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27 mars 2021 —— Jean-Marc Warszawski.

L'histoire du monde ou la preuve par cinq d'Olivier Greif

Olivier Greif, A Tale of the World, quintette avec piano, Quintette Syntonia. Collection du Festival International Albert-Roussel 2020 (cc 002)

Enregistré à Paris du 19 au 23 février 2020.

Quintette Syntonia : Stéphanie Moraly (violon), Thibault Noally (violon), Hélène Desaint (alto), Patrick Langot (violoncelle), Romain David (piano).

L’œuvre d’Olivier Greif, médiatiquement et internationalement peu connue est pourtant impressionnante, d’une force évocatrice peu commune. Évidemment, quand on l’apprécie on peut être étonné qu’elle ne soit pas plus souvent programmée. Elle apparaît bon an mal an, plutôt mal en ce moment, dans une trentaine de concerts, rarement à l’étranger ou sur des scènes à rayonnement national, défendue par des interprètes de qualité, souvent occasionnellement, mais aussi avec constance au cours des années où l’on remarque particulièrement, sur les vingt dernières années les violoncellistes Henri Demarquette, Jérôme Pernoo, Dimitri Maslennikov la pianiste Maria Beloussova accompagnant diverses cantatrices, le baryton Jacques Loiseleur des Longchamps, fidèle permis les fidèles, les pianistes Jérôme Ducros, Alexandre Tharaud, Jean-François Heisser, Henri Barda, Aline Piboule, Nicolas Horvath, des duos parfois séparés tels Geneviève Laurenceau (violon) et Lorène de Ratuld (piano), Pascal Amoyel (piano) et Emmanuelle Bertrand (violoncelle) qui ont porté le nom d’Olivier Greif à l’étranger, Julien Le Pape (piano) et Maitane Sebastian (violoncelle).

Surdoué en musique, Olivier Greif devient, après ses études de piano et de composition au Conservatoire national supérieur de Paris, l’assistant de Luciano Berio à New York, puis tombe sous l’influence d’un gourou bangali durant plus d'une dizaine d’années, ce qui ralentit ses activités musicales en général et met un coup d’arrêt à l’écriture en particulier, sinon accessoirement au service des textes du « maître » Sri Chinmoy. Il revient en plein à la musique à partir de 1993, pour composer, comme en urgence, ses chefs-d’œuvre.

Ce qui peut frapper de premier abord dans son esthétique est l’opposition entre la simplicité ou familiarité de ses matériaux et la virtuosité de leur mise en forme, l’assurance de son trait et de l’emploi de la dissonance dans un système tonal confronté à son élargissement. Des éléments antinomiques qui deviennent pour le compositeur source ou challenge d’unité. Certainement en résonance avec ses attirances mystiques.

Aussi le mélange de violence, de lyrisme, de tragédie, l’obsession de la mort, peut-être héritée d’un père médecin, « juif » et Résistant revenu des camps d’extermination (une évocation prégnante dans son œuvre), et d’une mère atteinte du cancer alors qu’il était âgé de 26 ans.

Ce quintette est une commande du célèbre festival de musique de chambre de Kuhmo, en Finlande, dédicacée à son fondateur, le violoncelliste Seppo Kimanen. Cette pièce est pour Olivier Greif un maître-œuvre. Dans ses notes d’intention, reproduites dans le livret accompagnant le cédé, il écrit qu’il s’agit d’une « somme », de celle qui mobilise les créateurs de longues années, qu’elle est une « œuvre-monde ». C’est évidemment une image symbolique pour indiquer que tout ce qu’on peut imaginer mettre en forme y figure. Non pas vraiment le monde entier, mais l’entièreté de l’œuvre qui exprime la totalité du monde. Il s’agit bien de la diversité hétéroclite du monde mise en unité. Dans le sens mystique du compositeur, on pourrait parler de consubstantialité.

Le compositeur introduit dans son quintette une phrase de Proust, des mots du poète japonais du xviie siècle Basho, un texte sacré l’hindouiste, une phrase de l’Empédocle d’Hölderlin, que les musiciens doivent dire ou chanter, et encore un air anglais du xve siècle, un autre des moines du monastère de Saint-Macaire en Égypte, l’évocation d’une nuit dans le désert, « l’écho d’une danse populaire entendue dans le film de Bille August Pelle, Le conquérant ».

C’est là une surprenante proposition polyphonique, que mettre en relations et dynamiser musicalement des objets aussi étrangers les uns aux autres, sans forme rigide identifiable, mais soumise ostensiblement à une volonté organisationnelle, ce que faisaient les contrapuntistes des siècles passés, développant des lignes de destins aux rencontres incompréhensibles et pourtant quelque part organisées. Une vision du monde. Par ailleurs, ces superpositions peuvent également faire penser aux procédés de Charles Ives comme des scènes superposées.

Olivier Greif évoque également « la simultanéité de tous les instants du monde, de tout temps et en tout lieu » : une vision, bien entendu, de la consubstantialité divine, mais qui a été débattue intellectuellement voici quelques années, à savoir si nous n’étions pas la somme de tous les stades par lesquels l’humanité était passée.

Cette œuvre, écrit encore l’auteur, est organisée avec le chiffre cinq comme quintette, par les cinq mouvements enchaînés, par l’intervalle de quinte (à vide) omniprésent, répété 5 x 5 fois en ouverture, dans le compte des autres mesures. Ce qu’il n’a pas écrit est que né en 1950, il est mort en 2000, à l’âge de 50 ans.

Depuis de nombreuses années, les membres du quatuor et quintette Syntonia sont attachés aux œuvres d’Olivier Greif, notamment Patrick Langot pour les pièces à deux violoncelles, ou en duo avec Stéphanie Moraly (violon) et Romain David (piano), et la création des 2e et 4e quatuors.

Ils font là très fort. Quelle musique, quel premier enregistrement mondial magistral d’une œuvre créée après deux reports, en 1996. Par sa monumentalité, sa puissance évocatrice, l’imagination, son originalité, sa virtuosité, l'émotion qui en émane, son humanité, ce quintette devrait entrer au grand répertoire chambriste.

Olivier Greif, Quintette avec piano A Tale of the World, 5. « En Soph » [infini], plage 5 (extrait).

1. De profundis, 2. Le cercle des mondes, 3. sans titre, 4. sans titre, 5. En Soph.

 

plume 7 Jean-Marc Warszawski
27 mars 2021


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Mercredi 31 Mars, 2021 15:55