musicologie

2 janvier 2020 —— Jean-Marc Warszawski.

À nos ego 2021

Écho et Narcisse par John William Waterhouse (1903), détail.

Il y a comme ça des éléments de langage, des sentences morales, des jugements beurrés de vérité indiscutée, qui s’imposent au naturel. Des qualificatifs meurtriers qui bannissent la pertinence des propos de quiconque en est frappé.

Par exemple, on sait combien l’emportement ôte toute portée aux discours qui l'accompagnent, seraient-ils congrus et de bon sens, la colère amplement justifiée. Autrement, on écoutera avec attention une personne aux allures posées et doctes, qui plus est portant un costume très cher, pas moins de trois mille euros ou de 83 924 073 dongs, pour ne viser personne en particulier, enfin très onéreux quelle que soit la monnaie, récitant d’un air entendu et apparemment réfléchi des formules banales de batelier et autres lieux communs.

On juge les propos à l’apparence de la personne qui les émet, à la manière de dire, aux fautes d’orthographe et de syntaxe, voire à leur grade hiérarchique réel ou fantasmé. Ainsi, le bien parleur qui n’a jamais eu une truelle en main, semble-t-il en savoir naturellement plus en maçonnerie que le maçon qui ne serait pas fort en dissertation écrite et expression orale.

C’est une très vieille question qu’Aristote avait tranchée dans la tradition de son époque : le plus haut dans l’art n’est pas d’exécuter, mais de pouvoir l’enseigner. Je suis (à peine) désolé pour mes amis musiciens . C’est comme cela et cela dit, ne lançons pas trop rapidement de noms d’oiseaux genre réseaux Web sur Aristote. Il y a, il est vrai, l’expression fondamentale du mépris pour le travail manuel dans l’antiquité, qui se prolonge dans celui des « simples », les paysans du Moyen-Âge, ou du monde ouvrier dès le xixe siècle, voire des habitants des cités populaires aujourd’hui. Mais il y a aussi une conception philosophique subjacente : pour les philosophes de ce temps, la vérité réside dans l’idée (idéal), qui est fort mal matérialisée dans le « monde visible » très imparfait et donc faux. On verra comment le philosophe Plotin (205-270), de son vrai nom Πλωτῖνος , articule la manière dont l’idéal (le Un), par médiation spirituelle, nous est accessible dans la contemplation du beau, d’où sortira la Trinité consubstantielle chrétienne, plus palpable, si on peut dire, que l’abstraction philosophique des anciens.

Selon sa théologie, au début était le verbe et tout devient compliqué pour tout le monde, car le verbe, qui était la médiation philosophique de la perfection idéale, devient ainsi un attribut divin, sur lequel le verbe humain ne doit pas empiéter. On comprend que le péché d’orgueil commande religieusement à ne pas se prendre pour Dieu, socialement à la boucler, à s’exprimer à la mesure de son rang, politiquement à se soumettre au verbe des chefs, lesquels d’autel en autel, de bulletin de vote en bulletin de vote, de fabrication médiatique en fabrication médiatique, atteignent une légitimité qu’on prétrend naturelle, au point de pouvoir parler au nom du peuple ou au nom de Dieu, alors que dans la plupart du temps ils connaissent à peine premier et jamais le second. On se demande où va se nicher l’orgueil.

On ne parle plus du péché d’orgueil. Mais lorsque pour le contradicteur rien dans la personne de l’orateur n’est à même de disqualifier son propos, ni ses cheveux longs, sa bague tête de mort, son accent étranger, ses vêtements bon marché, son extraction ou son ton populaire, son nom, sa religion, la couleur de sa peau, sa syntaxe vacillante ou son orthographe incertaine, on sort alors la boîte à outils : « bobo », « connard », « islamo-gauchiste », « facho »… Personne n’oserait plus dégainer un « péché d’orgueil », mais on y va tout de même de son synonyme moderne, l’« ego insupportable ».

Si on croise une personne aux mains calleuses ouvrières et en bleu de travail parlant de la philosophie du temps de Paul Ricœur, on ne la prendra pas au sérieux, si elle insiste, on dira que cette personne pète plus haut que son cul. Mais si on croise le type au costume très cher et aux mains manucurées confiant quelques banalités, on louera son humilité surtout si on l’a vu peu avant à la télévision. Comment peut-on vivre droit dans sa tête et ses bottes avec une telle vision du monde ?

De même que pour Aristote, sa perfection du verbe contre l’imperfection du monde visible, il y a également en cette question un fondement philosophique, à la fois dans l’exacerbation positiviste du structuralisme des années 1960-1970, et la réaction anti-romantique qui a presque jeté le bébé avec l’eau de son bain.

Il a bien été question pour le structuralisme de découvrir des universaux, des éléments premiers universels régissant le langage et la pensée, surtout les rapports du langage et de la pensée, ou ce que le langage révèle de la pensée, et donc enfin réaliser le rêve des positivistes, dont Auguste Comte (1798-1857) pour les curieux, qui était d’évacuer toute subjectivité dans notre appréhension du monde.

Parmi les avant-gardistes musicaux, Pierre Boulez fut de ceux-là, lui qui cherchait des techniques universelles de composition, le Un de Plotin, la cellule musicale (ou la formule, ou l’algorithme) unique engendrant le tout, comme on pensait le discerner dans les œuvres de Johann Sebastian Bach ou de Ludwig Van Beethoven (bon 250e anniversaire Ludwig !). Cette question de la présence de la personne est une des problématiques discutées au cours de ces années. Il y a des idées qui sont attachées à la personne, qui disparaissent avec elle, et des idées qui restent après la disparition de la personne, ce qu’on voulait atteindre. Vous direz que Beethoven et ses œuvres restent. Certes son œuvre et son nom, mais le système compositionnel de Beethoven était Beethoven lui-même, pas une théorie universelle.

Les baroqueux, qui de l’autre côté ont aussi désagrégé l’impérialisme du romantisme en musique n’ont pas fait mieux. Ils n’ont pas cherché justification dans d’improbables universaux, mais dans l’histoire, ignorant, comme des reviviscencialistes amateurs ou les spectacles de parc de loisir, le fait que l’histoire ne peut pas être reconstruite. Une œuvre musicale historique ne peut exister, pas même une « œuvre historiquement informée », serait-elle bien informée.

En fait, le rêve positiviste n’est pas totalement estompé, la subjectivité doit être bannie, au moins du discours au profit de vérités techniques, historiques, immuables, etc. L’interprète quant à lui est au service de la vérité de l’œuvre, dont on ne sait par ailleurs où elle se cache. Ce qui est un comble en Art. Plus d’envie, de recherche de plaisir, de surprise, d’exploration, de sensualité, d’érotisme, de colère, de discordance, de nouveauté, d’inouï, de jouissance, de jeu avec le public, d’expression profondément personnelle, de provocation.

Personne n’oserait plus dégainer un « péché d’orgueil », mais on y va tout de même de son synonyme moderne, l’« ego insupportable » dès qu’une chose personnelle, d’expérience, d’envie, s’exprime, surtout quand elle va à l’encontre des modèles imposés par le parti médiatique.

On pourrait voir, comme dans cette mode qui envahit notre langue de mots anglais, un appauvrissement du vocabulaire, car dans ce mot « ego », toutes les nuances et différences parfaitement exprimables disparaissent, du simple amour-propre que tout à chacun doit cultiver au nombrilisme égocentrique, en passant par l’individualisme, la mégalomanie, la bouffissure, la morgue, l’outrecuidance, le pétage de bretelles des Québécois… le narcissisme… Une famille sémantique dont les membres expriment des états et des faits très différents les uns des autres. En fait « ego », en quoi on peut tout mettre à en devenir un terme fourre-rien, ne veut rien dire, mais est assez vague pour évoquer, contre toute logique « le mal » ou « le con », dans la même eau que « bobo », « islamo-gauchiste », ou toute autre expression du genre, à emporte-gueule et insulte opaque, dont aussi « populisme ».

On rêverait un 2021 au cours duquel nous reviendrions à des mots qui veulent dire quelque chose, en français de préférence, à des arguments articulés, du temps qu’il en est besoin avec, et à la culture de nos ego, condition à l’émancipation personnelle, et à la qualité du collectif humain.

Ostraciser le prétendu péché d’orgueil ou l’ego qui serait démesuré, exprime la volonté de bâillonner l’expression individuelle au profit de la soumission à l’autorité en fait injustifiée, à des lois fantasques, comme celle de l’histoire ou à des lois qui régiraient l’art musical.

Tout à chacun est hautement qualifié pour parler de sa vie et envie, de son expérience et de son métier, de ses recherches, il n’y a aucune raison, surtout en art, à se laisser inhiber par des règles qui imposeraient de l’extérieur on ne sait quelles lois harmoniques, quelles vérités transcendantes, quelles révélations métaphysiques, quel respect historique. Il n’y a pas de vérité en art, pas de vérité dont les artistes ne seraient que des messagers serviles.

L’opinion, les propositions, les idées personnelles, de tout à chacun, touchant à sa vie, son métier, ses réalisations, ne sont pas de la démesure égotique mais de la nécessité. Tout cela n’a pas à se cacher sous des autorités supérieures dont nous ne serions, en toute fausse humilité, que des passeuses et passeurs, mais à se référer, si besoin est à d’autres autorités qui le sont par leur vie, leur métier et leurs réalisations, ce qui n’a rien à voir avec les plébiscités de l’audimat.

Que 2021 ainsi soit-il.

 

 Jean-Marc Warszawski
2 janvier 2021


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bouquetin

Mardi 12 Janvier, 2021 20:46