Le carnaval est pourtant loin. Mais l'Opéra de Nice a souhaité marquer la clôture de la saison lyrique par une remarquable production du répertoire baroque : créé au San Bartolomeo de Naples le 16 février 1715, Il Tigrane, « drama per musica » d'Alessandro Scarlatti était donné pour la dernière mardi 5 juin à l'Opéra de Nice. Une histoire complexe qui mêle, sur fond d'épopées guerrières, nobles sentiments amoureux, désir de vengeance et ambiguïté incestueuse.
Olga Pasichnyk (Tomiri), Flavio Ferri-Benedetti (Tigrane), José Lemos (Policare), Thierry Di Méo (Oronte) © photographie D. Jaussein.
Sous une excellente direction musicale de Gilbert Bezzina que l'on est heureux de retrouver en bien meilleure forme après un passage à vide qui a failli menacer jusqu'à l'existence de l'Ensemble Baroque de Nice, la mise en scène, les décors, les costumes et les éclairages de Gilbert Blin ne peuvent que susciter l'enthousiasme : c'est un époustouflant déluge de vêtements chamarrés, de fantaisies scéniques et de décors raffinés qui correspondent aux traditions de l'époque et aux souhaits exprimés par le compositeur. Ajouté aux objets décoratifs spécifiques à l'histoire de Tigrane, le mouvement mobilier emballe une dynamique qui déploie tous ses facétieux atours devant les yeux du spectateur. Une qualité opératique qui n'est pas sans rappeler celle du Teseo de George Frederich Haendel, donné à Nice en mars 2007 dans le cadre du xxve anniversaire de l'Ensemble Baroque de Nice. Les très nombreuses collaborations (Lubor Cukr à la mise en scène, Rémy-Michel Trotier à la scénographie, Mickaël Bouffard aux costumes, Bernard Barbero aux éclairages, Caroline Constantin aux peintures et Sylvie Lopez assistée de Solenne Parietti, Véronique Begali et Michel Sambo pour la coordination des costumes) montrent l'intense travail des coulisses pour la réussite de cette performance. Sans oublier la belle contribution des figurants : Arlequin (Marie-Nathalie Lacoursière), Pierrot (Sophie Payan), Scapina (Meriem Bahri) et des serviteurs muets (David Carle, Nicolas Payan, Riccado Attilio Pibiri et Rudolphe Pignon).
Flavio Ferri-Benedetti (Tigrane), Olga Pasichnyk (Tomiri), José Lemos (Policare), Mireille Lebel (Dorilla) © photographie D. Jaussein.
Mises à part quelques rares exceptions, la distribution des voix suit le niveau d'excellence de la mise en scène : dans le rôle principal de Tomiri, la reine des Massagètes, Olga Pasichnyk s'affirme aisément comme la colonne vertébrale de l'œuvre et emporte la conviction du public. Pourtant, la soprano ukrainienne donne parfois le sentiment de se restreindre et de ne pas offrir toute la finesse vocale dont elle est capable. La fatigue peut-être pour une partition qui dure plus de trois heures. Elle démontre malgré tout son talent : en témoignent son « Non star dubbioso » de l'acte I, son magnifique « Je te demande silence et fidélité » de l'acte ii ou ses duos tout aussi exigeants et réussis à l'acte iii avec Policare « Quanto fiero » ou avec Meroe en présence de Tigrane « Révèle ton innocence ». L'autre grand caractère féminin ne déçoit pas non plus : incarnée par Yulia van Doren, Meroe, fille du feu Cyrus, joue et chante à merveille cette douloureuse ambivalence d'être tiraillée entre son désir de vengeance et son amour pour Tigrane. Son air solo à l'acte II « Vanne, nemica mia, vanne, ed aspetta » ou celui de l'acte iii « è bello il morire per amor » lui valent des applaudissements nourris de la salle.
Yulia van Doren (Meroe) entourée de figurants © photographie D. Jaussein.
Dans le personnage de Policare, l'un des rois prétendants au mariage avec la reine Tomiri, le contre-ténor brésilien José Lemos émeut l'assistance par un subtil vibrato et des vocalises justes, souples et sensibles. Sa lamentation à l'acte ii « Se mai… ti punse il cor » ou sa déclaration amoureuse de l'acte iii « Sfoga pur tuo giusto sdegno, poi ricordati del mio amor » suscitent une ovation légitime. L'autre grand rôle-titre masculin appelle davantage de réserve. La voix de Flavio Ferri-Benedetti est marquée par l'instabilité. Au point de rendre ses vocalises sèches, sinon désagréables. Malgré de nombreux airs en solo ou en duo, le contre-ténor italien ne semble pas complètement à l'aise dans le personnage principal de Tigrane.
Mireille Lebel (Dorilla) © photographie D. Jaussein.
Enfin, et puisque le livret de Domenico Lalli les charge de « divertir » la salle et d'alléger un peu l'intrigue, on félicitera vivement le jeu scénique et vocal de Dorilla et d'Orcone, respectivement incarnés par la mezzo-soprano canadienne Mireille Lebel — une prise de rôle — et par le baryton-basse américain Douglas Williams. Des acteurs et chanteurs à la carrière tout à fait prometteuse. On l'aura compris : ce Il Tigrane niçois place haut la barre en attendant l'annonce de la nouvelle saison lyrique de l'Opéra de Nice vers la fin de ce mois.
Nice, le 7 juin 2012
Jean-Luc Vannier
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