Bien qu'il soit considéré comme un « drame lyrique », « Pelléas et Mélisande », l'opéra en 5 actes et 12 tableaux de Claude Debussy créé à l'Opéra-Comique de Paris le 30 avril 1902 traduit plutôt un drame de vivre : celui de la mélancolie. Une mélancolie sournoise, ravageuse et mortifère : un « tragique quotidien » évoqué dans sa pièce éponyme de 1893 par le poète et librettiste Maurice Maeterlinck et dont la subtile musique du compositeur français distille le processus lent mais inexorable au gré de ses gammes par tons et de ses modulations orchestrales et vocales ciselées : la déconcertante simplicité des mots et la banalité extrême des phrases dans la partition subissent la double métamorphose capiteuse et l'éclatante transcendance de la prosodie debussyste. Une musique, expliquait-il, qui « eût l'air de sortir de l'ombre et que, par instants, elle y rentrât ».
Sébastien Guèze (Pelléas) et Sandrine Piau (Mélisande). Photographie © D. Jaussein.
Sans rien renier de cette savoureuse annonce, la première, mardi 15 janvier, de cette nouvelle production de l'Opéra de Nice, en aura finement relevé presque tous les défis. Si la direction musicale de Philippe Auguin semble manquer d'énergie au tout début, l'inspiration vient promptement au maestro et à l'Orchestre philharmonique de Nice : en témoigne la magnifique exécution des interludes, notamment celui succédant à l'acte II et qui mêle d'ultimes accents wagnériens dominés par des palimpsestes de couleurs et des harmonies créatrices d'atmosphères irisées. Une interprétation réussie et une direction millimétrée des chanteurs imposée par la sourcilleuse écriture mélodique de Claude Debussy.
Sébastien Guèze (Pelléas) et Franck Ferrari (Golaud). Photographie © D. Jaussein.
Malgré les sifflets finaux de quelques indécrottables « anciens », on saluera avec enthousiasme la mise en scène et les costumes de René Koering : une modernité complètement épurée qui parvient à conserver intactes l'apparente fraîcheur mais aussi la densité dramaturgique des personnages. En accord avec les paroles phares, les effets scéniques dus aux planchers réfléchissants accentuent l'acuité de la dimension scopique et celle des troublantes « identifications narcissiques », « substitut, écrit Freud dans son « Deuil et mélancolie » « à l'investissement d'amour » et inhérentes à toute pathologie mélancolique. La prégnance signifiante, dans cet opéra, des reflets de l'eau mais aussi des objets — la couronne de l'acte I, l'anneau nuptial de l'acte II — aperçus en son fond, rappelle l'expérience de « cette vitre derrière laquelle on aperçoit des objets réels et sur laquelle se reflète aussi, de manière plus ou moins nette, sa propre image qu'on tente de superposer aux objets » (Marie-Claude Lambotte, Le discours mélancolique, De la phénoménologie à la métapsychologie », Erès, 2012, p. 382). Les mouvements de la porte-fenêtre (décors de Virgil Koering) qui s'ouvre et se ferme, intensifient jusqu'au paroxysme ce cadre inquiétant qui laisse filtrer des jeux d'ombres et de lumières (Patrick Méeüs) symptomatiques de ceux et celles souffrant d'avoir à les franchir ou de s'en laisser éclairer : le « trou dans la perception, un vide dans lequel éclate ou brille l'imaginaire » selon le psychiatre Henry Ey. Quant aux cheveux longs de Mélisande, leur remplacement par un châle bleu azur brodé d'or accroît davantage encore le sentiment d'une fétichisation pulsionnelle entre les amants qui ne s'offrent entre eux que d'illusoires objets partiels en guise de jouissance.
Sandrine Piau (Mélisande) et Sébastien Guèze (Pelléas). Photographie © D.Jaussein.
La distribution consacre la haute tenue de cette performance. Dans le rôle de Mélisande, Sandrine Piau développe sans effort les infimes variations et nuances vocales du personnage. La voix de la soprano française égrène toutes les syllabes — et leurs notes subséquentes — avec clarté sans jamais affadir leur charge affective. Ses premiers mots lors de sa rencontre à l'acte I avec Golaud « Ne me touchez pas » trahissent cette déchirure, cette sensibilité hyper-réactive menacée par le regard de l'autre perçu comme intrusif. Ses nombreux duos parlés ne laissent d'éblouir : celui au tout début de l'acte III « mes cheveux vous attendent… », celui, d'une rare violence intérieure avec Golaud à l'acte IV et enfin, l'aveu des amants, seul moment de la partition qui fusionne les deux voix dans une extase lyrique où l'amour rejoint la mort. Sébastien Guèze, un peu timoré a-t-on dit, à la Générale, se voue corps et âme à Pelléas dans cette remarquable prise de rôle. Le ténor lyonnais y conjugue à merveille ses capacités de puissance et de délicatesse vocales : son superbe duo à l'acte III d'une émouvante sensualité « ils m'inondent encore jusqu'au cœur » n'efface pas le dilemme d'avoir, à l'acte I, à choisir « entre le père et l'ami » et annonce sa fuite dans l'amour sans perspective avec Mélisande « c'est le dernier soir, il faut que tout finisse ».
Franck Ferrari (Golaud) et Sandrine Piau (Mélisande). Photographie © D. Jaussein.
Autre caractère, autre registre : Franck Ferrari innove avec le prince Golaud. Habitué des répertoires plus monolithes, plus massifs, le baryton niçois souhaite désormais aborder, expliquait-il à l'auteur de ces lignes dans une rencontre inopinée à Villefranche sur mer, des compositions plus en demi-teinte, des tonalités phoniques plus pastel. Son interprétation de Golaud, encore marquée par sa virilité vocale, émeut néanmoins par son profond désarroi énoncé dès l'acte I « je ne pourrai plus sortir de cette forêt…je me suis perdu moi-même ». Franck Ferrari réussira : sa voix changera. Son tatouage seul résistera. Une mention spéciale sera accordée à Sir Willard White reprenant au pied-levé le rôle d'Arkel : impressionnante prestation lors des second et troisième actes de cette basse britannique d'origine jamaïcaine qui campe ce roi vieillissant mais plein de sagesse « vous ne savez pas ce que c'est que l'âme ». Témoin in fine impuissant de cette tragédie dont l'adaptation niçoise méritait bien davantage que des applaudissements mêlés d'incompréhension.
Sébastien Guèze (Pelléas) et Sandrine Piau (Mélisande). Photographie © D. Jaussein.
Nice, le 16 janvier 2013
Jean-Luc Vannier
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