Bien antérieur au quatorzième, ce quinzième quatuor (opus 132 en la mineur), terminé en août 1825, aurait pu être le treizième puisqu’il fut esquissé dès 1823, alors que Beethoven travaillait à son douzième quatuor. « C’est une de mes œuvres les plus dignes de mon nom », dit le compositeur de cet autre chef-d’œuvre tardif qui, une fois n’est pas coutume, connut un grand succès lors de sa première exécution. « Ses cinq mouvements annoncent le principe de la grande forme « en arche » chère, plus tard, à Bartók : les premier et dernier mouvements encadrent deux mouvements qui ont la souplesse et le raffinement structurel d’intermezzos ou de bagatelles. Ces deux temps pairs d’inégale ampleur encadrent l’extraordinaire mouvement lent central, royaume désincarné qui est le cœur de l’ouvrage : « Heiliger Dankgesang eines Genesenden an die Gottheit, in der lydischen Tonart » (« Chant sacré d’action de grâce d’un convalescent à la Divinité, dans le mode lydien »). Le Chant sacré de reconnaissance qui, avec son vertige hymnique et ses tensions pleines de crainte, s’efforce de soutenir les harmonies dépouillées et irréelles de ses cinq simples phrases de quatre mesures, est aussi éloigné que possible des sections « Andante » en ré majeur portant la mention « Neue Kraft fühlend » (« éprouvant une nouvelle force »), avec leurs figures agitées. C’est une des symbioses les plus singulières de passé et de présent dans la musique qui précède immédiatement le romantisme. »154 Le mêmePatrick Szersnovicz observe par ailleurs que la démarche de Beethoven, du moins dans l’esprit, a quelque chose de romantique : ce quinzième quatuor « n’est pas voué à l’expression, mais à la passion, en une évolution psychologique constante qui suggère presque un commentaire extramusical. Parmi les derniers quatuors de Beethoven, la personnalité du quinzième est probablement la plus distincte de toutes, peut-être parce que la plus angoissée. »
Un commentaire extramusical ? Certaines plumes illustres ne s’en sont pas privé, se fondant sur le fait avéré qu’au printemps 1825, tombé gravement malade, Beethoven avait été contraint d’interrompre la composition de ce quatuor. Ils se sont moins étendus sur l’utilisation qu’il fit du « mode lydien » dans l’immense mouvement central, alors que ce choix singulier traduit l’intérêt très vif que le musicien portait à la musique de la liturgie catholique — et notamment à celle de Palestrina — à une époque où il travaillait à sa Missa Solemnis. Nul doute pourtant que ce mode particulier (en fait le mode de fa sans altération) concourt puissamment à donner à cet hymne-choral son caractère hiératique, extatique même, qui nous fascine tant, grâce il est vrai au génie exceptionnel que Beethoven y déploie. « Géniale », en effet, « est la triple métamorphose du Chant de reconnaissance, adagio molto, où la musique à la fois s’épanouit et demeure immobile dans l’hymne… »155 Ludwig van Beethoven, Quatuor no 15, en la mineur, opus 132, par l'Alban Berg Quartet.
Michel Rusquet
2 novembre 2019
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154. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (196), février 1996.
155. Boucourechliev André, Beethoven, « Solfèges », Éditions du Seuil, Paris 1963, p. 100.
ISNN 2269-9910.
Samedi 19 Octobre, 2024