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Jélyotte Pierre de
1713-1797

Jéliote, Jéliot, Jéliotte.

Jélyotte

Né à Lasseube le 13 avril 1713, mort le 12 octobre 1797 au château Labat à Estos.

Il est le second des six enfants de Joseph de Grichon, un négociant en laines et de Magdeleine de Mauco. Le nom de Jéliote est emprunté à celui d'un domaine possédé par la famille.

Il est enfant de chœur à Lasseube, puis reçoit ses premières leçons de musique à Betharram, avant d'étudier le chant, le clavecin, la guitare, le violoncelle et la composition à la maîtrise de Saint-Étienne de Toulouse.

Il aurait été remarqué par Prince de Carignan, inspecteur général de l'Opéra. Il est à Paris en 1733, où il fait ses débuts à l'Opéra en octobre dans le rôle de l'Amour d'Hippolyte et Aricie de Jean-Philipe Rameau, puis il enchaîne les rôles secondaires.

En 1738, suite au départ du haute-contre Tribou, il assume le rôle principal dans une reprise d'Atys de Lullly. Il crée par la suite de nombreux rôles importants dans les opéras de Jean-Philippe Rameau, souvent avec la soprano Marie Fell, avec laquelle il chante dans Daphnis et Alcimadure de Mondonville, sur un livret écrit en occitan. Ils tiendront les rôles de Colin et de Colette dans le Devin du village de Jean-Jacques Rousseau.

En 1645, il est nommé professeur de guitare du roi.

Il se produit souvent à la cour. Sa comédie-ballet Zeliska est créée à Versailles en 1746.

Il est nommé premier violoncelliste du Théâtre des Petits Appartements de Madame de Pompadour.

Il apparaît souvent au Concert spirituel où il interprète l'un de ses motets (perdu) ou ceux de Mondonville.

il crée encore Daphnis et Alcimadure, « pastorale languedocienne » de Mondonville, et le 15 mars 1755, il fait ses adieux à la scène de l'Opéra dans Castor et Pollux, mais continue à se produire dans des soirées, notamment chez le prince de Conti, à la cour de Versaille et de Fontainebleau.

Il est une dernière fois sur scène le 9 novembre 1765 dans le rôle de Zamnis, d'Erosine de Berton. Il se retire dans son hôtel d'Oloron, puis au château Labat à Estos appartenenant à sa famille par alliance.

Il atteignait une très haute tessiture avec agilité. Des rôles écrits pour Tribou ont été réécrits pour lui, l'air « Règne amour, lance tes traits » dans Zaïs de Rameau (Livret Cahusac) lui est destiné (créé le 29 février 1748). Il a contribué aux succès des opéras de Rameau.

Jelyotte Pierre de Jélyotte dans le rôle d'Apollon, par Louis Tocqué, 1755 (aussi attribué à Van Loo).


Jelyotte« Règne amour, lance tes traits »


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Bibliographie

Grove, Mary Cyr ; MGG, André Ménetrat.

Liste des opéras que Pierre Jélyotte a chantés au théâtre de l'Opéra de Paris de 1733 à 1755. Manuscrit, Bibliothèque nationale de France [fac-similé].

Cahusac Louis de (1706-1759), Chanteur, euse. Dans Denis Diderot (dir.), « Encyclopédie, ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers », Paris, 1751-1780.

Prod'homme Jacques-Gabriel (1871-1956), Pierre de Jélyotte (1713–1797), dans  «  Sammelbände der Internationalen Musik-Gesellschaft » (3), 19011902, p. 686-717.

Pougin Arthur (1834-1921), Un ténor de l'opéra au XVIIIe siècle : Pierre Jélyotte et les chanteurs de son temps. Fishbacher, Paris 1905.

Pitou Spire, The Paris Opéra: an Encyclopedia of Opera, Ballets, Composers and Performers. Greenwood Press, Westport, London 1983.

Sadler Graham, Rameau's Singers and Players at the Paris Opéra: a Little-Known Inventory of 1738. Dans « Early Music » (11) 1983, p; 453-467.

Benoit Marcelle, Dictionnaire de la musique en France aux XVIIe et XVIIIe siècles. Fayard, Paris 1992.

Lafon Mary, Le Chanteur des Pyrenées, histoire de Jélyotte, le roi de l'Opéra. Dans « Le Musée des familles », octobre-novembre 1859, p. 17-27 & 51- 56.

Jélyotte Pierre de Jélyotte dans le rôle du Plaisir dans l'Opéra des Grâces.


Le Ménetrel, 3651, 67e année, dimanche 17 mars 1901

La biographie, jusqu'alors fort courte du premier chanteur de l'époque — j'ai nommé Jélyotte— est aujourd'hui mieux connue et moins incomplète, grâce aux Souvenirs1 si curieux et si piquants de Dufort de Cheverny, introducteur des Ambassadeurs. Ce personnage frotté de noblesse, qui tenait, de par ses alliances, ses amitiés et sa fortune, à tous les mondes d'une société aussi aimable que brillante, professait la plus vive affection et la plus profonde estime pour Jélyotte. Déjà ses Mémoires ont permis de nxer exactement des dates jusqu'ici peu précises dans la vie du célèbre artiste. Né le 13 avril 17132, Jélyotte mourut, non pas en 1783, comme le dit Fétis, mais en 1797.

Neveu d'un chanoine de Toulouse, enfant de choeur et attaché aux archives du chapitre, il fut emmené à Paris par un grand seigneur que sa voix avait charmé et qui voulut faire la fortune du jeune virtuose.

Jélyotte débuta vers l'âge de 17 ans à l'Opéra; et jusqu'en 1756, époque de sa retraite, son succès alla toujours en croissant.

C'est du moins Dufort de Cheverny qui l'affirme. Toutefois, un incident imprévu faillit interrompre la carrière de l'artiste. Au dire des Nouvelles de la Cour el de la Ville, l'intendant des finances Fagon, fils du premier médecin de Louis XIV, avait proposé en 1738 à Jélyotte un emploi de quatre mille livres en province : c'était une place de commis. Le ténor de ce temps-là, car notre chanteur avait « le timbre d'une haute-contre parfaite », ne touchait pas des cachets quotidiens de dix mille francs ; Jélyotte avait débuté à 2.100 livres par an ; et ses appointements ne dépassèrent jamais cinq mille. Donc l'offre de Fagon était séduisante, d'autant qu'à cette époque l'Opéra, toujours fort obéré, ne payait pas très exactement ses artistes. Heureusement Jélyotte repoussa les présents d'Artaxerce.

Son éducation musicale se fit avec une certaine lenteur. Le journaliste de la Cour et de la Ville, qui ne paraît pas manquer de compétence en la matière, disait que depuis 1735 les « cadences » de Jélyotte s'étaient fort adoucies et que « sa voix ne venait plus du nez, mais de la gorge ».

Dufort de Cheverny le proclame « le premier chanteur de l'Europe » et « les délices de la Cour et de la Ville ». Quand il paraissait, s'écrie cet ami enthousiaste, c'était un silence religieux dans toute la salle. Certaines notes chez lui avaient « le son d'une cloche d'argent». Sa diction était très nette et très distincte. Mais sa voix avait une telle puissance qu'elle couvrait les choeurs du Zoroastrede Rameau. Tout Paris courait l'entendre dans le Pygmalion du même auteur, alors que Jélyotte, au milieu des grondements du tonnerre, lançait son fameux : « Ciel! Thémire expire dans mes bras ! »

Ce n'était pas qu'il eût toutes les séductions. On sait que les ténors ont parfois à se plaindre de dame Nature. Jélyotte, lui, était petit et mal fait, mais ses yeux jetaient des flammes. Il avait un caractère aimable et doux; et les succès de tout genre qu'il rencontrait dans les rangs de la haute société ne le rendaient ni aussi vain, ni aussi fat que le prétendent ses contemporains. Il vivait dans l'intimité de la duchesse de Luxembourg et du prince de Conti : dans le fameux tableau du Thé à l'Anglaise, représentant une soirée au Temple, c'est lui que le peintre nous montre, assis devant le clavecin. A Chantelou, le superbe château où le duc de Choiseul donna si longtemps à la France le spectacle de sa fastueuse disgrâce, Jélyotte fut toujours traité sur le pied de l'égalité.

Il était la joie des soupers mondains quand il y chantait ses plus remarquables duos avec Lagarde, une basse profonde. On

sait le mot prêté par les Mémoires du marquis d'Argenton au duc de la Vallière, le jour où la femme de ce grand seigneur « renvoya » l'amant qui avait cessé de plaire : — Quoique vous ne soyez plus des amis de ma femme, dit le duc à Jélyotte, j'entends que vous ne cessiez d'être des miens ; nous vous aurons quelquefois à souper.

L'heureux mortel qui avait su résoudre le problème, considéré toujours comme insoluble, d'être chéri des dames et... accepté des maris, eut le bon sens fort rare chez les ténors de vouloir quitter le public avant d'être quitté par lui. Il songea donc à prendre sa retraite en 1753. Ce fut un deuil général à la Cour. Pour que Jélyotte restât encore deux ans à l'Opéra, ses abonnés convinrent de réunir entre eux un capital de cent mille livres qui assurerait un revenu annuel de dix mille à l'artiste. Nous ignorons si cette combinaison réussit; ce qui est certain, c'est que Jélyotte se retira en 1755, disent ses biographes, en 1756, assure Dufort de Cheverny. Le chiffre exact de sa pension de retraite n'est guère mieux connu, 1.200 livres, prétendent les uns, 2,500 affirment les autres. En tout cas, ce n'était pas sa seule ressource, comme le déclare l'un d'entre eux. Dufort de Cheverny réduit à néant ces allégations par les renseignements qu'il tient de l'intéressé même. Jélyotte, loin d'être dans la misère, avait une très respectable fortune, grâce à certaine part que le financier La Borde, son obligé, paraît-il, lui avait déléguée sur l'ensemble de ses opérations. Il avait une belle propriété à Oloron, où il devait passer le reste de ses jours et où ses goûts éclairés de bibliophile avaient su former une magnifique bibliothèque composée de partitions et d'ouvrages italiens. En quittant l'Opéra, il y laissait non seulement le renom d'ar- tiste hors pair, mais encore la réputation fort enviée, quoique moins glorieuse, d'homme à bonnes fortunes.

Par respect sans doute pour la mémoire de son ami, Dufort de Cheverny glisse légèrement sur des aventures galantes qui étaient connues de tous. Il ne parle pas davantage d'un épisode de cette vie si tourmentée, qui date de 1760 et que nous avons retrouvé dans un manuscrit de la bibliothèque Sévigné, consacré à la biographie des fermiers généraux. L'un d'eux, Le Riche de la Pouplinière, protecteur des arts et des artistes, avait perdu sa femme, qu'il avait surprise certain jour — et l'anecdote est restée célèbre — avec le maréchal de Richelieu, pénétrant dans l'appartement de la belle par la plaque mobile d'une cheminée. Mais laissons notre auteur anonyme raconter les services rendus au fermier général par Jélyotte qui chantait dans les concerts de la Pouplinière.

« ... Le ciel venoit enfin de débarrasser le sieur Le Riche du » soin de payer la pension de sa chaste moitié dans un couvent, » en la retirant de ce monde, bien repentante, dit-on, d'avoir » manqué à un si bon mari. On s'attendoit qu'il goùteroit, le » reste de ses jours, les douceurs du veuvage! Non, il n'a point » senti le bonheur de son état, et, abusant de la grâce que ce » même ciel lui avoit faite, il a voulu encore courir les risques » sur la mer orageuse d'un second hymen avec mademoiselle de » Mondran, fille d'un capitoul de Toulouse.

« Deux gens à talents, savoir un ex-chanteur (Jélyotte), et un » violon (Mondonville), de l'Opéra, ont été les entremetteurs de » ce bizarre engagement d'un homme de soixante-dix ans avec » une jeune et belle fille de vingt, pleine d'esprit, de mérite, de » beauté, de grâce et douée de la plus belle voix qu'il y ait en » France.

« Elle a été aimée et fiancée du marquis de Sallegourde, con» seiller au parlement de Bordeaux.

« Ce mariage a été rompu, et celui-ci noué en sa place par » ambassadeur.

« Les conjoints ne s'étoient jamais vus. Orphée et Amphion » ont tant vanté à Plutus les mérites et la voix de la Toulousaine, » que sur leur rapport, à l'imitation des souverains, il l'a » épousée par procureur. Ils ont été ses ambassadeurs, ayant » été par lui députés pour l'aller quérir en son pays, la lui » amener pour consommer cette belle affaire. » Il n'a pu éviter le sort de Vulcain n'étant point vieux; il doit

« regarder comme un miracle s'il échappe étant, septuagé-.l .» naire.

« Ce mariage a été annoncé dans les gazettes comme ceuxd.es » têtes couronnées et grands seigneurs »1.

Cette historiette n'est pas inventée à plaisir. Jélyotte connaissait assez la famille de Mondran pour se croire autorisé à une ; démarche qu'avait pu réclamer de sa gratitude le fermier général, Les Mémoires d'un frère de M" 10 de la Pouplinière, le chanoine de Mondran, que nous avons également découverts à la Bibliothèque Sévigné, témoignent des relations amicales de Jélyotte avec la famille du capitoul de Toulouse. Le chanoine était luimême grand amateur de musique : il composait des chansons qu'il notait ou faisait noter par des amis. Il vint à Paris, où il put traverser, en s'y laissant oublier, les orages de la Révolution, et dans l'intimité du grand musicien Lesueur, dont il a écrit en style dithyrambique un panégyrique enthousiaste.

Un dernier mot sur la seconde Mme de la Pouplinière. Il ne parait pas, malgré les sinistres prédictions du pamphlétaire anonyme, qu'elle ait, comme la première, ...vulcanisé son mari, Mais après la mort du bonhomme, elle eut l'insigne honneur, si nous en croyons des notes de police inédites (2), d'être remarquée par Louis XV, qui n'eut bientôt plus rien à lui demander.

Cependant Jélyotte vivait dans la solitude et dans l'oublia Oloron. Il avait marié une de ses nièces à un Navailles et il consacrait ses derniers jours au culte d'un art qui avait fait l'occupation et le bonheur de sa vie. Il jouait de tous les instruments : il était même devenu bon compositeur, dit Dufort de Cheverny, communiquant ses chansons à Laborde, amateur et musicien comme lui.

Jusqu'en mai 1797, l'ancien introducteur des Ambassadeurs échangea tous les mois les lettres les plus affectueuses avec Jélyotte. Il remarqua cependant à cette époque, dans la correspondance de son ami, une sorte d'ennui, de dégoût de l'existence, qu'il s'efforça de combattre par la plus concluante des démonstrations. Dans une notice biographique qu'il lui adressait, il prétendait lui prouver par l'histoire même d'une vie aussi bien remplie, que le passé lui garantissait l'avenir. Or, Jélyotte avait 84 ans; Dufort de Cheverny reçut avec un remerciement très vif une réponse encore attristée ; puis les lettres se firent plus rares, elles cessèrent bientôt; et le 30 octobre de cette même année, Dufort apprenait la mort de Jélyotte.

PAUL D'ESTRÉES.

Notes

1. Dufort comte de Cheverny, Mémoires sur les règnes de Louis XIV et Louis XV sur la Révolution (introduction et notes par Robert de Crèvecoeur). E. Pion, 1880. Nous reproduisons, d'après Dufort, les chiffres et les dates concernant Jélyotte.

 

JélyottePierre Jelyotte, statuette de Paul Ducuing. La statue en bronze de Paul Ducuing fut érigée à Pau en 1901 et volée pour être fondue, par les nazis en 1942.


Pougin Arthur, Un ténor de l'opéra au XVIIIe siècle : Pierre Jélyotte et les chanteurs de son temps. Fishbacher, Paris 1905.

 

Jélyotte

Mon désir est de rappeler ici le souvenir d'un des artistes les plus fameux de son temps, du premier en date de la dynastie des grands ténors de notre Opéra, de l'interprète favori de Rameau et de ses chefs-d'œuvre, du célèbre chanteur Jélyotte, enfin, dont la renommée s'est étendue jusqu'à nous et qui, pendant vingt ans, a été la gloire et l'honneur de notre grande scène lyrique. En retraçant son histoire, en faisant connaître les détails de sa brillante carrière, j'aurai l'occasion de parler aussi de ses camarades, de ses confrères, de ceux — et de celles — qui l'entouraient, aussi bien que de quelques-uns des ouvrages dont il fut le principal interprète et au succès desquels il contribua pour sa part. Il en résultera ainsi comme une sorte de tableau de l'une des périodes les plus intéressantes et les plus importantes de l'histoire même de l'Opéra, celle où précisément Rameau brilla de toute sa gloire et où il tira ce théâtre de la somnolence dans laquelle il languissait et végétait depuis vingt ans. La vie d'un grand artiste est toujours utile à connaître. Celle de Jélyotte l'est peut-être d'autant plus que derrière l'artiste, particulièrement distingué, on trouvait en lui un homme, un homme de cœur, bon, serviable, généreux, plein de sentiments honorables, et dont l'existence pourrait servir de modèle.

Avant de commencer le récit de la vie de Jélyotte, il me semble indispensable de reproduire la courte notice que lui a consacrée Fétis. Les faits contenus dans cette notice sont tellement controuvés, si complètement en désaccord avec ceux que j'ai à raconter, que je trouve bon de la faire connaître dès l'abord en son entier, afin de n'avoir plus à la citer et à la combattre dans la suite à propos de tel ou tel incident.

Voici comment s'exprime Fétis :

Pierre Jéliotte où Jélyotte1, chanteur de l'Opéra de Paris, a eu beaucoup de célébrité. Il ne naquit pas dans le Béarn, comme le disent La Borde et tous ceux qui l'ont copié, mais dans les environs de Toulouse, en 1711. Après avoir appris la musique à la maîtrise de la cathédrale de cette ville, il fut attaché au chœur de cette église comme haute-contre (ténor aigu). La beauté de sa voix était incomparable : on en parla au prince de Garignan, qui avait l'inspection générale de l'Opéra, et qui le fit venir à Paris. Jéliotte débuta à Pâques de l'année 1733. Voici ce qui est dit de ce chanteur dans des mémoires manuscrits sur l'Opéra, volume très curieux que j'ai acquis à la vente de Boulard en 1833 : « Jéliotte (haute-contre). Cet acteur a cousté beaucoup d'argent à l'Académie (l'Opéra) pour le faire venir de Toulouze, où il étoit enfant de chœur (choriste). C'est une voix des plus belles, pour la netteté et les cadences. Il est grand musicien, et joue de beaucoup d'instruments; mais les débauches de toute espèce seront la cause de sa perte. » En 1738 Jéliotte avait douze cents livres d'appointements fixes, trois cents livres de gratification annuelle, et environ cinq ou six cents livres de gratifications extraordinaires. Ce traitement fut porté progressivement jusqu'à trois mille francs d'appointements fixes, avec environ deux mille francs de gratification ordinaire et extraordinaire. Après vingt-deux ans de service, Jéliotte se retira, en 1755, avec une pension de quinze cents livres; mais il continua de chanter aux spectacles de la cour jusqu'au mois de novembre 1765. Cet acteur avait le mauvais goût des chanteurs français de son temps et surchargeait la mélodie d'une multitude d'ornements qui en altéraient le caractère; mais outre sa belle voix, il possédait les qualités d'une expression très dramatique et d'une connaissance parfaite delà musique. Il mourut à Paris, en 1782, dans un état voisin de la misère, et n'ayant plus d'autre ressource que sa pension, qui heureusement était insaisissable par ses créanciers. Il était compositeur de quelque mérite. En 1745 il donna à Versailles, pour le mariage du dauphin, père de Louis XVI, un ballet intitulé Zélisca, qui fut fort applaudi. Il a aussi composé beaucoup de chansons, dont La Borde fait l'éloge.

C'est précisément, quoi qu'en dise Fétis en voulant corriger La Borde et son Essai sur la musique, c'est précisément dans le Béarn que naquit Jélyotte, comme nous allons en avoir la preuve. D'autre part, la date de sa naissance est 1713, et non 1711. La date et le lieu de sa mort ne sont pas plus exacts, car il mourut non à Paris, en 1782, mais à Oloron, en 1797. Quant à ses débauches, nous verrons à quoi elles se réduisent, et elles ne paraissent pas avoir beaucoup abrégé son existence, puisqu'il vécut jusqu'à quatre-vingt-quatre ans. Enfin, il avait si peu de créanciers et il mourut si peu dans la misère que, lorsqu'il quitta Paris pour aller se retirer dans sa province natale, il habita en vrai châtelain une belle propriété qu'il avait acquise à beaux deniers comptant. En ce qui concerne son talent, et pour parler de la multitude d'ornements dont, au dire de Fétis, Jélyotte surchargeait les mélodies, je serais un peu étonné que Rameau, dont il était surtout l'interprète, lui ait ainsi laissé la faculté d'altérer et de défigurer sa pensée. Pour qui connaît, d'une part le caractère quelque peu intraitable de Rameau, de l'autre, le respect qu'il avait de son art et surtout la précision avec laquelle il écrivait et voulait voir exécuter sa musique, il me semble difficile d'admettre l'exactitude d'une telle assertion. Quoi qu'il en soit à ce sujet, on voit que la notice de Fétis ne peut être lue qu'avec une certaine défiance, et qu'elle se trouve en contradiction complète avec la réalité des faits.

Voici un document qui ne saurait laisser aucun doute sur les origines de Jélyotte. C'est le texte de son acte de naissance, tiré du registre des baptêmes de l'église Sainte-Catherine deLasseube (Basses-Pyrénées) :

Pierre, fils légitime de Joseph de Jeliote et de Magdelaine de Mauco, naquit le 13e d'avril 1713 [et a] esté baptisé le 14e du même mois et an, a la présentation de Jeanne de Caselong; — par moy; — presens les soubs signés. — (Signé :) Jeliote présent: — Dcseoubet, présent; — de Portau.

Ce qu'on n'a jamais dit jusqu'ici, c'est que le nom de la famille était non pas Jeliote (comme il est écrit dans cet acte), mais Grichon. Ce fait a été révélé tout récemment, dans une notice anonyme sur le chanteur, publiée à l'occasion des fêtes pour l'inauguration de sa statue à Pau, dans L'Indépendant des Basses-Pyrénées des 19, 20 et 21 mars 1901 : — « ... Comme on le verra plus loin, dit l'auteur, dans la notice généalogique, l'ancien nom patronymique de la famille du chanteur était Grichon. Le surnom de Jéliote lui venait d'une maison, sise dans le vie de Larriugran de Lasseube, et qui appartenait, dès la seconde moitié du XVIe siècle, aux Grichon. Vers la fin du XVIIe siècle ceux-ci ne furent guère connus que sous l'appellation de Jéliote. Ces substitutions de noms, très fréquentes en Béarn, étaient d'ailleurs conformes aux usages de la province. »

Je ne saurais reproduire ici la généalogie très complète dont il est question dans ces lignes, généalogie dressée d'après des actes officiels tirés des archives locales, et qui part des premières années du dix-septième siècle et du bisaïeul de Jélyotte, Joandin deu Grichon, marié vers 1635 avec Agne deu Roma. Mais j'en extrais ces renseignements relatifs à la propre famille de Jélyotte, c'est-à-dire son père, sa mère, lui-même et ses frères et sœurs :

Joseph de Grichon, alias de Jeliote, naquit à Lasseube, le 13 novembre 1681. Il fut jurât de cette commune et y épousa, le 5 juillet 1710, Magdeleine de Mauco, fille de Pierre de Mauco et de Jeanne de Gaselong, d'Oloron2. Joseph de Grichon, alias de Jeliote, mourut à Lasseube, le 16 janvier 1767, à l'âge de 85 ans. — Magdeleine de Mauco décéda au même lieu, le 1er mai 1703, à l'âge de 82 ans, environ — Ils avaient eu de leur mariage :

1° Jean de Jeliote, né à Lasseube le 17 mars 1712 :

2° Pierre de Jeliote (le chanteur) ;

3° Jean-Baptiste de Jeliote, né à Lasseube le 7 juillet 1715;

4° Jean-François de Jeliote, né à Lasseube le 7 août 1724;

5° Catherine de Jeliote, née à Lasseube le 26 septembre 1718;

6° et Marie-Anne de Jeliote, née à Lasseube le 9 avril 1721.

Lasseube, où naquirent Jélyotte et ses frères, et dont toute la famille était originaire, forme aujourd'hui un joli chef-lieu de canton du département des Basses-Pyrénées, situé entre Pau et Oloron et peuplé d'environ 2.000 habitants. Le père de Jélyotte était, dit-on, marchand de laines, et on ajoute que la famille était peu aisée, ce qui se conçoit, avec six enfants à élever et à nourrir. Il est probable qu'on dut s'ingénier de bonne heure à les mettre à même de gagner leur vie. En ce qui concerne notre Jélyotte, il est supposable qu'il se fît remarquer dès ses jeunes années par sa jolie voix et son instinct pour la musique, car il ne tarda guère à entrer comme enfant de chœur à l'église Sainte-Catherine de Lasseube, après quoi il alla à Bétharram.

Il y avait alors et il existe encore, non très loin de Lasseube, c'est-à-clire au gentil village de Lestelle, une chapelle dès longtemps célèbre, la chapelle de Bétharram, fondée en 1475 par Gaston IV, vicomte de Béarn, et fameuse clans toute la contrée comme lieu de pèlerinage, en souvenir d'une pieuse légende devenue populaire. On ne parvenait à cette chapelle, située entre le Béarn et la Bigorre et bâtie sur les bords du Gave, qu'en franchissant un pont hardi d'une seule arche. La légende en question rapportait qu'une jeune paysanne étant tombée accidentellement dans le Gave, dont, malgré ses efforts, les flots mugissants l'entraînaient avec rapidité, et se voyant en péril de mort, au plus fort du danger implora la sainte Vierge avec ferveur. Aussitôt un rameau se serait trouvé miraculeusement sous sa main, pour la retenir et la sauver. De là, selon la tradition populaire, le nom de Bétharram (beth arram, beau rameau), donné à la chapelle construite en ce lieu et devenue fameuse par le miracle qui lui avait donné naissance3

Là vivait une congrégation de prêtres, chargés surtout d'entretenir la dévotion au pèlerinage qui attirait annuellement une foule de fidèles. Ils entretenaient dans l'église une maîtrise excellente et renommée dans tout le pays. On a dit que parmi ces prêtres se trouvait un oncle du petit Jélyotte, qui, tout naturellement, attira l'enfant à la chapelle ; d'autres ont ajouté que sa famille voulait le faire entrer dans les ordres. Pour ceci, je ne sais ce qu'il en faut penser. Quant à l'oncle qui le protégea, on verra plus loin que celui-là n'était pas prêtre, et que s'il y en eut un en effet parmi les missionnaires de Bétharram, du moins n'est-ce pas celui qui lui facilita la carrière4. Quoi qu'il en soit, il est certain que Jélyotte devint pensionnaire de Bétharram, qu'il y reçut une solide instruction littéraire et qu'il y commença sa véritable éducation musicale. Il est présumable que c'est son oncle qui, au bout de quelques années, voyant les heureuses dispositions dont il faisait preuve sous ce rapport, l'envoya et le recommanda à la maîtrise de Saint-Etienne, à Toulouse, pour y parfaire et y compléter ses études musicales, et ce, en l'aidant personnellement de sa bourse, ce qui contribue à laisser supposer que les parents de Jélyotte n'étaient rien moins que fortunés.

A la maîtrise de Toulouse Jélyotte étudia non seulement le chant, mais aussi le clavecin, l'orgue, le violon, la guitare, et jusqu'à la composition. On sait de source certaine, en effet, que Jélyotte, comme plusieurs chanteurs de son temps (que n'en est-il autant du nôtre !), était excellent musicien et d'une remarquable habileté sur divers instruments. Mais tout en travaillant, il faut croire que l'effervescence delà jeunesse lui fît commettre quelques peccadilles à Toulouse. C'est du moins ce qui résulte d'une lettre qu'il adressait justement à son oncle, à la date du 21 mars 1731, alors que, devenu jeune homme, il était tout près d'accomplir sa dix-huitième année5 :

A Toulouse, le 21e mars 1731.

La bonté que vous avez eue, mon cher oncle, de faire compter à M. Marquez quatre-vingts livres pour le supplément de ma pension, et un petit habit d'hiver, me persuade que vous avez oublié mes égarements passés ; j'aurais tort de passer cette Pâques sans vous en faire un mea culpa. Il est, je vous assure, sincère, et vous connaîtrez, dans mon amendement, que le cœur parle plus que ma plume.

Je suis persuadé que vous avez eu du plaisir de ce que M. Marquez ne voulut point que je me retirasse pour occuper l'orgue de Dax ni celui d'Oloron. Il pensait à ce que nous ne savions point, et lorsque le temps est venu, il m*a fait trouver le moyen de subsister honnêtement dans une ville où mon éducation m'appelle plus que partout ailleurs. Je tâcherai de profiter du temps et des bons avis que vous avez eu la bonté de me donner, ce qu'il faut me continuer s'il vous plaît ; je l'espère de votre bonté, et qu'en attendant que je puisse reconnaître à mes parents et aux personnes à qui vous me confiez le bien que j'en ay reçu, vous voudrez bien continuer d'être le garant de ma bonne volonté.

J'attends, mon très honoré oncle, cette grâce de vous. Je tâcherai de la mériter parle respectueux attachement avec lequel j'ai l'honneur d'estre, mon très honoré oncle, votre très humble et très obéissant serviteur.

JÉLIOTE.

Vous voulez bien permettre que j'assure de mon respect ma chère tante et nos parents de Gasalong.

Elle est charmante, cette lettre, et témoigne d'un brave cœur et d'une honnête nature. D'autres nous confirmeront dans les bons sentiments qu'elle dévoile et nous montreront un Jélyotte plein de tendresse et de sollicitude pour les siens. Celle-ci nous apprend que l'éducation musicale du jeune artiste était dès lors bien complète, puisqu'on lui avait offert deux places d'organiste, L'une à Dax, l'autre à Oloron. Il avait bien fait de suivre le conseil qui lui était donné de les refuser, car, qui sait, en acceptant l'une ou l'autre, s'il ne serait pas resté toute sa vie enfoui dans une petite ville de province et n'aurait pas ainsi végété, au lieu de suivre la brillante carrière qui l'attendait ?

Il n'était plus alors simple élève de la maitrise de Saint-Étienne. Il chantait les haute-contre dans la chapelle, et l'on peut croire sans peine que sa belle voix, tant célébrée plus tard, y produisait une impression profonde. On ne sait ni de quelle façon ni dans quelles circonstances il fut appelé à l'Opéra, mais tous les renseignements concordent à dire que c'est le prince de Garignan qui fit pour ce théâtre cette heureuse recrue.

Fils d'Emmanuel-Philibert de Savoie, étroitement apparenté à Louis XV, le prince de Garignan était un ardent dilettante en même temps qu'un grand coureur de filles et un aventurier fieffé, qui, après avoir gagné plus ou moins légitimement (plutôt moins que plus) des sommes immenses, mourut en laissant pour tout héritage un ensemble de cinq millions de dettes, ce qui, pour l'époque, constituait un passif assez honnête. On sait de quelle façon, dans leurs Mémoires, il est drapé par Saint-Simon et le marquis d'Argenson. Je n'ai pas à m'en occuper sous ce rapport. J'ai seulement à rappeler qu'il avait à cette époque le titre d'inspecteur général de l'Opéra, et qu'il jouissait à ce théâtre d'une autorité absolue et incontestée6. Fit-il un voyage du côté de Toulouse et eut-il l'occasion d'entendre le jeune haute-contre de l'église Saint-Etienne? Ou bien, ce qui n'aurait rien d'extraordinaire, la superbe voix de celui-ci eut-elle un écho jusqu'à Paris, et le prince envoya-t-il à Jélyotte un ordre de début ? On peut choisir entre deux hypothèses, aussi vraisemblables l'une que l'autre. Mais ce qui est certain, c'est que Jélyotte était à Paris dans les premiers mois de 1733.

Il y a lieu de croire qu'on voulut en quelque sorte le tâter avant de lui faire aborder la scène et de le présenter au public de l'Opéra, et que c'est dans ce but qu'on le fît chanter d'abord au Concert spirituel. Il s'y fit entendre en effet dans le courant du mois de mai 1733, pendant la fermeture de Pâques qui était imposée alors à tous les théâtres, et sa voix y fît sensation7. C'est peu de temps après cet essai qu'il se montra à l'Opéra, dans une reprise des Fêtes grecques et romaines de Colin de Blamont, qui avait lieu le 11 juin. Son début était modeste et il parut dans un rôle tout épisodique, celui d'« un Grec », auquel cependant on donna quelque importance, puisqu'à son intention on ajouta quatre vers à l'air qu'il avait à chanter, ainsi que nous l'apprend le Mercure : — « L'Académie royale de musique continue toujours avec grand succès les représentations du ballet des Fêtes grecques et romaines. Jamais reprise d'opéra n'a été plus brillante ni plus applaudie. Les Dlles Antier, Le Maure et Petitpas s'y distinguent dans les rôles qu'elles jouent, avec toute l'intelligence et la justesse possible, de même que les Srs Tribou et Chassé. Au divertissement du premier acte, le Sr Jéliot, avec sa voix admirable d'haute-contre (sic), chante l'air suivant, dont les quatre derniers vers sont ajoutez... »8.

On voit que, si modeste qu'il fût, ce début ne laissait pas que d'être heureux, et que la voix de Jélyotte produisait, dès le premier jour, l'effet qu'elle ne devait pas cesser de produire jusqu'à la fin de sa carrière. Quelques mois s'étaient à peine écoulés que le jeune chanteur se voyait confier, dans le prologue du premier opéra de Rameau, Hippolyte et Aride, le petit rôle de l'Amour. Bi.en plus : c'est lui qui, avec Cugnier et Cuvillier, était chargé, dans l'ouvrage même, de chanter le fameux trio des Parques, destiné à devenir si célèbre, et dont l'impression sur le public fut si profonde et si saisissante.

Je remarque, à ce sujet, qu'on a dit de Jélyôlle que durant un certain temps il n'avait occupé à l'Opéra qu'une situation secondaire. Je concède qu'il lui fallut certainement prendre rang et se mettre avant tout au courant du répertoire. Mais je serais étonné, étant donnés la qualité exceptionnelle de sa voix et le parti qu'il en savait tirer avec tant d'habileté, qu'il ne se fût pas mis du premier coup en pleine lumière et en évidence. D'ailleurs, une lettre de lui, écrite quelques mois seulement après ses débuts, sans nous donner aucuns détails sur l'Opéra et sur la position qu'il y a prise, nous prouve du moins qu'il a déjà acquis de l'influence et qu'il se trouve à même, par ses relations, de rendre des services d'une certaine importance. Or, Jélyotte à cette époque a vingt ans à peine, et si de rapides succès ne l'avaient mis en quelque sorte hors de pair, il ne se croirait probablement pas en mesure, comme il le fait, de proposer des places et des emplois avec la presque certitude de les obtenir. On peut donc croire qu'à ce moment il a déjà, comme on dit, gagné ses éperons. Voici cette lettre, qu'il adressait à son oncle « Monsieur Mauco, négociant à Oloron, en Béarn ». Elle est surtout intéressante en ce qu'elle nous montre que Jélyotte, au milieu d'une existence nouvelle pour lui et qui, sous divers rapports, pouvait si facilement le griser, non seulement ne perdait pas la tête, mais n'oubliait pas les siens et songeait à leur assurer une situation9 :

Mon très honoré oncle,

J'attendois des nouvelles de M. Lamy pour vous répondre; mais, attendu que je nay pas pu le voir dans deux ou trois voyages que j'ay faits à Versailles, et que l'affaire pour laquelle je vous écris est très pressante, je me suis pressé de vous en instruire. Je suis cependant très persuadé que M. Lamy n'aura pas manqué de vous envoyer tout ce que vous nous aviez demandé.

En arrivant avant-hier de Fontainebleau, où je dois me rendre encore demain au soir10, un de mes amis vint me dire qu'on avoit déplacé ou qu'on déplaceroit bientôt celuy qui a l'entrepôt du tabac d'Oloron ; si cet employ vaut quelque chose et qu'il puisse convenir à mon père, il me sera très facile de l'obtenir ; mandez-moy, s'il vous plaît, après ma lettre reçue, ce que vous pensez là-dessus après vous être informé du produit. Mandez-moy aussi s'il y a quelque autre employ dépendant des fermes qui puisse luy convenir, parce que, s'il en venoit à vaquer quelqu'une (sic), je pourrois la luy procurer, étant bon amy des personnes de qui cela dépend ; que cela ne l'empêche point de prendre l'entrepôt qui est vacant, supposé que cela lui convienne. Pour ce qui est de mon frère, je le placeray facilement à Paris, et pour le plus tard au commencement du printemps. Je n'ay pas le temps à présent de lui écrire non plus qu'à ma mère. Je m'acquitteray de ce devoir d'abord après mon retour de Fontainebleau. Je n'ay rien tant à cœur que de leur être bon à quelque chose et de vous assurer, mon cher oncle, que je suis avec tout le respect possible, Votre très humble et très obéissant serviteur.

JÉLIOTE

Je vous prie d'assurer de tous mes respects ma chère tante et toute ma famille.

Elles sont décidément touchantes, ces lettres, et nous donnent la meilleure opinion de la nature morale de Jélyotte, connue déjà par les récits de Marmontel et de Dufort de Gheverny, dont j'aurai à parler plus loin. Je continue, avant de m'occuper de ses hauts faits à l'Opéra, de dépouiller sa correspondance. Rien n'est tel, pour exciter l'intérêt envers un grand artiste, que de montrer l'estime qu'on peut faire de l'homme et de son caractère.

Cinq mois s'écoulent; nouvelle lettre à son oncle; cette fois ce n'est plus de son père qu'il s'agit, mais de son frère, dont il parlait déjà dans la précédente :

A Paris, le 30e avril 1734.

Mon très honoré oncle,

J'attends l'arrivée de mon frère pour vous l'apprendre et pour vous répondre à la dernière que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire. S'il estoit arrivé quinze jours plus tôt, il auroit peut-être fait la campagne à la suite du prince de Garignan ; et il ne sera point placé de quelque temps, d'autant plus qu'il n'est pas encore bien formé ; mais je conte (sic) qu'avec un peu de sagesse et de conduite on pourra en faire quelque chose de bon. Pour moy, je luy prê-cheray tant que je pourray; je vous prie d'en faire autant.

Vous auriez pu vous fier à ma parole et conter (sic) les deux cents livres à ma mère ; il est vray que je ne les ay pas remises à M. Lamy, mais je les luy remettray dans trois jours au plus tard, que j'iray à Versailles. Vous me mettez bien à sec et hors d'état de me relever de quelque temps, car vous m'envoyez mon frère tout nud ; il n'a pas même des chemises portables ; vous sçavez aussy qu'on ne peut pas s'habiller dans ce païs-cy comme en province. Et d'ailleurs, comme il est connu pour mon frère, il faut qu'il soit mis de façon à pouvoir fréquenter les mêmes compagnies que je fréquente. Il reconnoitra sans doute un jour ce que je fais à présent pour luy. Je vous prie d'être persuade que je ferai mon possible pour persuader quelque chose à mon oncle de Bétharram. Je vous prie de me croire toujours, avec le plus profond respect, mon cher et honoré oncle,

Votre très humble et très obéissant serviteur.

JELIOTE

Permettez que j'assure de mes respects très humbles ma chère tante.

Nous trouvons, à la fin de cette année 1734, une lettre d'un autre genre. Jélyotte s'y plaint avec vivacité que son oncle le maltraite, et il se défend, tout en plaidant coupable et en confessant quelque légèreté. Que s'était-il donc passé ? Il serait difficile de le dire. Remarquons seulement que Jélyotte n'avait que vingt et un ans, qu'il vivait dans un milieu où, bien que ses appointements ne fussent pas encore brillants, il lui fallait faire quelque figure, et que peut-être enfin on abusait un peu de lui dans sa famille sans lui laisser le temps de respirer. Je fais ces réflexions parce qu'il me semble bien qu'il s'agit ici d'une question d'argent. Cette lettre nous apprend, d'autre part, que Jélyotte venait de faire une grave maladie, maladie dont il n'était pas encore remis puisqu'il était obligé de faire écrire par son frère. A remarquer même que ce dernier, tout en écrivant pour son aîné, signe pour son propre compte : « Jéliote cadet. » Voici cette lettre :

A Paris, le 28e Décembre 1734.
Mon très cher oncle,

Je ne saurois écrire moy-mème, tant je suis faible; aussy ne soyez pas surpris si je fais écrire mon frère.

Il n'est point de lettre écrite à moi ou à mon frère où vous ne m'accabliez d'injures ; j'ai été à la vérité un peu coupable, mais ma probité et mon honneur n'ont jamais été de la partie; un peu de négligence seulement est tout ce que vous pouvez m'imputer; je vais la réparer dès demain; je vais faire faire la procuration et je compte que vous la recevrez l'ordinaire prochain; vous la réunirez avec ma lettre, si les fêtes où nous sommes encore me permettent de la faire faire. Pour ce qui est des 200 livres dont il a été tant mention, j'ai toujours eu bonne intention de les payer, mais je ne contais (sic) pas alors qu'il me faudroit dépenser 900 l pour mon frère et guère moins pour la maladie dont il vous a parlé sans doute et dont je serai plus de deux mois à me remettre. Jugez après cela s'il me reste 200 fr. pour vous envoyer, non assurément, et bien loin de là. Je suis débiteur de plus de cent pistoles. Il me faut bien du temps pour me refaire de tous ces accidents. Je ne me défends pour cela de payer cette somme, mais vous jugez bien qu'il faudra bien encore attendre quelque temps.

J'écrirai à mon oncle, votre frère, d'abord que je serai en état; en attendant, permettez que je l'assure de mes respects et ainsi qu'à votre chère épouse ma tante.

J'ai l'honneur d'être avec un profond respect, mon très honoré oncle. Votre très humble et très obéissant serviteur,

Jéliote, cadet.

A ce moment, c'est-à-dire à la fin de 1734, si la situation de Jélyotte à l'Opéra n'était pas encore brillante (il n'avait que vingt et un ans!), il est certain pourtant qu'il ne passait pas inaperçu. Nous savons qu'il avait trouvé place dans Hippolyte et Aride, de Rameau, représenté le 1er octobre 1733. Dès le commencement de l'année suivante il est chargé de l'un des deux personnages importants (l'autre étant représenté par Mlle Petit-pas) dans la Fête de Diane, « entrée » nouvelle ajoutée aux Fêtes grecques et romaines, dont une seconde reprise est faite le 9 février 173411, et cinq mois plus tard il établit le rôle de Zéphyre dans un opéra de Duplessis, les Fêtes nouvelles (22 juillet). Et il en avait repris plusieurs dans les reprises de divers ouvrages : Philomèle, de La Goste (le chef des Génies, un Matelot), Issé, de Destouches (un Berger, le Sommeil), Pirithous, de Mouret (la Discorde, un Songe, l'Oracle), les Eléments, de La Lande et Destouches (Mercure), etc.12. Tout cela prouve au moins et qu'il savait se rendre utile et qu'on savait l'utiliser.

D'autre part, on le fait paraître et on lui donne place dans les intermèdes alors assez fréquents à l'Opéra, et c'est ainsi que le 5 avril 1734, au cours d'une représentation à'Issé donnée pour la « capitatio » des acteurs, il chante un air italien, alors que Mlle Petitpas chante une cantate de Colin de Blamont13. Et dès....

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Notes

1. On sait quel peu de souci on avait au dix-huitième siècle, en ce qui concerne l'orthographe des noms propres même dans les documents publics. Celui de Jélyotte, en particulier, a été écrit de vingt façons différentes, tantôt Jéliot ou Jéliotte, tantôt Jéliote ou Jélyotte tantôt encore Géliot et Géliotte. J'ai adopté, pour ma part, la forme la plus élégante et d'ailleurs aujourd'hui la plus usitée, celle de Jélyotte

2. Mauco est le nom d'une maison qui se trouve encore sur la route de Lacom-mande, à 2 kilomètres de la ville. Le nom de Jéliote se trouve, dit-on, écrit sur une pierre de la façade. » (Le Patriotedes Pyrénées, 14 mars 1901.) Cette maison, où naquit Jélyotte, appartient aujourd'hui à M. Lapeyre, négociant à Lasseube.

3. Dans son Voyage aux eaux des Pyrénées, Taine parle ainsi de la chapelle où Jélyotte passa son enfance : — «... On déjeune assez bien à Bétharan, ensuite on va visiter la chapelle. Jl faut passer entre des rangées de boutiques chargées de chapelets, de bénitiers, de médailles, de petits crucifix, à travers un feu croisé d'offres, d'exhortations et de cris. Après quoi, l'on est libre d'admirer l'édifice, qu'un ecclé­siastique charitable célèbre dans le guidemanuel par pure bonté d'âme. Il y a bien sur le portail une vierge assez jolie dans le style du XVIIe siècle, quatre évangélistes en marbre et dans l'intérieur quelques tableaux passables ; mais le dôme bleu étoilé d'or a l'air d'une bonbonnière, les murs sont déshonorés d'estampes achetées rue Saint-Jacques, l'autel est encombré de colifichets. Ce trou doré est à la fois prétentieux et triste, et l'on trouve qu'en ce beau pays le bon Dieu est mal logé. Là pauvre petite chapelle s'adosse comme un nid à une grosse montage boisée de buissons verts serrés, qui s'étale opulemment sous la lumière et chauffe son ventre au soleil. La route arrêtée brusquement se courbe et traverse le Gave. Le joli pont, d'une seule arche, pose ses pieds sur la roche nue et. laisse pendre sa chevelure de lierre dans l'eau glauque tournoyante... »

4. Il est certain, on le verra par sa correspondance, que Jélyotte avait deux oncles, tous deux frères de sa mère, puisqu'ils portaient le nom de Mauco.

5. Cette lettre, avec quelques autres que j'aurai l'occasion de citer, a été publiée récemment, dans les Études historiques et religieuses du diocèse de Bayonne (n° de janvier 1901), dirigées par M. f abbé Dtibarat, curé de Saint-Martin, à Pau, et aumônier du Lycée.

6. L'Opéra était alors dans une passe difficile. Un certain Gruer en avait été nommé directeur le 1er juin 1730, en remplacement du compositeur Destouches et sous la tutelle du prince de Garignan, qui recevait le titre d'inspecteur général. Son administration n'avait pas été de longue durée, et quatorze mois après, le 18 août 1731, il était révoqué au profit d'un nommé Lecomte, aussi obscur que lui. Celui-ci, à son tour, était révoqué et cédait la place, le 30 mai 1733, à un ancien capitaine au régi­ment de Picardie, Eugène de Thuret, que sa carrière militaire ne semblait pas des­tiner à une telle fonction et qui n'en savait pas plus que ses prédécesseurs. Sous ces règnes divers le prince de Carignan conservait la haute main dans les affaires de l'Opéra, sorte de maire du Palais qui menait les choses à son gré et était, en réalité, le maître de la situation

7. C'est un fait assez singulier que, malgré ce premier succès obtenu au Concert spirituel, Jélyotte ne fit jamais partie du personnel chantant de cet établissement.

8. Mercure de France, juin 1733.

9. Contrairement aux habitudes de Jélyotte cette lettre est sans date, mais elle est certainement de la fin d'octobre ou du commencement de novembre 1733. car le destinataire y a inscrit cette mention : « Répondu le 21e Novembre 1733. »

10. Tous ces voyages à Versailles et à Fontainebleau étaient évidemment nécessités par le service de la cour.

11. En rendant compte de cette nouvelle entrée, le Mercure nous fait savoir que « le sieur Gelior, et la D1Ie Petitpas ont rempli les rôles de Périandre et de Mélisse à la satisfaction du public. »

12. On peut consulter à ce sujet le Dictionnaire des théâtres de Paris des frères Parfait.

13. Agenda historique et chronologique des théâtres, 1735.

Jean-Marc Warszawski
26 février 2014
Révision du miroir de page et de quelques illustrations; 10 octobre 2017


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Samedi 10 Août, 2024

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