12e Musique de chambre à Giverny : excellence de l'interprétation, originalité du répertoire, rencontres rares bandeau texte musicologie

6 septembre 2015, par Flore Estang @ ——

12e Musique de chambre à Giverny : excellence de l'interprétation, originalité du répertoire, rencontres rares

20-30 août 2015

Michel StraussLe violoncelliste Michel Strauss, directeur artistique de Musique de chambre à Giverny. Photographie © mcg 2015.

En pénétrant dans le site idyllique de Giverny, le public du festival entre dans un monde de douceur, de beauté, d'harmonie et de musique. Pour la douzième année consécutive, Giverny accueille « juniors » et « seniors » parmi les plus talentueux musiciens de leurs générations respectives. Avec convivialité et passion, ceux-ci partagent un répertoire de musique de chambre proposé par Michel Strauss. Fondateur et directeur de Musique de chambre à Giverny, le violoncelliste de talent et pédagogue s'est inspiré du festival de Marlboro aux États-Unis, fonctionnant sur ce même principe : réunir jeunes et moins jeunes professionnels, musiciens  d'excellence, pour le plus grand bonheur de tous (voir le site du festival pour l'historique détaillé).

Luttant contre le confinement fréquent des musiciens dans une même classe d'âge, excepté entre professeurs et élèves, cette initiative rencontra  un vif succès auprès des artistes, devenus pour partie amis et fidèles de ces rencontres givernoises. Michel Strauss revendique avec raison la qualité quasi unique de son festival, tant pour les interprètes que pour la programmation musicale. Un spectateur m'avoue : « Quand je réserve les places pour Giverny, je ne regarde même plus le programme, je sais que tout est excellent ». Concocté en amont par Michel Strauss, le programme original est livré presque au dernier moment, pour ne pas déflorer le sujet et entretenir un suspense parfaitement… musical. « It's amazing ! » s'exclame Kerne, pianiste venu de Londres pour assister au festival.

Magdalena Geka et Rosanne PhilippensMusique de chambre à Giverny : Magdalena Geka et Rosanne Philippens. Photographie © mcg 2015.

Cet été 2015, le double fil rouge de la programmation se déroulait autour de J. S. Bach et de la musique anglaise. Pour une somme modique, les mélomanes assistèrent à une véritable Grande Messe de la musique de chambre, dans laquelle la technique, parfaitement maîtrisée, ne fait plus barrage à l'expression. Les  interprètes deviennent musique, respirent d'un même souffle, s'expriment d'une même voix. Ainsi, le quintette avec piano en la mineur, opus 82,  d'Edward Elgar réunit des artistes chevronnés  remarquables, Michel Strauss au violoncelle, Jean-Claude Vanden Eynden au piano et Claudine Legras à l'alto, et de jeunes prodiges comme Irène Duval et Shin Sihan au violon. Ce dernier se coule dans le moule musical du premier violon au point de ne faire qu'une seule voix avec lui.

Même dans un répertoire de musique de chambre, la polyphonie majestueuse du compositeur anglais sonne comme pour un orchestre à cordes complet, mettant en valeur à la fois le sacré et la volupté des harmonies. Pendant deux semaines de répétitions intensives dans le cadre privilégié des jardins de Monet, la musique s'offre dans le bel auditorium du Musée des Impressionnismes. Transcendée par l'interprétation, la musique sublime devrait être gravée, pour conserver ces moments uniques et quasi magiques : entre deux mouvements du quintette, un spectateur incommodé ayant dû changer de place, les musiciens attendent, et la salle comble, quasiment en état d'apnée, accueille le pianissimo qui suit dans un écrin de silence bienveillant, déjà musique avant l'accouchement musical en douceur.

Hélène DuvalMusique de chambre à Giverny : Irène Duval. Photographie © mcg 2015.

Encore plus intense, s'il est possible, un autre moment musical exceptionnel fut proposé : écrites à l'origine pour clavier, les Variations Goldberg de J. S. Bach ont été transcrites par  Dmitry Sitkovetsky, pour violon, alto et violoncelle. La partition est donc partagée entre trois instruments essentiellement monodiques. Or, Bach a écrit à parfois pour quatre ou cinq voix. Qu'à cela ne tienne, on joue en doubles cordes. De carrure imposante, le violoniste russe Boris Brovstyn allie d'abord finesse de jeu et phrasé legato, alla romantica, son jeu s'adaptant peu à peu aux deux autres interprètes dans une dynamique plus « baroque », donnant la part royale au rythme souverain chez le cantor et le détaché caractéristique d'une esthétique sobre et moins lyrique.

Contre toute attente, Michel Strauss ayant avoué humblement son épuisement après ces semaines intensives de musique, riches en rencontres multiples et organisation sans relâche, le violoncelliste tint sa partie avec une efficacité rare, dans une partition virtuose d'une exceptionnelle difficulté. Imaginez gammes et arpèges écrits pour un allegro de pièce pour clavier, transposés tels quels aux cordes frottées : une folie digne des oeuvres les plus diaboliques de Paganini. Un miracle se produisit sur scène : à quoi reconnaît-on un grand musicien parmi les grands? Une technique sans faille, rabâchée sans relâche, tellement intégrée, permet l'accès aux plus grandes pages de virtuosité qui transportent l'auditoire autant par la prise de risque sans filet que par la musique sublime ressuscitée. Lorsque Michel Strauss n'est pas sur scène, il occupe la loge continue et répète, travaille, rejoue, analyse, exécute inlassablement.

Avec une rondeur de son que beaucoup de musiciens peuvent lui envier, le jeune altiste Benjamin Beck montre également musicalité et adresse. Sa position centrale dans le trio, difficile, mais privilégiée, lui permet de trouver un phrasé en accord avec ses deux collègues, apportant à chacun et de manière très subtile, un peu plus de legato à sa gauche, un peu plus de détaché à sa droite, jusqu'à la fusion totale des gestes et des respirations, la musique pouvant alors s'exprimer avec force et émotion.

Avec jubilation, les motifs mélodiques des variations Goldberg passent d'un instrument à l'autre, les traits virtuoses ne cachent ni la structure, ni la polyphonie foisonnante. Les Variations Goldberg, déjà redoutables pour pianistes ou clavecinistes, sont ainsi redécouvertes, l'écriture contrapuntique mise en relief par les trois instruments. Marathon impressionnant, les musiciens tiennent l'auditoire en haleine pendant plus d'une heure. Le retour indispensable de l'aria initiale clôt cette interprétation originale.. On peut espérer à nouveau qu'un enregistrement immortalise ce moment musical unique, l'une des révélations de l'année estivale 2015.

Joel Quarington, Cameron Crozman, Michel Strauss.Musique de chambre à Giverny : Joel Quarrington, Cameron Crozman, Michel Strauss. Photographie © mcg 2015.

Devenue l'une des spécificités du festival,  la création d'œuvres contemporaines alterne avec le répertoire plus ancien et rencontre également un franc succès. Avec Incantatio de Richard Dubugnon (né en 1968), le public a découvert la version orchestrée d'une œuvre pour violoncelle et piano, devenue, à Giverny, pour violoncelle et quintette à cordes. Comme son nom l'indique, l'œuvre fut motivée par une intention incantatoire. Le compositeur présent eut la bonne idée de faire précéder l'exécution de l'œuvre d'une explication, commentaire évoquant, avec humour et simplicité, son travail et la dimension narrative que l'on peut y trouver : une sorte de ballet dans lequel sorcellerie et mystère se croisent. Par quelques allusions à Stravinsky et son écriture rythmique (Sacre du printemps), par une écriture rappelant parfois celle de Chostakovitch (Concerto pour violoncelle) ou celle de Bartók (quatuors à cordes), R. Dubugnon montre ses préférences esthétiques tout en organisant son propre discours musical avec finesse. Construits avec rigueur et souplesse, les trois mouvements de l'œuvre  proposent un riche choix de timbres, et un bon équilibre entre partie soliste et orchestre.

L'interprétation de Michel Strauss, à nouveau au poste de soliste, est époustouflante. Dominant parfaitement les difficultés techniques de la partition, le violoncelliste y intègre sa propre musicalité, intense et épanouie. Dubugnon, lui-même à la partie de carillon, dirige discrètement, mais énergiquement, les instrumentistes plus en retrait, les parties orchestrées demandant une exécution rythmique rigoureuse. L'un des meilleurs parmi les solistes mondiaux, Joel Quarrington use de son gigantesque instrument, comme d'un fluide reliant les mélodies et rythmes entre eux. Avec une souplesse constante et un souci infaillible du partage et de l'équilibre entre les musiciens, le soliste propose la palette complète des nuances possibles à la contrebasse. Une belle leçon pour les basses d'orchestre un peu « bourrins ».

Avant le dernier concert clôturant le festival, Michel Strauss a rendu hommage, avec émotion, aux bénévoles, dynamiques, dévoués et efficaces, selon lui « l'âme du festival », sans lesquels le projet ne pourrait pas voir le jour. Venue de Giverny même ou de Vernon, une partie d'entre eux a participé à la naissance du festival : aux fourneaux une grande partie de la journée, Martine et Patricia, entre autres, travaillent leur musculature en brassant des salades pour quarante personnes ; avec élégance et générosité, Yves et Eilish, parmi d'autres, s'occupent de l'accueil à l'entrée des concerts. Avec le sourire Mireille et Caroline, et d'autres gèrent la table de vente des CD, elles se transforment le soir en hôtesses généreuses accueillant des musiciens. Même l'agent de sécurité du musée, Jean-Pierre, danseur de rock, n'est pas insensible à cette ambiance chaleureuse et aux échanges avec le public mélomane. Malgré la dépense d'énergie, tous rayonnent de ce partage exceptionnel.

Richard DubugnonRichard Dubugnon, compositeur invité de Musique de chambre à Giverny. Photographie © mcg 2015.

Maintenant traditionnel, l'ultime concert  « orchestre » clôt le festival et offre aux spectateurs privilégiés, un répertoire varié et original (Elgar, Dubugnon et Britten) interprété par treize des musiciens solistes invités. Sacrifiant à la notoriété, le bouquet final choisi par le grand prêtre de cette cérémonie fut magistralement interprété : pour le public émerveillé et ému, le fameux thème de Pomp and Circumstance d'Edward Elgar fut entonné d'une même énergie par les musiciens sonnant comme un orchestre symphonique, la justesse de leurs traits, leur agilité et leur écoute décuplant le son collectif. Chaque instrumentiste, à la fois soliste et tuttiste, est membre de l'orchestre à part entière. Rarement aboutie à un tel niveau de musicalité et de perfection technique, cette double compétence est mise à l'épreuve sans chef d'orchestre !

Si la fréquentation du festival est stable et le public de plus en plus fidèle, la baisse des subventions rend le projet toujours risqué. Les jeunes musiciens très peu rémunérés (!!!) continuent cependant à affluer du monde entier, supprimant au besoin d'autres propositions financièrement plus alléchantes. Tous s'accordent pour acclamer la qualité unique et rare de cette réunion musicale et humaine.

Musique de chambre à Giverny Musique de chambre à Giverny : tutti final. Photographie © mcg 2015.

Flore Estang
6 septembre 2015
© musicologie.org


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