Peter Kellner (Leporello) et Davide Luciano (Don Giovanni). Photographie © Marco Borrelli.
À l’opéra d’État de Vienne, l’heure c’est l’heure ! Lorsqu’une représentation est programmée à 19 h, les portes sont closes à l’heure dite et les ouvreurs respectent scrupuleusement les instructions de la hiérarchie de ne plus laisser entrer. Ce qui semble un truisme de bienséance ne le fut hélas pas, dimanche 19 janvier à l’Auditorium Rainier III. Dans le cadre du festival Mozart à Monaco, l’Orchestre philharmonique de Monte-Carlo avait laissé sa place à l’Orchestre de la Staatsoper de Vienne qui proposait une version mise en espace, inspirée de Barrie Kosky du Don Giovanni de W. A. Mozart. Était-ce dû aux conditions drastiques de sécurité imposées à l’entrée de l’auditorium ou bien aux retardataires habituels des abonnés de l’opéra monégasque — sans doute un peu des deux —, toujours est-il que le directeur musical Bertrand de Billy après un temps d’attente raisonnable les mains sur les hanches — signe caractéristique d’un étonnement mêlé d’agacement — a lancé les deux premiers accords tonitruants de l’ouverture dans un indescriptible brouhaha ponctué de « chut ! » pendant que des grappes de participants gagnaient leurs places dans la pénombre. Passons.
Andrea Carroll (Zerlina) et Andrei Maksimov (Masetto). Photographie © Marco Borrelli.
Saluons en premier lieu cette « mise en espace » dont la réussite vaut bien des mises en scène traditionnelles même si certaines d’entre elles demeurent dans nos mémoires comme des plus inventives : à l’image de celle de la Staatsoper de Berlin en 2013. Point de « Merry-go-round » cette fois-ci mais quelques pierres de différentes tailles semées — comme autant d’embûches — sur l’avant-scène de l’auditorium. Agencement certes minimaliste. C’était sans compter sur l’extraordinaire vitalité scénique des personnages qui surent se les approprier et dont Leporello ne fut pas le moindre des acteurs : ici, Don Giovanni se faufile au sein des sections de l’orchestre et échange nonchalamment avec le timbalier (Anton Mittermayer), là Leporello distribue quelque argent aux instrumentistes — des contrebassistes jouent le jeu et l’empochent discrètement ! — au moment des ripailles finales au palais de Don Giovanni à l’acte II « Già la mensa è preparata », là encore Leporello — toujours lui ! — se réfugie au pied du pupitre du maestro pour fuir les imprécations du Commandeur. Minutieusement réglée, cette étourdissante dynamique scénique est d’autant plus méritoire pour les chanteurs et pour Bertrand de Billy que ce dernier ne lésine pas sur les contorsions physiques afin de donner précisément le signal d’attaque aux interprètes. Placé au beau milieu de l’orchestre, le piano-forte de Tommaso Lepore n’échappe que de peu à ces facéties. On pressent en amont un travail considérable et une équipe artistique soudée.
Peter Kellner (Leporello). Photographie © Marco Borrelli.
Pour avoir le privilège d’entendre régulièrement des productions de l’opéra d’État de Vienne — d’une Tosca en octobre 2023 à une plus récente Madame Butterfly —, il serait presque superflu d’insister sur l’excellence musicale de l’orchestre : angoissants accords d’ouverture, magnifiques clarinette et basson (Gregor Hinterreiter et Sophie Dervaux) qui soutiennent le désir inassouvi de Donna Elvira, nette dislocation arithmétique des mélodies en plein bal qui annonce le renversement dramaturgique, sonorité admirable des cordes (Konzertmeisterin Albena Danailova) alliées aux flûtes (Karl-Heinz Schütz) dont les irrésistibles chromatismes pointés du Commandeur « Don Giovanni, a cenar teco » vous empoignent manu militari. Et tant d’autres bonheurs orchestraux délicieusement initiés par le maestro. Du grand art.
Davide Luciano (Don Giovanni) et Antonio di Matteo (Le Commandeur). Photographie © Marco Borrelli.
Certaines voix de la distribution pâtissent légèrement de cette immense salle aux résonances parfois énigmatiques. Dans le rôle-titre, Davide Luciano qui interprétait Marcello dans une Bohème monégasque en janvier 2020 maintient, avec autant d’aisance dans le comique que le dramatique, l’exaltation vocale et scénique d’un être agi par une destinée à laquelle il s’est identifié et ne veut pas renoncer. Mis à part son « fléchissement » lors de la scène de bal où « les masques tombent » et permettent aux convives de dévoiler son entreprise séductrice, seule sa canzonetta « Deh vieni alla finestra… » accompagnée de la mandoline laisse timidement percer chez lui l’humain en recherche de l’amour. Superbe interprétation. Mais comme l’on dit au cinéma, c’est Peter Kellner qui, dans le personnage de Leporello, « crève l’écran » avec ses pitreries et ses mimiques. Le baryton à la tessiture de basse d’origine slovaque et passé par le Mozarteum de Salzburg dote les mille mésaventures du valet de Don Giovanni d’une impressionnante stature vocale — impeccable projection, justesse de ton et diction enrichie de nuances — qui déclenche avec son « Madamina » les premiers applaudissements de la soirée.
Orchestre de la Wiener Staatsoper et Bertrand de Billy (Directeur). Photographie © Marco Borrelli.
Entendue par un collègue dans Le Nozze di Figaro à Garnier en 2020, Maria Bengtsson (Donna Anna) joue sa douleur sur de beaux aigus, parfois un peu fragiles — Berlioz critiquera d’ailleurs cette envolée inattendue à la fin de son air mélancolique « Crudele ? » — tandis que la mezzo-soprano irlandaise Tara Erraught file dans son « In quali eccessi… » des notes hautes aussi diaphanes et infinies que la tristesse du personnage de Donna Elvira. On regrettera la faiblesse du Don Ottavio d’Edgardo Rocha dans son « Il mio tesoro » à l’acte II, nettement plus à l’aise vocalement et scéniquement — certes le rôle s’y prêtait — pour chanter le Comte Almaviva du Il Barbiere di Siviglia à Monte-Carlo en avril 2023 : il donne le sentiment de ne pas avoir trouvé sa place dans ce casting.
Originaire de Saint-Pétersbourg, le baryton Andreï Maksimov réussit brillamment ses débuts dans le rôle de Masetto et met en lumière sa partenaire américaine Andrea Carroll, interprète exigeante de Zerlina dans son « Batti, batti, o bel Masetto » et dont l’irrésistible charme semble une conséquence de sa rencontre et de « son expérience » avec Don Giovanni : Piotr Kaminski ne nous rappelle-t-il pas que Zerline « fut considérée à l’origine comme la primadonna… car c’est sur elle que s’exerce [in statu nascendi et devant nos yeux] le pouvoir de séduction de Don Giovanni » (Mille et un opéras, Fayard, 2003, p. 1046). Last but not least, magnifique prestation de la basse italienne Antonio di Matteo dans Le Commandeur et où les chœurs de l’opéra de Monte-Carlo dirigés par Stefano Visconti amplifient l’intensité dramatique du finale. Ovation debout garantie et légitime pour saluer cette admirable production.
Jean-Luc Vannier
Monaco, 21 janvier 2025
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Mercredi 22 Janvier, 2025 3:12