Monaco, 20 novembre 2021 —— Jean-Luc Vannier.
Alvaro Madrid, Farruca. Photographie © Alain Hanel.
« Nuit espagnole » pour la Fête nationale monégasque : imaginez une de ces nuits de la péninsule ibérique où la torpeur estivale embrase l’incandescence des passions, attise les brûlures de la jalousie et entrelace fiévreusement la vie et la mort dans une danse endiablée qui joue au funambule sur le fil ténu du destin.
Autant dire qu’avec le baryton Placido Domingo, la soprano Saioa Hernandez, le ténor Ismael Jordi, la Compagnie de danse Antonio Gades, le tout accompagné par l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Jordi Bernacer, le programme de l’opéra de Monte-Carlo offert en « Hommage à Son Altesse Sérénissime le Prince Albert II de Monaco » vendredi 19 novembre au Grimaldi Forum annonçait la couleur. Ou plutôt les couleurs : celles, toujours vives, des vidéos d’Ezio Antonelli qui projettent des cieux nocturnes d’un bleu intense et parsemés d’étoiles, des paysages arides aux teintes ocre ou d’un rouge volcanique, de luxuriants patios fleuris, d’immenses remparts demeurés invaincus ou un — en apparence — tranquille quartier madrilène mais dont les murs bruissent de déchirements jamais apaisés.
Esmeralda Manzanas, Danse du feu. Photographie © Alain Hanel.
Qu’il s’agisse des thématiques traditionnelles de la Zarzuela égrenées par les artistes lyriques ou des chorégraphies réalisées par les danseurs de la Compagnie Antonio Gades, rien n’est pastel, tiède ou mièvre dans cette culture qui plonge ses racines dans l’amour et la politique : tout est emportement, fièvre, algarade. De courte durée, la réconciliation semble suspecte et l’apaisement gros de rage et de désespoir. Antonio Gades ne disait-il pas de son existence : « Alors j’en suis venu à la danse pour ne pas mourir de faim. La faim, ou elle t’enfonce ou elle éveille l’intelligence ».
En ouverture, La boda de Luis Alonso composée par Geronimo Gimenez (1854-1923) et chorégraphiée par Mayte Chico l’illustre : les corps sont roides, les bassins cambrés et les jeux de jambes tranchent l’espace comme des lames tout droit sorties de leurs fourreaux. Les regards fiers toisent leurs partenaires. Ça claque des talons et des castagnettes dans une impressionnante symbiose collective qui galvanise l’excitation. Mais ce serait se méprendre que de s’en tenir, tout comme dans l’analyse du rêve, au plus manifeste : dans des extraits de El sombrero de très picos (chor. Stella Arauzo et Alvaro Madrid, soliste : Alvaro Madrid) ou bien encore dans El amor brujo, (chor. Antonio Gades, soliste : Esmeralda Manzanas) deux compositions de Manuel de Falla, tout comme dans Goyescas d’Enrique Granados, les mains des danseurs et des danseuses semblent exulter toute la féminité refoulée pour librement tournoyer, virevolter et finalement nous charmer comme si d’elles émanait quelque mystérieux envoûtement.
Placido Domingo. Photographie© Alain Hanel.
L’instant d’après, sous des salves d’applaudissements, Placido Domingo pénètre seul sur l’immense plateau, encore plongé dans une semi-pénombre. Dès les premières mesures de « Ya mis horas felices » extrait de La del soto der Parral du galicien Reveriano Soutullo (1881-1932) et de Juan Vert (1890-1931), l’incroyable présence scénique du baryton comble le plateau : sous nos yeux se déploie une palette de couleurs plus drues les unes que les autres qui dessinent puis font apparaître tout un univers charnel, pétri d’extases et d’afflictions. Univers ponctué par un premier forte « Amour et vie ! ». Plus encore dans « No puede ser ! » au second acte de La Tabernera del puerto de Pablo Sorozabal (1897-1988), Placido Domingo sait parfaitement jongler avec les déchirements vocaux « Los ojos que lloran no saben mentir » (Les yeux qui pleurent ne savent pas mentir) lesquels arrachent au public un soupir jubilatoire pour terminer là encore sur un impeccable forte « Porque no sé vivir » (Je ne sais plus vivre).
Placido Domingo et Saioa Hernandez. Photographie © Alain Hanel.
Ses superbes duos avec Saioa Hernandez « Ten pena de mis amores » (La del soto del Parral) ou « En mi tierra extremena » extrait de Luisa Fernanda, zarzuela en trois actes composée par le madrilène Federico Moreno-Torroba (1891-1982), lui offrent l’occasion de multiplier ad libitum ces subtiles nuances de tons. Ne craignons pas de l’affirmer : à 80 ans, outre ses indéniables qualités de chef d’orchestre, Placido Domingo conserve une ligne de chant d’une incroyable densité. Au cours de cette « Nuit espagnole », il a enchaîné du début jusqu’à la fin — plus d’une dizaine de titres ! — de substantiels forte, n’a jamais perdu une seule fois la justesse de ton et a su limiter un vibrato que nombre de ses très jeunes successeurs pourraient lui envier.
À ses côtés se trouvaient la soprano Saioa Hernandez — voix très puissante (parfois un peu trop dans les duos) dotée d’une rare force de projection qui offre l’avantage d’aigus très amples et marqués par un timbre cuivré — et le ténor Ismael Jordi, ovationné à Monaco dans une Lucia di Lammermoor en novembre 2019.
Ismael Jordi. Photographie © Alain Hanel.
L’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo, en très grande forme puisqu’en charge d’accompagner alternativement chorégraphies et interprétations de solistes, était magistralement dirigé par Jordi Bernacer : passé entre 2015 et 2018 par le poste de chef résident à l’Opéra de San Francisco, le maestro connaît d’autant mieux Placido Domingo qu’il a établi avec lui un partenariat pour de nombreux concerts et productions lyriques.
Petite note nostalgique lorsque Placido Domingo a clos l’interprétation de son dernier titre sur « Adiós mi vida ! ». Et ce, sous les ovations d’un public qui n’a pas pu résister à se lever pour le saluer. Muchas gracias Maestro !
Monaco, le 20 novembre 2021
Jean-Luc Vannier
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Lundi 22 Novembre, 2021 4:10