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18 septembre 2012, Par Alain Lambert ——

Les cent printemps du « Sacre » : Stravinsky et les musiques populaires

« Six femmes » scène du Sacre du printemps (1913).

 

Le Sacre du printemps, créé le 29 mai 1913 à Paris au théâtre des Champs élysées, est sans doute, avec le Boléro de Maurice Ravel, l'une des œuvres de la musique moderne les plus connues et populaires (voir Fantasia de Disney, une fois le scandale oublié.

Qu'en a-t-on dit au fil du siècle ? Et si le Sacre, avec les Noces composées dix ans plus tard, a impulsé les rythmiques futures des musiques à venir, quels ont été les relations entre Stravinsky et les musiques populaires ?

Le premier printemps du Sacre :

Le scandale du Sacre : une salle debout qui applaudit, hurle ou siffle, des danseurs égarés, un chef d'orchestre qui essaie de garder la cadence malgré le tumulte, une presse déchainée le lendemain... Il y avait bien eu, deux mois plus tôt, à Vienne, le « Skandalkonzert » de Schönberg aux échos plus limités. Mais en France, on n'avait pas connu ça depuis Hernani, malgré le chahut autour de Pelleas et Melisande, l'opéra de Debussy, en 1902. Le tout dans une Europe à un an de la Grande Guerre, avec des spectateurs élégants peu habitués aux rythmes exotiques et aux rites chamaniques, même s'ils ont perçu quelques battements de tambours balinais ou africains lors d'une lointaine exposition universelle. Dans un ouvrage consacré aux ruptures du demi XXe siècle à partir du Sacre, l'historien Modris Eksteins résume bien cet ensemble pour les auditeurs modernes que nous sommes, éduqués aux stridences du rock, aux dissonances du jazz et aux sonorités de la world music1 :

C'est d'ailleurs autant la chorégraphie de Nijinsky que la musique qui est en cause, et la reprise de celle-ci en concert quelques mois plus tard sera cette fois acclamée par les auditeurs.

Déjà Jacques Rivière, dans la NRF de novembre 1913, une fois retombé le scandale, en donne une longue analyse élogieuse dont voici de courts extraits2 :

Pourtant, dans la revue littéraire et artistique « Montjoie », dès le 29 mai 1913, Igor Stravinsky lui-même avait pressenti un peu le scandale et présentait ainsi son travail3 :

Ce texte, contrairement à celui très court (et trop souvent cité sans précautions) des Chroniques de ma vie, a été écrit juste avant la représentation inaugurale, pour paraîre simultanément. Il anticipe le désarroi du public sans apercevoir le scandale qui point à l'horizon, et dont il énonce la cause, le passage d'une expressivité humaine à celle de la nature. Tout exprimer textuellement, résumait Marcel Rivière plus haut.

Pourtant, vingt ans plus tard, dans les mêmes Chroniques, parlant de la musique et de son « impuissance à exprimer quoi que ce soit »4, le compositeur oubliera ses propres intentions concernant le Sacre telles qu'il les livrait dans l'article de 1913.

André Hodeir, qui vient de quitter les Mondes du jazz en novembre dernier, ne comprend pas, dans L'énigme Stravinsky5, comment le créateur inventif du Sacre et des Noces a pu ainsi s'oublier, et résume en ces mots cette période musicale, justement celle des Chroniques :

Cette abstraction (selon Stravinsky) recherchée dans le Sacre, dépassant l'expression subjective, impressionniste, vers une expressivité plus universelle, expressionniste, est devenue ensuite un jeu abstrait sur les formes de la musique, en perdant sa force vitale et créatrice, et en oubliant sa volonté d'explorer les territoires de l'inconscient collectif, ou structural au sens de Claude Levi Strauss, lui-même fort marqué par Noces dans sa jeunesse.

Il en a fait en 1964 le titre et l'exergue du troisième mouvement de la cinquième partie du premier Mythologiques d'où le texte suivant, passionnant, est extrait de la fin de l'ouverture6 :

Il est bien dommage que Levi-Strauss, grand admirateur de Rousseau, n'ait pas développé plus cette analyse dans la suite de son œuvre, mais essayons quand même de l'appliquer au Sacre. Comme il le reconnaî, son hypothèse ne vaut pas pour l'ensemble de l'œuvre, mais souligne l'importance relative de chaque fonction. Ce que le compositeur lui-même explique dans son article de 1913 : son œuvre raconte et s'inspire des mythes chamaniques plus ou moins réinventés. Pourtant, elle les reconstruit à partir d'un travail musical sur les rythmes viscéraux, en allant plus loin que la seule dimension proprement narrative et mythique, si loin peut-être qu'il atteint une limite pour la musique savante de l'époque, d'où le scandale inévitable.

Et si Stravinski marque la fin d'un cycle de la musique classique tonale, comme l'analyse Levi-Strauss, l'irruption du Sacre (et des Noces) comme point d'orgue au moment de l'apparition d'un autre cycle (atonal, dodécaphonique, sériel...) aura bien des échos au-delà de cette seule tradition de la musique savante. Sa démarche narrative et rythmique, prolongée dans Noces, explique sans doute les influences ultérieures sur la musique populaire présente et à venir, le jazz et le rock, qui vont développer une nouvelle tradition orale et rythmique sur laquelle nous reviendrons ensuite.

Pour finir, cette analyse autour des thèmes rythmiques du Sacre où André Hodeir résume aussi celles de Messiaen et de Boulez, dans un texte introuvable aujourd'hui, recopié ici en forme d'hommage7 :

Stravinsky et la musique populaire

Le jazz — comme le tango plus tard, mais de façon plus classique — va bien sûr intéresser rapidement Stravinsky qui termine, à la suite de celui écrit en 1917 pour L'histoire du soldat, un Ragtime pour 11 instruments l'année suivante :

Puis en 1919 un Piano rag music suivra.

André Hodeir, en 1954, dans le dernier chapitre de Hommes et problèmes du jazz, ne trouve du positif que dans le Ragtime pour 11 instruments, y voyant dans son « langage a-mélodique, d'une insignifiance voulue », une caricature à la « stylisation monstrueuse, mais attachante par sa laideur même, comme certains tableaux de Picasso ». C'est sur le plan rythmique qu'encore une fois le compositeur innove9 :

Il faudra encore attendre un quart de siècle l'explosion du be-bop pour le vérifier. En 1945, Stravinsky écrit pour un de ces ensembles un concerto pour clarinette et orchestre de jazz, dont le premier mouvement n'est pas sans rappeler des échos du Ragtime précédent. il le dirigera lui même avec Woody Herman à la clarinette, au milieu des musiciens du soliste, le 25 mars 1946.

André Boucourechliev donne dans son ouvrage consacré au compositeur l'analyse suivante10 :

La musique populaire et Stravinsky

Le Jazz

Le Be-bop, après George Gerswhin et Duke Ellington de façon moins nette, va revendiquer l'influence de Stravinsky, grâce à des arrangeurs qui l'admirent, comme le note Franck Bergerot11.

En 2010, Franck Bergerot proposait d'ailleurs avec le n° 614 de « Jazz Magazine / Jazzman » un Cd anthologique intitulé le bop aime Stravinsky (1946-1959), en partie à l'origine de cet article.

On peut y entendre bien sûr l'Ebony concerto dans sa version originale enregistrée le 19 août 1946, Aussi le Things to come de Gil Fuller, et The scène changes du même pour son propre orchestre en 1959.

Mais dès février 1946, Boyd meet Stravinsky, écrit pour l'orchestre de Boyd Reaburn par Eddie Finckel, développe entre deux breaks de batterie un interlude très inspiré du maîre et de sa fulgurance cuivrée du Sacre.

Autre perle rare, le concerto pour batterie intitulé Artistry in percussion joué par l'orchestre de Stan Kenton le 12 juillet 1946 avec Shelly Manne aux tambours.

Enfin, en avril 1949, le George Russel de Cubana Bop écrivait pour Buddy Defranco A bird in Igor's yard au titre explicite. (Dans un entretien reproduit sur érudit.org, Chan Parker racontait, lors de la sortie du film Bird, la grande admiration de Charlie Parker — Bird étant son surnom de musicien — pour Stravinky, qu'il a rencontré plusieurs fois brièvement, tellement impressionné qu'il savait à peine s'exprimer.)

On peut y ajouter, même si la New thing se méfie des influences de la musique occidentale, la reprise en 1964 de la ligne de basse par la clarinette de Eric Dolphy, la trompette de Freddie Hubbard, le vibraphone de Bobby Hutcherson et la batterie de Tony Williams, en début et fin de Hat and beard, premier thème de Out to Lunch, le chef d'œuvre de Dolphy, qui ne manque pas de résonner comme une phrase de Stravinsky.

André Hodeir, fin analyste de Stravinsky, était aussi compositeur et musicien. Son originalité ? écrire le jazz et les improvisations « simulées » du soliste, mêlant l'écriture classique et le swing dans une sorte de défi permanent : donner au compositeur et à son écriture la qualité d'improvisation appartenant au meilleur du soliste, par définition hors de toute écriture.

L'album Jazz et jazz chez Universal permet d'écouter Hodeir et son Jazz Groupe de Paris à la fin des années 50. Mais un autre disque permet d'entendre le morceau Arte della comedia dell (Martial Solal et son orchestre jouent André Hodeir — Carlyne Music, 1984) sans doute composé dans les années soixante.

Comme l'Ebony concerto, il s'agit d'une longue et belle « improvisation » du clarinettiste, ici Jacques Di Donato. En les écoutant à la suite, ces deux œuvres pour clarinette et orchestre, très blues, semblent se prolonger l'une l'autre, évitant les vibratos exagérés, les glissandos intempestifs, les syncopes heurtées, comme le suggérait Hodeir à la fin du dernier article déjà cité d'Hommes et problèmes du jazz, autour de Stravinsky et de son Ragtime, et des relations de la musique européenne et du jazz12.

C'est peut être pourquoi une note du même article explique que l'Ebony concerto y est hors sujet, par sa date et le propos de l'auteur , alors que la question qu'il se pose est : Or Milhaud, Ravel, Stravinsky ne se sont-ils jamais soucié de faire exécuter leurs œuvres par des jazzmen ?12.

Mystère donc, pour le moment du moins, jusqu'à ce que la relecture d'un article oublié nous en dise plus.

Enfin, un groupe de Caen, « Les Yeux de la Tête », dans l'album L'Oeuf du cyclone (PL 2007) a repris avec éclat la « Danse infernale de tous les sujets de Kastchei », extraite de l'Oiseau de Feu.

Quant au Sacre en tant que thème, il faut attendre 1971 pour que le flutiste Hubert Laws en propose une relecture jazz, très percussive, avec de longues improvisations graves et flutées sur les premiers thèmes.

Le trio jazz fusion Niacin sur son premier disque reprend en 1996 les « Rondes printanières » et improvise autour.

En 1998, le guitariste norvégien Terje Rypdal fait retentir une stridence cuivrée et sacrale au début du 1er mouvement de sa 5e symphonie.

En 2011 le power trio « Bad Plus » donne une relecture complète du Sacre en concert qui sera peut-être enregistrée pour le centenaire.

Vient de paraîre en 2012 : Darryl Brenzel et Mobtown Modern Big Band : The Re(w)rite of spring (Innova, 2012), |dans la grande tradition classique des big bands de jazz. Et un beau jeu de mots dans le titre.

Le Rock

Dès 1969, avec Igor's boogie Franck Zappa propose une relecture personnelle du Ragtime pour 11 instruments (en deux courtes parties sur l'album Burnt weeny sandwich de 1970 (complètement décalées avec le reste du disque).

En 1973, Christian Vander s'inspire sans doute de quelques mesures des deux premiers tableaux des Noces pour construire son Mekanic Destruktïw Kommandôh, album culte du groupe français Magma.

Mais il s'inspire surtout de l'esprit de ce ballet, qu'André Hodeir, en 1954, dans la même analyse introuvable sur Stavinsky, voyait comme la seconde et dernière grande œuvre dont la réussite intrinsèque est absolue  [même si moins originale que le sacre] dont elle procède... très étroitement, et par le langage, où la rythmique prime la mélodie, et par ses correspondances plus secrètes [par] cette même négation du lyrisme, ce même souffle incantatoire dont le Sacre avait apporté la révélation explosive.

Auparavant, il montrait que l'orchestre, essentiellement percussif, y compris le piano, était13 :

On peut sans doute aussi en rapprocher, dans le 5e mouvement d'Atom Heart Mother (1970) de Pink Floyd, la reprise des chœurs faite d'onomatopées rythmiques et scandées proche de cette « atmosphère d'obsession » soulignée par Hodeir. Même si selon Emmanuel Thiry, dans sa belle analyse pour Musicologie.org14, l'orchestrateur Ron Geesin haïssait Stravinsky, l'analyste retrouve quand même dans l'introduction et le final l'influence du compositeur du Sacre et de l'Oiseau de feu. Pourquoi pas dans les chœurs celui des Noces ?

Le groupe belge Univers Zéro, autour du batteur Daniel Denis, dans la lignée de Magma, retrouve les couleurs de Stravinsky (leur site affirme que s'il avait eu un rock band, il sonnerait comme eux ! Sans équivoque donc), par exemple en 1981 dans l'album Ceux du dehors, particulièrement le titre Bonjour chez vous .

Pour revenir au Sacre, on trouve facilement plusieurs versions, de façon non limitative :

Par exemple, la rock and roll space trip hop version of Igor Stravinsky's iconic Rite of Spring par Mean Green et ses complices issus du Cirque du Soleil en 2010.

Ou encore une version métal du Rite of Spring par le groupe allemand Golem en 2004.

Et enfin en 2011 la réduction electro pour deux pianos digérée par un ordinateur cousin de celui de 2001 l'Odyssée de l'espace : The Rite of Spring HAL-9000 Mix (8-Bit)

If Stravinsky had a rock band, it would sound like this ! Auréolé de ce slogan d'Univers Zéro, le centenaire qui s'approche montre bien, qu'en dehors de Varèse et de Pierre Henry de façon plus indirecte, l'influence de Stravinsky a été majeure. Le qualificatif populaire ne signifie pas seulement connu grâce au scandale de 1913, mais confirme bien l'irrigation rythmique vers toutes les musiques du siècle à venir, savantes et surtout populaires.

On retrouvera au moins sur  YouTube les œuvres épuisées ou en concert d'Hubert Laws, Bad Plus trio, Zappa, Magma, Univers Zero, Golem, Mean Green et Hall 9000 mix (8 bit). Sinon sur Musicme pour le trio Niacin., et Amazon pour la réécriture du Sacre par Darryl Brenzel pour le Mobtown moderne Big Band.

La « Danse infernale » de tous les sujets de Kastchei, extraite de l'Oiseau de Feu par Les Yeux de la Tête dans l'album L'Oeuf du cyclone, épuisé, peut s'écouter sur le site du fameux label jazz indépendant Petit Label, aux pochettes magnifiques (en sus des musiques).

La Maison de la culture d'Amiens propose en ligne un document pédagogique bien fait autour du Sacre, musique et danse : Dossier pédagogique, parcours chorégraphique… où l'on retrouve le texte de 1913 de Stravinsky presque intégral.

Notes

1. Eksteins Modris, Le Sacre du printemps : la Grande Guerre et la naissance de la Modernité (traduit de l'anglais par Martine Leroy-Battistelli). Plon, Paris 1991 [424 p.] , p. 33.

2. Rivière Alain, Le Sacre du Printemps (essai). Dans « Nouvelle Revue Française », novembre 1913, p. 706-730 [édition électronique dans SARMA, Laboratory for criticism, framaturgy, research and creation]

3. Lesure François (1923-2001)Anthologie de la critique musicale. édition Minkoff, Genève, 1980, p. 13.

4. Cité par Jean Marc Warszaski, dans  À propos de la fonction de la musique, musicologie.org, 2005. Texte à lire non seulement pour son propos, très riche, mais aussi pour l'approche de la critique d'Adorno contre Stravinsky, ce qui m'évite de le faire.

5. Hodeir André (1921-2011), La musique étrangère contemporaine. « Que sais-je ? » (631), Presses Universitaires de France  1954, p. 32.

6. Levi-Strauss Claude (1908-2009),  Le cru et le cuit (Mythologiqes I). Plon Paris 1964 [402 p. ] , p. 35-38.

7. Hodeir André (1921-2011), La musique étrangère contemporaine. « Que sais-je ? » (631), Presses Universitaires de France  1954, p. 22.

8. Programme du Festival d'automne 1980 [édition numérisée dans la base Brahms de l'IRCAM]

9. Boucourechliev André  (1925-1997), Igor Stravinsky. « Les indispensables de la musique », Fayard, Paris 1982 [427 p.],  p. 284.

10. Franck Bergerot (1953), Le jazz dans tous ses états : histoire, styles, foyers, grandes figures. Larousse 2004 (2001) [273 p.] , p. 125.

11. Hodeir André (1925-1997), Hommes et problèmes du jazz (préface par Berrnard Peiffer). Flammarion, Paris 1954 [413 p.] ; Parenrhèses, Roquevaire 1981 [260 p.], p. 236.

12. Ibid., p. 237-238.

13. Hodeir André (1921-2011), La musique étrangère contemporaine. « Que sais-je ? » (631), Presses Universitaires de France  1954, p. 25.

14. Thiry Emmanuel, Une analyse de « Atom Heart Mother » du Pink Floyd. Références / musicologie.org 2012.


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