Stockhausen, Dienstag aus Licht, 24 octobre 2020 pa Le Balcon. Photographiçe © Élise Lebaindre.)
L’appel à la réconciliation entre ceux qui veulent « être libres en Dieu » et ceux qui veulent « l’être sans Dieu », lancé par Ève au prologue de ce Mardi de Lumière, résonne singulièrement dans notre actualité troublée. Dienstag, troisième volet de Licht, l’opéra en sept journées de Karlheinz Stockhausen, met en scène rien moins que l’affrontement des frères ennemis, Michael, l’Archange qui croit en l’homme et en Dieu et veut protéger la vie, et Lucifer, l’esprit qui nie et veut arrêter le temps et la vie. Composé entre 1977 et 1988, Dienstag, est placé sous le signe de Mars, et se veut un opéra sur l’affrontement entre deux conceptions du monde et sur la guerre.
Le premier acte, après le Salut choral et le premier affrontement verbal entre les deux protagonistes, nous présente les tentatives de Lucifer pour arrêter ce Jahreslauf (cours ou course des années) qui est l’image même de la vie humaine et de sa perpétuité. Ses tentatives légèrement ridicules mobilisent des artifices dignes d'un jeu télévisuel — remise de fleurs, service d'un délicieux repas, chèque au montant faramineux — pour faire renoncer les « concurrents », quatre danseurs incarnant jours, décennies, siècles et millénaires, enfermés chacun dans leur cercle et activant le grand compteur du temps par leurs mouvements afin d'atteindre la date fatidique de 2020. Mais elles sont chaque fois contrées par les « incitations » de Michael.
Stockhausen, Dienstag aus Licht, 24 octobre 2020 pa Le Balcon. Photographiçe © Élise Lebaindre.)
Tout le deuxième acte, sous-titré « Invasion-Explosion » est une longue symphonie réunissant les cuivres et les percussions, associés à deux synthétiseurs et aux chœurs, et amplifiés en octophonie. Il s'ancre dans les souvenirs de la deuxième guerre mondiale du compositeur dont la mère fut euthanasiée par les Nazis et le père disparut à l’Est dans les combats de la Deuxième Guerre mondiale, lui-même étant mobilisé à 17 ans comme brancardier dans la débâcle finale. Il comporte un combat musical entre la trompette de Michael et les trombones des forces démoniaques et s'achève sur l'unique passage lyrique de l'œuvre, une longue séquence intitulée « Pietà » où la soprano vient bercer le corps d'un soldat céleste mort et l'appeler à la résurrection, accompagnée par un solo obligato de la trompette.
L'œuvre se conclut sur une intervention d'un personnage farfelu, le « Synthé-fou », incarnation joyeuse et délirante de la musique qui semble vouloir effacer les douleurs subies pour laisser la place à un monde pacifié, irréel et utopique, baptisé par le compositeur « Jenseits » (Au-delà).
Depuis la création de Donnerstag à l'Opéra-Comique en 2018, chaque nouveau volet de l'intégrale de Licht entreprise par l'Ensemble Le Balcon et qui devrait s'étaler jusqu'en 2024, à raison d'un opéra par an, suscite une grande attente. Après Samstag, donné à l'ancienne salle de la Cité de la Musique l'année dernière, Dienstag était accueilli dans la grande salle de la Philharmonie, donnant à cette production et particulièrement à la spatialisation et à la projection sonore une ampleur qui manquait d'évidence au volet précédent. Pour la réalisation scénique, Maxime Pascal a réuni la même équipe, Damien Bigourdan pour la mise en scène et Nieto pour l'illustration visuelle. Si toute la première partie gère avec beaucoup de finesse et de sobriété les exigences de la représentation, notamment celle du Jahreslauf, avec une chorégraphie particulièrement réussie qui concrétise le passage du temps, le deuxième acte qui tente d'évoquer la guerre dans un registre assez naïf de jeu vidéo, a tendance à affaiblir la puissance du message sonore, au moins jusqu'à la section Explosion où la vidéo renonçant à l'illustration au premier degré nous fait entrer dans un univers plus abstrait et bien plus en phase avec la musique. La séquence se conclut par une vision démesurée de l'Archange à la trompette, dont les ailes battant incessamment au rythme de la musique, semblent rappeler le souffle vital dans la poitrine du soldat mort. La représentation du Synthé-fou en une sorte de Ganesh dans un kaléidoscope de couleurs vu par Las Vegas laisse un peu perplexe. Quant à ce monde utopique et pacifié « à la lumière blanche où des êtres de verre tirent sur un tapis roulant des engins de guerre » censé conclure l'épisode, il est réduit à bien peu de chose par la vidéo et l'on se demande si vraiment ce « paradis » de néant n'est pas à l'instar de la guerre, purement et simplement irreprésentable.
Stockhausen, Dienstag aus Licht, 24 octobre 2020 pa Le Balcon. Photographiçe © Élise Lebaindre.)
Malgré ces quelques réserves, l'opéra s'impose au plan musical et sonore dans toute sa richesse et son inventivité grâce à des interprètes que l'on retrouve avec bonheur d'un volet à l'autre et qui sont désormais parties prenantes de l'aventure — le Lucifer de Damien Pass, l'Eve-Piétà de Lea Trommenschlager et l'extraordinaire Michael-trompette d'Henri Deléger auxquels s'ajoutent Élise Chauvin, Ève du Salut initial, et le Michael ténor de Hubert Mayer. Les séquences chorales sont assurées par des élèves du CNSMD et le Jeune Chœur de Paris, perchés au deuxième balcon, d'une cohésion et d'une puissance admirable sous la direction de Maxime Pascal à qui s'associe Richard Wilberforce pour la séquence inaugurale du Salut. Bien sûr, on n'oubliera pas les instrumentistes de l'Ensemble du Balcon aussi parfaits dans les séquences symphoniques qu'en petite formation pendant l'épisode du Jahreslauf où interviennent également des comédiens. Les danseurs de cette séquence méritent une mention particulière pour leur résistance face à la complexité et à l'exigence physique de cette chorégraphie. Le prochain volet de cette somme magistrale est annoncé pour novembre 2021 avec Montag, jour de la lune, dont la seule nomenclature stimule déjà notre imaginaire.
Frédéric Norac
24 septembre 2020
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Mercredi 25 Mai, 2022 17:16