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Monaco, 17 novembre 2021 —— Jean-Luc Vannier.

Madame Butterfly à Monte-Carlo : le classique ne passe pas de mode

Marcelo Puente (Pinkerton) et Aleksandra Kurzak (Cio Cio San). Photographie © Alain Hanel.

Existe-t-il, comme le prétend le bibliographe Cecil Hopkinson, et ce, à partir des éditions chant piano publiées par Ricordi entre 1904 et 1907, quatre versions scéniques différentes de Madama Butterfly, de la création à La Scala jusqu’à sa première représentation à Paris ? Ou bien six, selon Dieter Schickling avant la dernière version en italien imprimée du vivant de Puccini ? Mettons tout le monde d’accord : « Nessuna delle versioni di Butterfly sembra sufficientemente « definitiva » da escludere le altre » (aucune des versions de Butterfly ne semble assez « définitive » pour exclure les autres) affirme Arthur Groos (« Cio-Cio-San and Sada Yakko ». Japanese Music-Theater in Madama Butterfly, Monumenta Nipponica, Liv/I, 1999, p. 156).

C’est donc à bon droit que Mireille Larroche, responsable de la mise en scène de cette Madame Butterfly présentée mardi 16 novembre à l’opéra de Monte-Carlo, explique dans une note d’intention : « Une mise en scène est par définition éphémère. Éphémère dans le temps de la représentation mais aussi dans son époque ».  Créatrice en 1982 de la Péniche Opéra, dont elle assura la direction jusqu’en 2015, Mireille Larroche a souvent transposé des pièces originales comme celle, en 2012, de Hänsel et Gretel.

Annalisa Stroppa (Suzuki), Aleksandra Kurzak (Cio Cio San) et Massimo Cavalletti (Sharpless). Photographie © Alain Hanel.

À la demande de Jean-Louis Grinda, et dans une production de l’Opéra Grand Avignon passée en 2007 par les Chorégies d’Orange, elle a accepté de reprendre une mise en scène « créée il y a vingt ans » et à laquelle précise-t-elle encore, « elle n’a changé que peu de choses ». Classicisme absolu ? Que nenni !

Tout en conservant l’essentiel des décors où la « réalisation visuelle exalte la dramaturgie de l’œuvre » (Michela Niccolai, Giacomo Puccini et Albert Carré : « Madame Butterfly à Paris », Brepols, 2014, p. 10), et où les lumières de Laurent Castaingt s’amenuisent pendant l’intermède ou rougeoient d’une teinte sanguine à l’instant fatal, Mireille Larroche a aussi introduit quelques innovations. Une initiative risquée selon le compositeur : « Il y a tant de détails à régler que la moindre petite erreur peut détruire tout l’effet. C’est pour cela que je n’ai pas donné l’autorisation de jouer Butterfly à certains théâtres d’Italie… La régie a une importance extraordinaire » (Gaston Knosp, Les idées de M. Puccini, Revue française de musique, 1er novembre 1908, p.87). 

Annalisa Stroppa (Suzuki), Aleksandra Kurzak (Cio Cio San) et Marcel Michel (Douleur). Photographie © Alain Hanel.

En l’espèce, des innovations discutables : pourquoi exploiter les ressources suggestives du velum au lever de rideau et s’en priver au moment propice de l’intermède alors que l’héroïne sombre dans de profondes rêveries en attendant Pinkerton ? Accentué par les – magnifiques – chœurs à bouche fermée et introduit par de subtils pizzicati des cordes, l’intermezzo aurait gagné en intensité onirique en ajoutant ce voile translucide, mis au point par Albert Carré à l’occasion de la version parisienne. Et dont on prête l’origine à Richard Wagner(Candide Labbe, La création française des « Maîtres chanteurs de Nuremberg » de Wagner à l’opéra de Lyon, Mémoire de Master I, Saint-Étienne, Université Jean Monnet, 2008, pp. 43 et suiv.).

La deuxième innovation — présence de l’enfant (pétillant Marcel Michel !) dès le début du second acte — nous frustre de l’effet — à la fois — de surprise et dramatique qui sied mieux à sa soudaine apparition dans le duo tendu avec le consul Sharpless : Butterfly tente d’instrumentaliser « Douleur » et d’en faire un argument pour forcer Pinkerton à revenir sur Nagasaki. Le diable se trouvant par surcroît dans le détail, signalons aussi, pour le regretter, la coupe vestimentaire particulièrement malheureuse du déshabillé revêtu par Cio-Cio-San.

Également soucieuse des chanteurs sur le plateau, la direction musicale de Giampaolo Bisanti est dynamique avec l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo dans l’interprétation méticuleuse des deux fugati introductifs de l’acte I et de l’acte II : la dislocation du second en l’absence de réassurances contrapunctiques annonce déjà la tragédie. Magistrale aussi dans l’insistance respectueuse des silences qui ponctuent, après chaque rebondissement, les résurgences – avortées – du réel dans l’univers fantasmatique de Butterfly : alors « la musique jouit de son pouvoir en se taisant » (Dominique Jameux, Jeu de maux, Etudes atonales I ; sur l’analyse, Musique en jeu, n°9, Seuil, novembre 1972, p. 79).

Madame Butterfly. Opéra de Monte-Carlo. Photographie © Alain Hanel.

Dans le rôle-titre, Aleksandra Kurzak affiche une ligne de chant impeccable, portée en outre par une technique irréprochable. Et pourtant : les aigus forte que la soprano égrène certes avec aisance sonnent d’une austérité qui frise la rudesse et qui, peut-être, s’accordent imparfaitement avec les vulnérabilités d’un personnage enkysté dans ses illusions. Ses moments « maternels » à l’acte II et en particulier son « comme on aime un enfant » sont en revanche sublimes par leur émouvante densité qui n’altère en rien leur justesse de ton. Entendu dans le rôle de Rosina d’un Il Barbiere di Siviglia sur le Rocher, Annalisa Stroppa nous confirme sa capacité à endosser et incarner de manière convaincante, tant scéniquement que vocalement, Suzuki, personnage doté d’une sorte de prescience pétrie de réalisme. La piqûre de la « guêpe » sur l’épaule de Cio-Cio-San n’aura toutefois pas permis à l’ancienne Geisha d’éviter le drame. Solidement campé par le baryton Massimo Cavalletti qui devient à son tour la voix masculine de cette conscience aiguisée, le consul Sharpless verra ses mises en garde adressées à Pinkerton complètement ignorées, et ce, jusqu’au dénouement final. Nous avions entendu Marcelo Puente dans une belle Tosca marseillaise : le ténor argentin ne lésine pas sur l’énergie requise par l’arrogante jeunesse du Lieutenant de la marine américaine. Il multiplie d’exigeants forte mais ne parvient pas à retenir l’emballement de son léger vibrato dans les notes hautes. Philippe Do (Goro) joue parfaitement son rôle d’entremetteur tandis que Vincenzo Cristofoli offre toute la majesté à celui du Prince Yamadori.

Relevons d’ailleurs dans cette scénographie la fréquence inhabituelle – et classique à souhait – avec laquelle les chanteurs se plantent à l’avant-scène pour exécuter leurs grands airs : un choix topique certes favorable à l’audition mais préjudiciable au continuum dramaturgique. Pas de quoi compromettre le vif enthousiasme du public de la salle Garnier pour cette première de gala.

Jean-Luc Vannier
Monaco, le 17 novembre 2021


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Vendredi 19 Novembre, 2021 5:04