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Berlin, le 5 mai 2013, Jean-Luc Vannier

À quoi rêve la jeune fille Senta au Staatsoper de Berlin ? Au « Fliegende Holländer » !

Tobias Schabel (Daland) et Roxana Clemenz (Senta)Tobias Schabel (Daland) et Roxana Clemenz (Senta). Photographie © Matthias Baus.

En pleine nuit, une jeune fille en tenue légère se glisse subrepticement dans la bibliothèque déserte et saisit un immense livre rangé dans un des rayons supérieurs. Elle s'installe confortablement dans un fauteuil, débute avec délicatesse mêlée d'excitation la lecture du mystérieux ouvrage. Absorbée, sinon déjà vaincue par l'histoire qu'elle découvre avec gourmandise, elle adopte une pose lascive, jambes ouvertes en direction de l'imposante fresque murale décrivant un océan déchaîné. Celui-là même d'où surgira, du moins l'imagine-t-elle dans sa rêverie, le « Fliegende Holländer ».

Roxana Clemenz (Senta et Michael Volle (Der Holländer)Roxana Clemenz (Senta) et Michael Volle (Der Holländer). Photographie © Matthias Baus.

Ainsi se déroule, samedi 4 mai au Staatsoper de Berlin, la magnifique ouverture du « Vaisseau fantôme », opéra romantique en trois actes de Richard Wagner inspiré par un récit légendaire de Henrich Heine, sous la baguette magistrale du chef Daniel Harding et ce, malgré le son barbare d'un cuivre isolé et des plus récalcitrants. Mara Kurotschka signe une nouvelle mise en scène, intellectuellement exigeante pour l'esprit et particulièrement soignée dans la forme. Une version délibérément centrée sur la psychologie intérieure de Senta, personnage qui déambule comme un être fantomatique autour des protagonistes masculins dès l'acte I alors que la partition ne la fait théoriquement apparaître qu'en début de seconde partie.

Emma Vetter (Senta) et Simone Schröder (Mary). Photographie © Matthias Baus.

Toute la superbe dramaturgie de cette diplômée en danse de la Julliard School de New York et passée par les plus grandes scènes internationales, repose sur les « fantaisies » diurnes de l'héroïne dédoublée, grâce aux décors en palimpseste de Philip Stölzl et Conrad Moritz Reinhardt, par une excellente figurante (Roxana Clemenz). Subtilité troublante de la scénographie : la doublure se contente-t-elle de reproduire les pensées et les gestes de Senta sur le devant du plateau ou les inspire-t-elle depuis la seconde scène enchâssée au cœur de la première ? Immature, enfermée dans son infantilisme, irrésistiblement attirée par le héros livresque du « Hollandais volant » pour la rédemption duquel elle consent au sacrifice de sa vie, elle ne sépare jamais d'un ouvrage comme d'une clef magique ouvrant l'accès à son monde fantasmé. Prend ici toute sa force signifiante, le fameux « Schwärmerei », cet enthousiasme sexualisé côtoyant parfois le délire, notion usitée par Freud lorsqu'il compare l'état amoureux et l'hypnose au chapitre huit de « « Psychologie des Foules et analyse du moi » (1921) ou dans sa « Psychogénèse d'un cas d'homosexualité féminine » (1920). Divagations auxquelles Erik, le fiancé de Senta, lui demande de renoncer dans un duo poignant du deuxième acte : « Lässt du von deiner Schwärmerei wohl ab? ». Une Alice wagnérienne dont le narcissisme psychotique la conduira au suicide : moment ultime sans doute où la réalité rejoint sa fiction, le monde humain rencontre celui des esprits, l'amour se joint à la mort. Thème récurrent qui obsédera le Maître de Leipzig dans les œuvres opératiques à venir.

Michael Volle (Der Holländer) et Roxana Clemenz (Senta). Photographie © Matthias Baus.

Si la voix du baryton-basse Michael Volle dans le « Hollandais volant » emporte la conviction plus scénique que vocale en raison de ses finales trop souvent écrasées, celle d'Emma Vetter dans le personnage de Senta suscite en revanche l'engouement pour ses aigus clairs. Dans sa célèbre « ballade » à l'acte II, motif musical central de la pièce qui reprend en l'inversant les flux et reflux de la vague initiale portant le « Hollandais volant », la soprano suédoise déploie toute une palette d'intonations performantes qui accentue l'ambivalence et la fragilité psychique de son admirable interprétation. La basse Tobias Schabel incarne un Daland plus vénal que jamais, prêt à « céder » sa fille contre le trésor de guerre du « Fliegende Holländer ».

Stephan Rügamer (Erik) et Emma Vetter (Senta)Stephan Rügamer (Erik) et Emma Vetter (Senta). Photographie © Matthias Baus.

Plus léger, doté d'accents qui feraient merveille dans l'interprétation de lieder schubertiens, le ténor bavarois Stephan Rügamer campe un fiancé, Erik le chasseur, continental rationnel dépassé en quelque sorte par les puissants destins océaniques des personnages qui l'entourent. Ses arias illustrent d'ailleurs, un peu à l'image de celui du père lorsqu'il présente « l'étranger » à sa fille, les vestiges mélodiques dont Richard Wagner fera litière dans ses futurs chefs d'œuvre lyriques. En cela « Der Fliegende Holländer » fait figure de transition. La mezzo-soprano Simone Schröder dans le rôle de Mary, le ténor Peter Sonn dans celui du pilote de Daland et son magnifique air « Mit Gewitter und Sturm » de l'acte I, ainsi que les chœurs contribuent à l'incontestable réussite de cette nouvelle production.

Emma Vetter (Senta)Emma Vetter (Senta). Photographie © Matthias Baus.

Berlin, le 5 mai 2013
Jean-Luc Vannier


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