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Nice, 6 novembre 2023 —— Jean-Luc Vannier.

Thierry Santurenne ou comment l’opéra analyse au vitriol les sociétés contemporaines

Santurenne Thierry, Orphée aux Enfers libéraux : l’art lyrique pour entendre le monde contemporain. « Les chemins de la musique », Fayard, Paris 2023 [214 p. ; ISBN 978-2-213-72617-5 ; 30 €].

Qui lira l’ouvrage — posthume car son auteur nous a quittés avant sa publication — de Thierry Santurenne « Orphée aux enfers libéraux » paru en octobre 2023 chez Fayard, ne pourra plus jamais critiquer le passéisme désuet d’un art lyrique aux « grandeurs » perçues comme « racoleuses » et dont l’exaltation des sens ne vise qu’à endormir les consciences. A contrario, il y découvrira « un miroir du monde » et se réjouira de toutes les facettes que l’art « total », ce spectacle vivant, est à même de présenter : « un moyen de surmonter l’inanité des concepts incapables de saisir la chair du monde et d’émouvoir les consciences » comme l’écrivait Hugo von Hofmannsthal, le librettiste favori de Richard Strauss.

Agrégé de lettres et professeur de littérature comparée, Thierry Santurenne nous invite à le suivre et mieux vaut ne pas le perdre de vue dans cette jungle foisonnante de références puisées au fil d’interminables lectures : huit chapitres dont les titres sonnent parfois comme des ergotages de comptoir — « La femme, l’homme, le couple », « Le pouvoir », « Le culte de l’argent », « Religion et spiritualité » — mais qui servent justement à celui qui fut chercheur associé au Laboratoire interdisciplinaire d’étude du politique Hannah Arendt, à mettre en cause les aberrations et autres errements des sociétés libérales modernes. Et ce, non sans avoir au préalable égratigné, dans une brève introduction, certaines dérives illusoires d’une rédemption de l’opéra par des mises en scène jugées « plus superficielles qu’inspirées ». Lesquelles ne rendent pas justice, selon lui, à ce « vaste travail d’exégèse mené sur le répertoire lyrique par des hommes et femmes de scène qui ont su montrer la nécessité de l’opéra pour comprendre notre civilisation en général et la société contemporaine en particulier ».

Fondée sur l’exploitation d’une « cinquantaine d’opéras représentatifs du xxe siècle » — certains sont toutefois plus « représentatifs » et plus connus que d’autres —, son analyse, exigeante lorsqu’elle fouille les intentions psychologiques ou les messages politiques sous-jacents des livrets — par exemple Les Mamelles de Tirésias, Billy Budd, Dialogues des Carmélites ou L’Enfant et les Sortilèges —, plus discutable lorsque la transposition d’une œuvre comme illustration de problématiques modernes devient un forçage intellectuel — Tosca, Die tote Stadt ou Salomé —, contribue à pointer sans ménagement les aliénations de nos sociétés. Sont convoqués à l’appui de sa démonstration une kyrielle d’auteurs : philosophes, sociologues, essayistes mais aussi des historiens, hommes de lettres, et, last but not least, compositeurs et metteurs en scène. De Gustave Charpentier à John Adams (né en 1947) avec une très intéressante analyse de son premier opéra Nixon in China créé en 1987, de Giacomo Puccini à Igor Stravinsky, de Richard Strauss à Dmitri Chostakovitch en passant par Bela Bartok, Karol Szymanowski, Benjamin Britten et Francis Poulenc, le spectre est étonnamment vaste et nourrit l’argumentation de l’auteur dont les raisonnements empruntent simultanément, comme un jeu d’échanges qui en amplifie l’authenticité, aux deux registres : lyrique et philosophique.

Il en va ainsi de la « désaffiliation » des nouvelles générations laquelle promeut une tabula rasa de « ce qui fut » en renonçant à l’effort, rappelé d’ailleurs par Freud, d’accepter le coût psychique de la dette, suggéré incidemment par l’aphorisme goethéen : « ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le pour le posséder ». Plus denses et intellectuellement plus stimulants sont les développements de l’auteur sur la déliquescence identitaire et la déréalisation de l’individu que le « constant besoin d’intensité » — de densité ? — vise à combler. Sans parler de « l’emprise de l’argent sur les esprits contemporains », nouvelle « idole dorée » d’un Moïse et Aaron composé par Arnold Schönberg (1874-1951).

Plus régulièrement dans les réflexions de l’auteur émerge une critique de « l’instinct de survie travesti en hédonisme » doublée de celle « d’une injonction de jouir » comme seul « viatique » accordé à la « souffrance ontologique de l’individu moderne ». Ce qui lui permet de rappeler au passage et la fallace d’une « libération sexuelle » qui a leurré toute une génération en lui promettant le paradis charnel sur terre et la nécessité d’une « polarité sexuelle qui demeure déterminante dans la construction de l’imaginaire ». Dans cette critique acerbe — mais indirecte — du wokisme, nous regretterons néanmoins le recours par l’auteur à une psychologisation excessive qui n’évite pas les poncifs éculés d’une sexologie bon marché : tout en dénonçant à raison le remplacement de la « profondeur par la surface » — en témoigne le pathétisme larmoyant des « émotions » qui dégouline sur les réseaux sociaux — Thierry Santurenne en est resté au stade des ténèbres du « moi » qu’il confond sans doute avec le ça, tombe dans les travers du « moi social » contemporain et croit encore tenir la pulsion sexuelle pour le « tremplin d’un accomplissement de soi ».

Dans sa conclusion, l’ancien collaborateur à l’Avant-scène Opéra conserve l’espoir d’un « autre monde » mais paraît lui-même dubitatif sur son accomplissement : La Petite Renarde rusée comme exemple d’un « écologisme serein » ou L’Affaire Makropoulos comme illustration du « transhumanisme, deux œuvres de Leos Janacekpeinent à le convaincre d’un sauvetage de la planète. Laquelle se dirigerait plutôt vers une « apocalypse joyeuse » telle que sont à même de l’illustrer Aniara, le space opera de Karl Birger Blomdahl (1916-1968) ou Le Grand Macabre signé Gyorgy Ligeti. Même doté d’une « ironie distanciée », l’opéra, écrit l’auteur dans un ultime paragraphe, s’attache à la réalité de l’individu et du monde. En ces temps de « psychose ordinaire » où l’intériorité de l’être humain vacille, ces deux réalités tangibles valent de l’or.

Jean-Luc Vannier
Nice, le 6 novembre 2023
Nice, le 6 novembre 2023
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Mardi 7 Novembre, 2023 2:10