Au commencement, une forêt de bouleaux. Sans leurs délicates feuilles à l'ombre légère et agréable, telle l'âme russe commentant à distance l'infinie douceur du temps qui s'écoule. « Le ciel nous a envoyé l'habitude à la place du bonheur » chante, résignée, Madame Larina dans la première scène d'Eugène Onéguine, l'œuvre de Piotr Ilyitch Tchaïkovski donnée, dimanche 21 novembre, en ouverture de saison à l'Opéra de Monte Carlo. Production réussie de l'établissement monégasque qui restitue, dans ces « scènes lyriques en trois actes et sept tableaux », l'indécise torpeur mêlée de soudaine exaltation d'une aristocratie terrienne en fin de course, doublée des intimes tourments du compositeur. Difficile peut-être, pour les néophytes, de saisir les méandres psychologiques de cette pièce d'origine pouchkinienne. Et qui fait du personnage principal d'Eugène Onéguine, le digne frère d'Oblomov où l'ennui devient un art élitiste de vivre (Ivan Gontcharov, « Oblomov », Editions L'âge d'homme, 1986).
Ekaterina Sergueïeva, (Olga) et Teodor Ilincăi (Linski). Photo Stefan Flament © Opéra de Monte-Carlo.
Avant d'en venir aux compliments dûment mérités, passons sur la principale critique de cette performance : la direction musicale. Malgré son jeune âge — il est né en 1979 — le chef russe Dmitri Jurowski bat la mesure d'une baguette molle, sinon fatiguée. Au point de mettre en péril la coordination des chanteurs avec un Orchestre philharmonique de Monte Carlo souvent plus dynamique que son maestro. La « Polonaise » qui ouvre le troisième acte s'en ressent : attaques sans énergie, enchaînements léthargiques.
Heureusement, l'authentique investissement de l'équipe artistique atténue ces carences. Les décors épurés de l'Opéra d'Israël, les costumes sans ostentation de David Belugou, les jeux de lumières pastel signés Olivier Wéry et la mise en scène légère de Claire Servais réunissent les conditions d'une expressivité humaine, tout en nuances des personnages, ardemment souhaitée par le compositeur russe. Lequel entendait privilégier l'intimisme poétique au détriment des « ressorts dramatiques bruyants ». Le subtil accompagnement chorégraphique d'Eugénie Andrin — la symbolique des trois « daïmôn » (Paul Bougnotteau, Sébastien Oliveros et Maxime Pollier) qui tissent les destins dans la pénombre — ajoute une touche plus pathétique encore au drame en train de se nouer sous les yeux du public.
Ekaterina Chtcherbatchenco (Tatiana), Photo Stefan Flament © Opéra de Monte-Carlo.
Outre la magnifique prestation des chœurs de l'Opéra de Monte Carlo et de ceux du Théâtre et de l'Académie du Mariinski de Saint-Petersbourg, la brillante distribution a comme respecté les strictes consignes de Tchaïkovski : « des chanteurs de moyenne force mais bien préparés » et qui « sachent jouer simplement en jouant bien ». Finis les concours de décibels issus des vieilles écoles russes de chant lyrique. La vibrante émotion, l'intériorité poétique, le ton juste et la véracité du jeu scénique caractérisent cette nouvelle génération : écartelée entre sa fougueuse passion et son devoir moral, la soprano Ekaterina Chtcherbatchenko incarne une très émouvante Tatiana dont la voix — pourtant toujours mesurée — parvient néanmoins à toucher l'audience tant dans le registre de l'amour naissant pour Onéguine que dans celui du fidèle et déchirant respect pour son époux, le Prince Grémine. Dans le rôle d'Olga, la mezzo-soprano Ekaterina Sergueïeva ne déçoit pas non plus. Pour les titres masculins, une ovation a salué la performance lyrique de Teodor Ilincai interprétant un Vladimir Lenski particulièrement troublant de douleur et de désespérance : là encore, malgré une impressionnante puissance vocale qu'on devine aisément dans la scène du duel, ce jeune ténor roumain plein de promesses a su jouer la retenue et la profondeur du caractère. Dans un chapitre différent, les mélomanes ont vivement applaudi la basse Paata Burchuladze dans la — trop — courte apparition du Prince Grémine. Reste le rôle-titre : le baryton Alexeï Markov chante impeccablement mais ne semble pas autant s'investir vocalement et scéniquement que ses partenaires. Une différence un peu préjudiciable à sa prestation. Peut-être convient-il d'y déceler les conséquences du livret : au moins jusqu'au final, Eugène Onéguine provoque autour de lui plus de tragédies qu'il n'en pâtit lui-même.
Eugène Onéguine, Opéra de Tel Aviv, 2008.
Nice, le 22 novembre 2010
Jean-Luc Vannier
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Dimanche 25 Février, 2024