des routes d'Europe et du monde.
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Mercredi 15 Mars, 2023