bandeau texte musicologie
Strasbourg, Opéra National du Rhin, 2 mai 2024 — Frédéric Léolla.

Chef d’œuvre secret : Guercœur

Guercœur. Photographie © Klara Beck.

Les représentations de Guercœur d’Albéric Magnard à l’Opéra National du Rhin sont sans conteste un des grands évènements musicaux de cette saison. Alors que sa valeur musicale et dramatique est unanimement reconnue par la critique, il est difficile de comprendre que ce chef-d’œuvre soit à peine représenté. Il a été créé grâce à Guy Ropartz à l’Opéra de Paris en 1931, plus de quinze ans après la mort du compositeur, repris en 1933 puis donné en 2019 dans une nouvelle production à Osnabrück. La mise en scène strasbourgeoise de 2024 est la 3e de la brève histoire des représentations de Guercœur. L’aficionado n’y avait accès que par les enregistrements de 1951 (incomplet) et 1986 (avec Plasson et van Dam).

Il est vrai que la musique de Magnard n’est pas rattachée aux avant-gardes de son époque (il n’appréciait ni Debussy ni Ravel, par exemple) et n’a pas non plus l’immédiateté de Massenet, pour citer trois compositeurs dont les œuvres de la même période sont encore jouées. Cependant il y a dans la musique de Magnard une « complexité claire », pétrie à la fois de Wagner, de Massenet, d’Indy et de ses propres convictions personnelles, une vérité à la fois naïve et tourmentée, qui en fait tout le prix. Sans compter que son Guercœur a un des plus beaux livrets de l’histoire de la musique.

L’Opéra National du Rhin a relevé avec panache le défi de sa « résurrection » en réunissant dans la distribution des valeurs confirmées et de brillantes promesses.

À commencer, bien sûr, par l’étoile du chant qu’est Stéphane Degout, chargée du rôle-titre et que les mélomanes français connaissent et admirent sans réserve : volume, beauté du son, homogénéité du registre, facilité technique toute mise au service du texte (qui est parfaitement compris de bout en bout, rendant inutile le surtitrage en français), le personnage est rendu avec une telle vérité que nous plongeons dans son univers, ses attentes, ses souffrances (un des maîtres-mots de l’œuvre). Extraordinaire performance d’un chanteur extraordinaire.

Puis il y avait aussi Antoinette Dennefeld. Déjà applaudie comme Périchole d’Offenbach ou comme Prince charmant de Cendrillon de Massenet, la voix de Dennefeld loin d’être laide n’est pas non plus parmi les plus belles. Mais son volume est important, sa voix ductile est confortable dans l’aigu et dans les graves, avec une bonne palette d’émotions qui passent vocales. Elle a surtout un tel sens du personnage, une telle capacité d’émotion, que son monologue sur les morts, et tout son tableau au deuxième acte sont ravissants. Très bonne intelligibilité qui rend inutiles les surtitres. Extraordinaire aussi.
Très belle prestation aussi, celle de Catherine Hunold, qui fait un premier acte peut-être un peu trop « wagnérien », avec peu de nuances et un peu trop basé sur le volume (doit-on en blâmer plutôt le chef Ingo Metzmacher ?), mais qui au troisième acte se rattrape et chante avec douceur et beaucoup d’intelligence son très beau monologue.

Guercœur. Photographie © Klara Beck.

Parmi les valeurs confirmées, n’oublions pas Marie Lenormand, qui met tout son savoir-faire théâtral et musical, tout son sens du texte et du phrasé, au service d’un petit personnage (l’ombre d’une femme) dont elle fait un personnage très sincère et émouvant.

Quant aux promesses, le ténor Julien Henric, incarnant le rôle de l’arriviste Heurtal, surprend par son assurance, son aisance sur tout le registre, son volume et son phrasé. Son personnage — plutôt antipathique — est rendu avec une étonnante netteté. Un régal. Et un nom, celui de Julien Henric, à tenir en compte désormais.

Retenons aussi la belle voix sombre de Adriana Bignani Lesca, dont les graves font merveille en tant que Souffrance, le beau phrasé de Eugénie Joneau comme Bonté, ou les jolies voix de Gabrielle Philiponet, Alysia Hanshaw et Glen Cunningham.

Sans oublier Clémence Baïz Laurence Hunckler et Stella Oikonomou qui, issues du chœur, croquent trois petits personnages populaires savoureux.

D’ailleurs tout le chœur de l’Opéra National du Rhin est admirable dans les explosions de colère et le débat du deuxième acte, un morceau de bravoure chorale qui, prenant ses sources aux Huguenots de Meyerbeer en passant par Le vaisseau fantôme de Wagner, devient dans Guercoeur un moment intense de suspense opératique. Il n’est pas impensable que Magnard ait eu en tête des scènes populaires, vécues ou fantasmées, de la Commune de Paris ou des protestations ouvrières de la fin du xixe siècle.

L’Orchestre Philarmonique de Strasbourg, sous les ordres d’Ingo Metzmacher, donne bien le sens théâtral, adaptant son volume à partir du deuxième acte au volume des chanteurs.

Quant à la mise en scène de Christoph Loy (dont serait partie justement l’idée de monter Guercoeur), notons une très belle direction d’acteurs, de beaux costumes assez intemporels pour que nous ne nous demandions pas où ni quand exactement a lieu l’action (Magnard ne tenait pas à un moment ni à un endroit spécifiques), un décor qui rend bien le côté métaphysique du livret (mais qui en revanche a le grand défaut de laisser échapper le son des chanteurs vers le reste de la cage de scène), de beaux éclairages et un très bon mouvement des masses chorales et des figurants.

Une salle bien remplie (d’autant plus que ce n’était ni le week-end ni le jour de la première), ce qui prouve l’intérêt que le public strasbourgeois prête à des œuvres « hors répertoire » et le bon travail des équipes administratives et relationnelles de l’Opéra National du Rhin.
Un grand merci donc à toutes les personnes qui ont fait possible cette récupération d’un chef-d’œuvre. Espérons que d’autres maisons d’opéra (peut-être même parisiennes, qui sait ?) le reprennent.

plume_04 Frédéric Léolla
2 mai 2024
facebook

Strasbourg, jeudi 2 mai 2024. Opéra National du Rhin. Guercoeur, tragédie lyrique en trois actes. Musique et livret d’Albéric Magnard. Mise en scène, Christof Loy. Décors, Johannes Leiacker. Costumes, Ursula Renzenbrink. Lumières, Olaf Winter. Avec Stéphane Degout (Guercoeur), Catherine Hunold (Vérité), Antoinette Dennefeld (Giselle), Julien Henric (Heurtal), Eugénie Joneau (Bonté), Gabrielle Philiponet (Beauté), Adriana Bignani Lesca (Souffrance), Marie Lenormand (ombre d’une femme), Alysia Hanshaw (ombre d’une vierge), Glen Cunningham (ombre d’un poète), Clémence Baïz Laurence Hunckler et Stella Oikonomou (3 voix de femme). Chœur de l’Opéra National du Rhin. Chef de chœur, Hendrik Haas. Orchestre Philarmonique de Strasbourg. Direction musicale, Ingo Metzmacher.


rect_acturect_biorect_texterectangle encyclo

logo grisÀ propos - contact |  S'abonner au bulletinBiographies de musiciens Encyclopédie musicaleArticles et études | La petite bibliothèque | Analyses musicales | Nouveaux livres | Nouveaux disques | Agenda | Petites annonces | Téléchargements | Presse internationale| Colloques & conférences | Collaborations éditoriales | Soutenir musicologie.org.

paypal

Musicologie.org, 56 rue de la Fédération, 93100 Montreuil. ☎ 06 06 61 73 41

ISNN 2269-9910.

cul_2405

Samedi 11 Mai, 2024 19:01