Maréchal Maurice et Durosoir Lucien, Deux musiciens dans la Grande Guerre (présentation par Luc Dorosoir ; préface par Jean-Pierre Guéno). Tallandier, Paris 2005.
Lucien Durosoir est né en 1878. Violoniste virtuose, il mène dès les années 1900 une carrière brillante, portée particulièrement par l'Allemagne. Maurice Maréchal est un des plus grands maîtres du violoncelle du XXe siècle. Ils sont tous deux mobilisés en août 1914.Durosoir a 36 ans, Maurice Maréchal qui en a 22, commence à peine ses tournées de concerts. Tous deux sont affectés au front qui se révélera le plus meurtrier: le Chemin des Dames, Neuville-Saint-Vaast, Haudremont, les Éparges, Verdun. Lucien Durosoir est d'abord soldat de seconde classe dans les tranchées, il sera ensuite brancardier puis colombophile. Maurice Maréchal, après avoir été estafette cycliste, sera comme il le souhaitait brancardier.
Lucien Durosoir va écrire chaque jour, parfois plusieurs fois par jour à sa mère, qui est aussi sa secrétaire et son impresario. Maurice Maréchal quant à lui tient un carnet intime. Ces documents ont été conservés et font l'objet de ce livre.
Les deux types d'écrits ne sont pas de même nature. La correspondance s'adresse à des personnes réelles, le carnet intime à des lecteurs fantasmés. La nature des deux hommes n'est pas la même non plus. Lucien Durosoir se montre posé, organisé, parfois tatillon, un peu « vieux garçon », méthodique, soucieux de raconter la réalité de la guerre, mais aussi de rassurer. Maurice Maréchal qui écrit pour ne pas être lu est plus spontané, introspectif, il cherche aussi la belle tournure et la trouve parfois.
Les deux séries de documents forment un témoignage à deux voix saisissant, au point que nous avons lu l'essentiel de ce livre en sautant d'une partie à l'autre, en suivant les dates et en regrettant que les éditeurs n'aient pas osé une telle présentation.
Bien entendu, le départ est patriotique et plein d'espoirs. Jaurès, qui anime le mouvement pacifiste, a été assassiné le 31 juillet à Paris. Le 2 août 1914, Maréchal écrit : « j'ai pris la résolution d'agir en français ! […] Si je ne me battais pas, je souillerais à jamais toutes mes heures futures. Plus de joies pures, plus d'enthousiasme, plus d'exaltation pour le Beau. Car je rougirais d'avoir tremblé pour ma vie! Pour regarder le soleil mourir sur la mer, il faut avoir osé soi-même regarder la mort en face ». Le 4 août, Lucien Durosoir, arrivant à Caen note l'enthousiasme inoui et l'entrée de l'Allemagne en Belgique neutre.
Mais le 2 août Maréchal avait aussi noté: « Je suis écœuré par ce que je vois. Un commandant absolument abruti […] On peut trembler en voyant cela et aussi tous ces réservistes, saouls, qui se vautrent sur le trottoir en bas] ». On lit la même chose dans plusieurs lettres de Lucien Durosoir alors qu'on n'est plus au moment de l'insouciance et de la certitude d'une victoire éclaire, mais en pleine horreur.
Le 22 août, Maréchal est en contact avec la vraie guerre et on sent la panique [je suis sûr d'être tué]. Durosoir monte en première ligne un peu plus tard. Mais là encore il s'agit du même récit. La grêle des projectiles, l'insupportable canonnade continue, qui joue sur les nerfs en empêche de dormir, la boue dans laquelle on patauge, les corps en bouillie, la puanteur des cadavres en putréfaction, les pertes inutiles, les paysages où les mottes de terre se mélangent aux restes humains. « Il faudrait des régiments entiers d'infirmiers et de brancardiers » écrit Durosoir le 19 juin 1915.
Ils ont aussi du mal à rendre crédible leur récit sur l'ampleur des destructions. Le 7 juin 1915, Durosoir écrit : « Ce pays de Neuville est une horreur qui dépasse tout ce que l'imagination peut enfanter : il n'est pas détruit, il est écrasé, rentré sous terre. » Le 22 septembre 1914, Maréchal était à Reims. La destruction de la cathédrale par les bombardements allemands le met en rage. Sait-il que des intellectuels et des artistes ont signé une pétition pour dire leur indignation (y compris pour la destruction de la bibliothèque de Louvain) ? C'est le cas du pédagogue et compositeur Suisse Émile Jaques-Dalcroze qui se fait alors interdire en Allemagne et doit fermer son Institut de pédagogie du rythme près de Dresde.
La première impression qu'ils ont du général Mangin est la même. Le 22 septembre 1914, Maurice Maréchal « trouve a son sourire de la ressemblance avec le sourire de Voltaire : même expression (sûr de lui-même), narquois. C'est un homme ! On peut avoir confiance avec ce chef-là ». Le 14 janvier 1915, il paraît à Lucien Durosoir « un type très énergique » : « il me plaît, il n'a pas l'air gaga, il s'en faut… » mais le 11 septembre « Je l'ai vu de près notre cher général, eh bien, il n'y a pas à dire, il a une sale tête et n'inspire pas confiance […] »
Les lettres de Lucien Durosoir nous renseignent aussi sur le quotidien des poilus de première ligne. Le mépris dont ils se sentent l'objet de la part d'une hiérarchie lointaine. Le mauvais ravitaillement, les rations qui n'arrivent pas, la nourriture avariée, le mauvais équipement. À plusieurs reprises, il exhorte sa mère à suivre très précisément ses instructions. Peut-être, en partie trompée par la propagande, pense-t-elle qu'il exagère. Il a besoin de choses simples, efficaces, comme des bougies, car en première ligne, on vit enterré la plupart du temps. Du savon. Il veut aussi un pistolet automatique et un couteau de combat, plus pratiques dans les tranchées que le fusil et la baionnette (il s'en servira). Le 27 mai 1915 il écrit : « Le haut commandement ou même les intermédiaires du haut commandement nous considèrent un peu comme de la chair à canon, et le souci qu'ils ont, je ne dirai pas de notre bien-être, non, c'est impossible, mais seulement de l'indispensable, ne leur tourmente pas la cervelle. » En février 1917 : « Ce qui est étonnant, c'est que les poilus supportent tout cela sans se révolter. » En mars il écrit qu'après la guerre, il faudra s'attendre à des mouvements révolutionnaires de la part des poilus. « Le réveil sera terrible, d'autant plus que le sommeil aura été long. »
On ressent aussi la coupure avec l'arrière, où les officiers mènent la grande vie à peu de frais, et où les « embusqués » peuvent continuer tranquillement leurs occupations : « il faut dire que Capet, Cortot, etc., ne sont pas mobilisés et par conséquent peuvent travailler et en même temps profiter du moment » (Durosoir 18 avril 1915). « Maréchal est profondément écœuré de tout ce qu'il a vu à Paris […] » (Durosoir 18 janvier 1918). Lucien Durosoir prévoit même d'écrire un article dans le Monde Musical sur cette question.
Le 23 septembre 1914, Maréchal note « […] quelques pelletées de terre sur le mort de qui on aperçoit les deux bouts de soulier sont autant d'éloquentes choses qui réclameraient bien d'avantage urgence que les articles haineux des journaux de Paris ! Saint-Saëns ressert Wagner. Quelle Bêtise ! […] Les œuvres vraiment dignes de vivre resteront […] malgré les crimes, malgré la méchanceté, malgré les criailleries des journalistes en mal de patriotisme !.
Cela fait écho à une lettre de Jules Écorcheville (important acteur de la vie musicale) à Lionel de La Laurencie (musicologue) du 15 janvier 1915, quelques jours avant qu'il soit tué : « Ici, sur le front, nous ne partageons pas du tout le furor anti-teutonicus que la presse essaye d'inculquer au public. En contact avec l'ennemi, au courant de ses méthodes, de ses procédés, renseignés par ses prisonniers, nous voyons le pour et le contre. Nous n'excusons pas les horreurs, mais nous voyons les causes, là où on ne vous met sous les yeux que des effets.
Les musiciens se croisent, font connaissance ou se reconnaissent. Lucien Durosoir se fait envoyer des partitions pour se « désabrutir » et se procure en mai 1915 un mauvais violon. Il peut jouer les sonates de Beethoven avec un jeune pianiste qui sert chez les Brancardiers.
C'est une attraction qui fait accourir les officiers. Cela lui vaudra d'être transféré dans le service des brancardiers. Au repos, il joue dans les services funèbres et pour les officiers. En octobre 1915, son colonel lui propose de former un quatuor à cordes. Il organise méthodiquement son affaire. Il s'adjoint entre autres André Caplet, le pianiste Henri Magne. Ils jouent chez le général Mangin en novembre 1915.
De son côté, Maurice Maréchal lit aussi des partitions, prend des cours de compositions avec Gustave Cloëz, quand ils se trouvent dans le même secteur. Début 1915 il loue un instrument et fait de la musique de chambre en trio, assure les offices religieux, joue pour les officiers. Le 29 juin 1915, il peut essayer son célèbre violoncelle, le « Poilu » fabriqué par deux menuisiers servant dans la Territoriale, Plicque et Neyen (tués au combat) à partir d'une porte et de caisses de munitions. Cet instrument pour avoir souvent été joué devant l'État-major porte les signatures de Mangin, Joffre, Gouraud, Pétain. Le 21 février Maurice Maréchal reçoit la Croix de guerre, et le 22 un ordre de transfert au QG de la 5e division où l'attendent Lucien Durosoir, Henri Magne, André Caplet et Henri Lemoine… Il manque un violoncelliste pour l'orchestre de Mangin. Ils joueront ensemble sporadiquement au gré du service et des combats.
Après la guerre Maurice Maréchal fera la carrière que l'on sait. Lucien Durosoir ne reprendra pas le violon, mais installé dans de Sud de la France se fera compositeur, peut-être dégoûté par le monde des « embusqués » de Paris.
Le livre est accompagné d'un CD audio avec trois pièces pour violoncelle et piano de Lucien Durosoir. Elles sont dédiées à Maurice Maréchal.
Jean-Marc Warszawski
10 janvier 2006
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