Tâchons de démêler si l'envahissement de la France
théâtrale par l'esprit étranger est propice ou contraire
au développement de notre génie personnel.
L'âme française fut toujours pénétrable ; toujours elle
fut poreuse, absorba, s'assimila. Était-ce qu'elle
manquait d'originalité native ? point du tout ; mais elle
est une race faite de beaucoup de races, faite de toutes
les races qui autour d'elle restèrent distinctes. De sorte
qu'elle ne reçoit jamais rien qui ne soit une part d'elle
; et, quand on lui donne, on lui rend. Nous sommes un
peuple qui est tous les peuples. Notre unité est faite des
universelles diversités et notre littérature est
personnelle justement par la fusion en une seule de toutes
les personnalités. Méridionale par la conquête latine,
orientale par le séjour arabe, occidentale par l'indigénat
celte et par l'invasion germaine, septentrionale par
l'installation (les northmans, la France intellectuelle
rapproche les quatre points cardinaux de l'humanité; mais
nous lions d'un strict instinct — comme on fait un
bouquet — la multiple rose de tous les vents de
l'esprit. Oui, répétons-le, rien ne saurait nous
être donné qui ne soit à nous. De là, notre consentement,
qui reste patriotique, à toutes les influences étrangères,
contemporaines ou antiques : et de tout nous faisons de la
France.
Ceci dit — dont l'évidence éclate, — par quelle
fausse et niaise honte, qui aurait l'étroitesse d'un
chauvinisme, répudierions-nous le mélange à notre génie
des génies des autres patries lointaines ou proches, qui
ne lui sont pas étrangers en effet, et lui ajoutent
seulement, par suite des différences circonstancielles de
moeurs et de langages, des singularités souvent agréables
ou belles ; qui, en étant eux-mêmes, étaient nous déjà
?
Il ne s'y trompait pas, Richard Wagner, qui fut pourtant
le plus national des créateurs, le plus allemand (les
Allemands, qui eut le droit de dire, après la première
représentation à Bayreuth de la quatrième partie de
l'Anneau du Niebelung « Nous avons enfin un art
allemand ! » Il ne s'y trompait pas lui, qui, malgré son
éperdu besoin de nationalité, se tournait cependant,
toujours inquiet, vers la France, et ne se fût pas jugé
suffisamment compris, s'il, ne l'eût pas été par la France
aussi, cette part totale de tout. Et tous les génies ont
besoin, pour être sûrs dlu triomphe chez eux, d'avoir
triomphé chez nous, c'est-à-dire chez soi.
Rien n'est donc plus naturel ni plus traditionnel que
l'acceptation en notre pays des littératures de tous les
pays : nous sommes, par la convergence des diversités, la
capitale des États-Unis de la pensée générale ; et,
toute, elle doit abonder ici, s'y joindre, y préciser, et
y être fondée, et y croître et y multiplier ; pour en
irradier ici ensuite, universelle, en chacune de ses
personnalités retrouvée, et agrandie.
Mais il faut établir quelque différence entre les modes de
l'esprit et la durable beauté du génie : celle-ci a tous
les droits d'un juste despotisme: celles-là ne méritent
que le dédaigneux geste qui renvoie par delà la frontière.
Gardons-nous d'accueillir nous, en France, cette
Angleterre ou cette Russie, qui s'habille comme nos
cocottes, chantonne comme nos opérettes, rit comme nos
vaudevilles. On ne saurait dire quel tort causa aux divers
instincts nationaux l'imitation des tics de l'originalité
française. Considérant le sort des nations qui nous
empruntent Scribe et les frères Cogniard, évitons de
nationaliser en Franco le métier courant, la drôlerie
facile, l'imbécillité, le néant des oeuvres littéraires ou
dramatiques à qui, chez nos voisins d'Europe, des
aventures de minutes, des complots de fugaces écoles, ou
des réclames, valurenr quelques semblants d'importance.
Certes, ce fut une heure intéressante dans le destin de la
pensée français, lorsque M. Antoine qu'un instinct
guidait, nous fit connaître les Revenants et le
Canard sauvage, et la Faillite. Encore
qu'elle se manifestât bien tard à Paris, et quand déjà le
procès en était jugé et gagné en Scandinavie et en
Allemagne, l'idée ou la Chimère norvégienne pénétra
légitimement nos âmes. Aucun de ceux qui méritèrent le nom
de poète ne se déroba au génie mystérieux, sublimement
puéril, de M. Henrik Ibsen, ni au tout puissant talent
généreux de M. Bjoernson. Et nous avons tous voulu que,
évoquant en nous des intimités fraternelles, le génie du
Nord nous apprît plus de lointain et de rêve. Notre
intellectuelle accolade toute grande pour accueillir,
embrasser et faire nôtre la récente imagination
septentrionale. Et je pense avoir montré que je n'avais
pas besoin de prendre le train pour me plaire aux paysages
de la rêverie exotique. Mais il est inutile de jouer en
France les vaudevillistes de Stockholm, de Copenhague ou
de Berlin; nous avons MM. Feydeau et Gandillot, qui ont
plus d'esprit qu'eux, et qui nous suffisent.
Parlons net et sans plaisanterie.
Ceux qui s'imaginent que nous ne nous tenons pas au
courant du mouvement littéraire et dramatique dans les
nations voisines de la nôtre se trompent. Nous savons
parfaitement, comme on dit, de quoi il retourne.
Or, en Scandinavie et en Allemagne, où le sillage du rêve
d'Ibsen et le sillon du talent de Bjoernson déjà
s'effacent, toute manifestation importante et vraiment
personnelle du génie national a cessé.
Comme la poésie allemande est morte avec Henri Heine, qui
d'ailleurs l'a tuée, dlieu bourreau ; comme la musique
allemande est morte avec Richard Wagner qui rêva un art
double et universel auquel, seul, il pouvait suffire; le
théâtre, le poème, le roman de Norvège, et de Danernark,
et de Bavière, et d'Autriche, et de Prusse sont défunts ;
et nous n'aurions à leur emprunter que la pourriture du
roman, du poème, du théâtre qu'ils nous
empruntèrent, déjà défraîchis, comme une modiste de
Leipzig ou de Vienne vient acheter les vieux modèles des
magasins de modes de Paris. Ce qui, à l'heure actuelle,
triomphe par de là nos frontières, ce sont les basses
gloires de nos librairies médiocres, de nos médiocres
théâtres ; nous qui avons mieux à offrir à la curiosité
étrangère que de niaises comédies, que des vaudevilles et
des opérettes, nous sommes admirés là-bas à cause de ce
qui ne vaut pas de l'être. Et une colère quelquefois nous
prend, véritablement, à songer que l'on aime de nous ce
que nous en méprisons, — pareils à un honnête père de
famille qui verrait avec épouvante qu'on accueille et
qu'on honore, chez de braves gens qui ne savent pas, la
seule prostituée de sa race.
Hélas ! oui, ce qu'on appelle, pour notre honte, le goût
français, ce qu'on considère à l'étranger comme notre vrai
art, — ainsi le cancan dansé par les Goulues en tournée
passe pour notre danse nationale, — réussit, fait de
l'argent, est acclamé, est imité. Imité, là est le mal. En
Europe, tout le théâtre est en proie au pastiche de nos
ignominieux théâtres ; les nationalités étrangères se
déshonorent et se gâtent à plagier nos deshonneurs. Ah !
certes, je le sais, de fiers jeunes esprits, par de là le
Rhin, réagissent contre la vilenie de l'invasion
française. Combien je les estime de ne pas aimer de nous
ce qui en est haïssable ! et le bel orgueil d'une plus
honorable imitation est en eux. Mais enfin, tout de même,
ils ne sont, la plupart du moins, que des imitateurs ou
que des transformateurs de l'esprit français — Partant, de
quelle utilité nous serait la traduction, en français sans
doute médiocre, de trois ou quatre comédies françaises, de
deux ou trois drames français qui, naguère, furent mal
traduits en allemand ?
En France, l'heure est trouble, j'en conviens ; les
esprits sont diversement tiraillés, les convictions
indécises et les meilleurs d'entre les nouveaux, s'ils
sont sûrs de leur art personnel, ne savent pas encore où
ils en sont dans la générale pensée.
Seul, jeune et rayonnant, avec son charmant et magnifique
génie, Edmond Rostand, traditionnel et neuf, triomphe
absolument ; et, comme je l'ai dit ailleurs, après avoir
conquis la France, il lui a reconquis le monde.
Mais autour de lui règne une inquiétude. Tant de
chefs-d'oeuvre dont on se souvient, tant de chefs-d'oeuvre
qu'on espère, sans savoir au juste de quoi ils seront
faits font hésiter l'orientation des esprits. Nous
avons subi beaucoup de lois artistiques vite brisées. Ceux
pour qui je suis déjâ un très ancien aîné, fidèle à ses
vieilles fois mais incliné vers leurs jeunes espoirs,
n'ont pas encore, malgré les noms d'écoles, dont ils
essayèrent de préciser leurs aspirations, trouvé la
formule générale d'un art où, sans ressemblance de
personnalités, se grouperaient de sûrs efforts vers un
commun idéal. Presque tous ont du talent parmi ceux qui
viennent ; mais, puisque aucun d'eux, jusqu'à présent,
révélé le génie qui a le droit d'être seul, comment ne se
sont-ils pas encore joints dans la parfaite réalisation
d'un ensemble d'oeuvres qui marquerait une date en
l'histoire littéraire des âges français ? N'importe ! ils
travaillent, ils cherchent, ils veulent. Ils sont de la
vie, ils sont de la force, ils sont de la tentative
acharnée. Le plus souvent, je ne les flatte guère, et
l'estime que quelques- uns veulent bien avoir pour moi est
peut- être due justement à mon choix de ne les louer que
quand je les juge dignes d'éloges.
Mais enfin, c'est d'eux seuls que l'on peut attendre,
puisqu'ils sont les nouveaux, l'imprévu, peut-être sublime
! Ils sont la veille d'on ne sait quel jour ; je ne pense
pas que la nouvelle clarté de France soit destinée à
s'éteindre avant midi.
Donc, nos théâtres d'art ont pour premier, sinon pour
unique devoir, d'offrir à la jeune génération que nous
voyons éclore, et que sans doute nous verrons s'épanouir,
l'occasion de provoquer et de vaincre le public, ce
monstre docile. Car il est docile à la Beauté le public !
Ne doutons jamais de la foule ! Odi pro fanum
vulgus, c'est bien le mot du médiocre poète qu'était
Horace, ni Pindare ni Hugo n'eurent peur de la multitude.
La Beauté poétique et le Peuple, c'est la soeur et le
frère, pas du même lit ; l'une, fille de l'esprit, rare,
s'est trop longtemps isolée en de splendides et lointains
mystères ; l'autre, fils de l'instinct, innombrable, trop
souvent a grouillé vers l'égout des villes ou dans le
ruisseau des champs. L'une est divine ; l'autre est
formidable, grossier parfois. Mais chante l'épithalame de
quelque universel inspiré,la sœur et le frère se
reconnaissent, se sourient, s'embrassent : et c'est
le devoir de nous tous, les poètes, critiques, directeurs
de théâtre aussi, de préparer leurs belles noces
sublimement incestueuses.
Catulle Mendès
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