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Par Flore Estang —— 15 août 2013.

Charles Baudelaire : Naissance de la musique française

naissance de la musique française

Baudelaire Charles, Naissance de la Musique Moderne : Richard Wagner et Tannhäuser à Paris. (édition, annotations et postface  par Christophe Salaün). Mille et une Nuits, Paris 2013 [104 p. ; EAN 9782755507003 ; 3.00 €].

« Non content, comme tout compositeur, de formuler des idées musicales, le théoricien Wagner a le toupet d'écrire des livres, de proposer des idées, tout court ». Ainsi Christophe Salaün présente-t-il, avec une certaine ironie, le génial musicien (p. 83), dans un court ouvrage d'une petite centaine de pages, édité chez Mille et une Nuits. Le format discret est séduisant, le contenu très riche. Ce livre contient essentiellement un long article rédigé par Charles Baudelaire et publié le 1er avril 1861, titré Richard Wagner et Tannhäuser à Paris, et écrit à la suite des concerts donnés par le compositeur dans la capitale française et de la condamnation de « la critique musicale presque unanime » (Avertissement, p. 7). L'auteur des annotations et de la postface de l'ouvrage a le bon goût de présenter succinctement, dans un court avertissement, les deux textes qui suivent : la Lettre à Richard Wagner, puis l'article pré-cité. L'on peut ainsi apprécier, à travers la lecture éclairante des écrits du poète, ses arguments passionnés, mais non dépourvus de raisonnements profonds. Baudelaire utilise avec profit sa culture musicale de mélomane averti et ses références littéraires. Il a lu les articles et ouvrages de Wagner, a écouté attentivement sa musique, et, contrairement aux détracteurs du musicien, influencés politiquement et socialement, se fie principalement à ses propres goûts, ses sentiments, son intuition et sa formidable sensibilité alliée à une solide culture artistique, pour défendre celui qu'il considère, avec humilité, comme « un grand artiste » et à qui il envoie d'abord « un cri de reconnaissance » (Lettre à Richard Wagner, le 17 février 1860, p. 9-13). Baudelaire analyse avec une étonnante lucidité ses propres critiques, suscitées par « la plus grande jouissance musicale [qu'il ait] jamais éprouvée » (idem). Sa passion rend le discours lyrique, voire emphatique, mais le poète visionnaire décrit avec justesse l'effet Wagner sur les générations à venir : « Les gens qui se croient débarrassés de Wagner se sont réjouis beaucoup trop vite ; nous pouvons le leur affirmer » (p 68). La fin du XIXe siècle lui donnera déjà raison, avant la renommée formidable du compositeur au siècle dernier.

Baudelaire possède, à l'instar d'autres artistes géniaux, une générosité et une intuition rare envers ses condisciples écrivains, peintres, sculpteurs ou musiciens, la préscience du génie chez ses contemporains. Le poète évolue dans un milieu où les créations des uns dynamisent celles des autres et stimulent avec bonheur les découvertes les plus riches. Dès le début du XIXe siècle, les salons romantiques ont favorisé en France ces échanges fructifiants, mêlant les artistes de tous genres dans des rencontres parfois mémorables. Nombre de chefs-d'œuvre ont été conçus ainsi, grâce aux hasards des rencontres, à une commande de mécène ou un projet collectif. Les salons littéraires et musicaux se croisent, les mécènes et les grandes dames de l'aristocratie reçoivent, aident, encouragent les jeunes talents. Georges Sand reçoit ses amis musiciens et poètes, Baudelaire fréquente Delacroix, Gustave Courbet qui fera son portrait en 1847 (biographie, p. 95) et Théophile Gautier, avec qui il se lie d'amitié dès 1849. C'est dans ce réseau social et culturel qu'il est nécessaire d'envisager les idées esthétiques et les productions de l'époque, à Paris. En 1861, date de l'article, Baudelaire est déjà atteint par la syphilis. Drogué, il soigne ses douleurs à l'éther et l'opium (biographie, p. 97). Il a quarante ans et vivra encore six ans ! Jusqu'à la fin, il défend ses contemporains et amis (conférences sur Gautier et Delacroix en 1864 à Bruxelles). De même, il écrit sur Edgar Poe dans la Revue de Paris, dès 1852, le traduit et le fait publier en 1865 (p. 98).

Le caractère entier et excessif du poète contribue à expliquer ses idées, ses théories esthétiques, géniales et visionnaires, défendant les Correspondances de tous les arts, principe devenu officiellement en vogue aujourd'hui, puisque inscrit dans les programmes officiels de l'Éducation Nationale. Baudelaire est également journaliste (à Dijon en 1849) et critique artistique. Ses textes, reconnus aujourd'hui, sont modèles du genre. L'un d'eux, louant Boudin, est affiché dans le Musée du même nom, à Honfleur.

La richesse des deux textes de Baudelaire ici réédités n'est pas discutée aujourd'hui, chaque page fournit un plaisir lié à l'écriture du poète-journaliste et aux arguments qu'il déploie. Baudelaire se veut d'une honnêteté rare, précisant d'entrée que sa passion pour la musique wagnérienne est due à ses propres goûts, subjectifs et sensibles. Sa sensibilité se trouve en accord avec la musique du maître : « Langueurs, délices mêlées de fièvre et coupées d'angoisses, retours incessants vers une volupté qui promet d'éteindre, mais n'éteint jamais la soif ». L'écriture du poète est riche en assonances (le « l » en début de phrase)  et allitérations (« é » et « è » alternant avec douceur), rythmée en un mouvement principalement ternaire qui s'accélère au gré des accents de la langue, dans une dynamique sensuelle, voire érotique (par exemple pour « retours incessants vers une volup qui promet d'éteindre […] » (p. 42), on regroupe les syllabes en 1-3-6-5). Les Petits poèmes en prose ne sont pas encore nés (édition posthume de 1869) mais la liberté de l'écriture poétique de Baudelaire a, dès 1861, largement anticipé sur la forme plus traditionnelle de la poésie, oubliant les vers et les rimes. Sa prose EST poésie. Subissant une souffrance indicible nécessaire à sa propre création, imbibé de drogues qui pourraient altérer son jugement, le poète trouve cependant les mots justes qui touchent le cœur et l'esprit. Au-delà de sa propre sensibilité musicale et poétique, ses arguments sont convaincants, mêlant mysticisme et émotion, esthétique et philosophie dans une écoute de tout son être : « Où donc le maître a-t-il puisé ce chant furieux de la chair, cette connaissance absolue de la partie diabolique de l'homme ? Dès les premières mesures, les nerfs vibrent à l'unisson de la mélodie ; toute chair qui se souvient se met à trembler. Tout cerveau bien conformé porte en lui deux infinis, le ciel et l'enfer […] » (p 43).

Grâce à sa sensibilité exacerbée par sa nature même et la prise de drogues, le poète a reçu la musique de Wagner avec une gigantesque émotion tout en analysant les effets de cette musique sur lui-même, corporellement et spirituellement. Les philosophes de tous temps définissent trois état de l'être humain, le charnel (corporel) le psychique (les émotions liées au corps) et le spirituel (lié à ce que certains appellent l'âme) – émission de France-Culture du 3 août 2013). Baudelaire poète et philosophe, intègre ses trois dimensions dans son analyse enthousiaste et profonde. La poésie du journaliste traduit les émotions ressenties, avec parfois quelque exagération : « […] tout le dictionnaire des onomatopées de l'amour se fait entendre ici […] » (p. 42) écrit-il à propos de l'univers de Vénus dans Tannhäuser.  Baudelaire est d'autant plus enthousiaste envers la musique que l'argument du livret lui rend les motifs mélodiques « compréhensibles ». Pour lui, ainsi que Wagner le proclame,  la musique exprime le texte, les mots et les situations dramatiques. Le poète-journaliste a lu et aimé les ouvrages de Wagner, il les connaît bien et en est imprégné lorsqu'il écrit son propre article. Donc point d'objectivité, certes, mais une analyse liant formidablement texte et musique comme éléments acoustiques et littéraires indissociables : le texte est porté par la musique, la musique explique le texte. Nous sommes, en plein romantisme, aux antipodes de ce que deviendront les théories musicales au début du XXe siècle : « Ma musique n'exprime qu'elle-même » écrira Stravinsky quelques années plus tard, à l'époque où Satie s'amuse sérieusement avec ses Gymnopédies et autres Musiques pour un chien.

Baudelaire  dénonce avec lucidité et courage « la malveillance, la sottise, la routine et l'envie coalisées [qui] ont essayé d'enterrer l'ouvrage » (p. 68). Son analyse sociale et politique est aujourd'hui vérifiée par les historiens et musicologues. Le poète explique que « l'opéra de Wagner est un ouvrage sérieux demandant une attention soutenue » (idem), contrairement aux divertissements musicaux entrecoupés de ballets et de pauses pour laisser le public des abonnés « jouer aux cartes » (p. 69). Comme Haydn avant lui, Wagner se bat pour présenter ses œuvres devant un public attentif et cultivé. Sans relâche, le contemporain de Mozart lutta pour la reconnaissance du musicien et des ses œuvres, avec facétie et audace, dans ses symphonies, comme La Surprise ou Les Adieux. Haydn et Mozart, encore valets des princes,  préparaient le terrain aux romantiques, dans leur lutte artistique et sociale. Wagner, lui, réagit sans humour et certains abonnés de l'opéra affichent violemment leur mépris : « Vous êtes un impertinent, vous qui voulez me contraindre à prêter à votre œuvre une attention continue […] » (p. 69). Depuis longtemps, le cercle des abonnés de l'Opéra constitue un fait social et politique peu compatible avec les réelles compétences musicales du dit public. Ceci n'a en partie pas évolué jusqu'à nos jours. Les nantis, rarement musiciens, se retrouvent à l'orchestre pour les grandes manifestations, les mélomanes passionnés au Paradis du théâtre (pour les salles d'opéra à l'Italienne bien sûr).

Christophe Salaün pose, en quatrième de couverture, une question complexe et un peu provocatrice : « Est-ce sa méconnaissance technique de la musique qui, par une sorte de malentendu, la lui aurait rendue intelligible ? » On cherchera en vain la réponse à cette question dans la postface. Certes, Baudelaire ne s'embarrasse pas de termes techniques pour analyser la musique. C'est presque, dans Tannhäuser, le livret mis en musique par le compositeur qui le touche le plus (il le raconte pendant six pages, p. 57-62), et son analyse est celle d'un littéraire plutôt que celle d'un musicien. Au XXe siècle, des compositeurs devenus critiques musicaux, comme Debussy (Monsieur Croche et autres écrits) emploieront, pour décrire les œuvres écoutées, un lexique musical plus diversifié et plus « technique », décrivant précisément les paramètres du son (hauteur, rythme, tempo, timbre et nuances) avec le vocabulaire technique consacré, souvent italien, jugeant de l'orchestration, de la direction du chef, de la dynamique, nourrissant leurs critiques d'observations d'ordre acoustique. Mais les écrivains contemporains de Baudelaire, même mélomanes ou pratiquant un instrument comme le piano (Balzac s'y est lui-même initié grâce à sa fille), évoquent la musique, comme le poète, avec des métaphores, des comparaisons avec la nature : « L'ouverture […] est lugubre et profonde comme l'Océan, le vent et les ténèbres » (p. 61). La musique des mots et la musique des instruments se mêlent spontanément à leurs oreilles, et ils traduisent presque automatiquement l'une par l'autre. La musique devient narration, se mêle à l'esprit et à la lettre du poème « traduit » musicalement. Comme le montre François Sabatier dans son ouvrage La musique dans la Littérature des Lumières à 1925, la musique accompagne la narration dans toute littérature romantique, de Gautier à Proust. Elle la sert en enrichissant les émotions des personnages et du lecteur potentiel par la beauté des instruments et de leur jeu, le timbre des voix, les dynamiques de l'orchestre. L'écrivain romantique rédige rarement une analyse musicale en règle         aujourd'hui au moyen des paramètres sonores et du lexique musicologique. Les auteurs  mêlent les descriptions de bruits et de sons organisés, le « paysage musical » et l'orchestre symphonique.  Il faudra attendre le XXe siècle pour trouver plus souvent dans les romans ou les articles des descriptions de la musique liées à l'acoustique, aux paramètres sonores et moins enrichies de métaphores. On ne peut donc, selon nous, parler de « méconnaissance » de la musique par l'auteur de l'Invitation au voyage.

Le langage de Baudelaire, son vocabulaire, sont ceux d'un poète romantique, lié à son époque et novateur par la tournure de ses métaphores. Il connaît bien la musique, « de l'intérieur ». Sans avoir besoin de parler de crescendo ou autre notion agogique, il transmet au lecteur, envoûté par la richesse et l'élégance de son écriture, les émotions, la passion et l'envie de pénétrer à son tour dans le monde wagnérien. Baudelaire possède-t-il une « méconnaissance technique » ou adapte-t-il son vocabulaire au lecteur de la Revue Européenne, non destinée à un public de musiciens ? Le poète-critique veut être compris par le plus grand nombre en défendant les œuvres wagnériennes. Son discours s'adapte donc aux récepteurs de son article, les mots transmettant les qualités musicales, certes par des métaphores, mais surtout pour un public déjà habitué à cette écriture stylistique. Nous ne savons pas, par ces deux textes, si Baudelaire méconnaît le langage musical, mais nous ne pouvons certes pas l'affirmer par des propos disgracieux soulignant un soi-disant « malentendu » (pour un mélomane, ce serait dommage). En outre, il conviendrait à Christophe Salaün de préciser ce qu'il entend par musique « intelligible ». Nous avons vu que la compréhension, intellectuelle et poétique, est surtout liée au livret, à l'argument, aux personnages évoluant dans un univers mystique, balançant entre le bien et le mal. Wagner envisage l' « œuvre totale » dans laquelle tous les arts sont représentés. Baudelaire reçoit ces conceptions artistiques de plein fouet, lui-même attiré par les fameuses Correspondances des arts. Sans évoquer de soi-disant malentendu ou de mauvaise compréhension de la musique, évoquons deux artistes exceptionnels évoluant, l'un dans la musique, l'autre dans la poésie, l'œuvre de l'un trouvant résonance et écho dans la sensibilité de l'autre. Liszt, lui-même musicien génial et généreux, aura, comme Baudelaire, la même intuition du génie de l'œuvre wagnérienne, et on ne peut pas taxer l'auteur de Mazeppa,  compositeur, pianiste virtuose, chef d'orchestre, mécène et organisateur de concerts (on dirait aujourd'hui directeur artistique), d'ignorant en matière musicale.

On peut alors s'interroger sur les raisons de cette question. Pourquoi C. Salaün fait-il allusion à la soi-disant méconnaissance musicale de Baudelaire ? A-t-on besoin de jouer d'un instrument en virtuose pour connaître la musique, la comprendre, l'aimer, la ressentir ? L'étrange question pourrait-elle sous-entendre que Badelaire se fourvoie dans ses jugements trop intuitifs et littéraires ? La question provocatrice aurait-elle provoqué un argument publicitaire, en osant critiquer le maître des correspondances ? L'intérêt d'une telle question consiste sans doute à en provoquer d'autres.

Le discours de Baudelaire, véritable poésie en prose, est littéraire et poétique, c'est-à-dire que les mots renvoient le lecteur aux émotions ressenties par des chemins étranges que seule la poésie peut emprunter, il touche l'« amateur dont les sentiments sont la pierre de touche du jugement […] » (C. Salaün p. 87).  La musique est expliquée par le livret qu'elle soutient. Le poète se livre même succinctement à une étude psychologique et sociologique du compositeur, tentant de définir ce qu'est un grand artiste (p. 62) et Wagner en particulier, « l'homme d'ordre et l''homme passionné » (idem). Dans ce court ouvrage, le poète établit des comparaisons entre littérature et musique, des liens entre les notes et les mots, son « analyse » de l'opéra de Wagner alterne description, étude sociologique et esthétique. La musique est décrite et ressentie par le poète qui, avec passion et méthode, entreprend dans ses articles une démarche le rendant précurseur de ce que l'Université appellera, au XXe siècle, la « Littérature comparée », dans sa plus récente branche, interrogeant les relations entre la littérature et les autres arts.

Les annotations nombreuses de Christophe Salaün, en référence aux textes de Baudelaire,  montrent la recherche méticuleuse, l'exigence, la précision et sa propre connaissance des ouvrages de Baudelaire et de Wagner, voire de Liszt (p. 23), ainsi que les articles contemporains des textes sur la question (Journal des Débats, p. 33). La bibliographie succincte est reliée étroitement au sujet de l'ouvrage et oriente utilement le lecteur. On peut regretter que la lettre de Charles Baudelaire soit un copié-collé d'une édition précédente, « publiée pour la première fois le 1er novembre 1922 dans le premier numéro de la Revue musicale » (p. 2), et non le manuscrit authentique publié. De même pour « le texte intitulé Richard Wagner et Tannhäuser à Paris paru dans la Revue Européenne le 1er avril 1861 » (idem). Le chercheur ne montre pas qu'il ait comparé ces publications avec les manuscrits originaux. Nous ne savons pas, par cet ouvrage, si ceux-ci ont été conservés. Malgré ces quelques bémols introduits dans notre chronique, le petit ouvrage de Christophe Salaün (parent du musicologue Daniel Salaün ?) est à recommander chaleureusement pour la richesse des textes réédités dans un format miniature séduisant et un prix rare (3 euros).

Flore Estang
15 août 2013

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