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Vanves, 20 novembre 2015, par Flore Estang ——

L'ensemble musica nova au festival de musiques anciennes de Vanves

Ensemble Musica Nova

Pour la sixième année, la musique ancienne est à l'honneur à Vanves, grâce à Carine Moretton, la fondatrice du festival. À l'origine, le thème de la lutherie a réuni quelques professionnels archetiers, luthiers, et le public a suivi avec enthousiasme. Cette année, trois journées célèbrent musicalement le Moyen-Âge et la Renaissance, ponctuées par cinq concerts, un colloque dédié à la femme et un salon des luthiers (clavecins, flûtes, harpes, vielles à roue et cordes frottées, même des spécialistes de rosaces en parchemin !).

Pour le premier concert, exceptionnellement en ces temps troublés, le public est remercié pour son « courage » d'être venu au rendez-vous. Les soutiens ont été nombreux de la part des mélomanes et l'église Saint-Rémy de Vanves est presque remplie. Surprenante par sa brièveté et son impétuosité, la première partie du concert saisit le public. Les étudiants du Conservatoire de région de Paris assènent aux spectateurs une dose de décibels peu supportable. Pourtant, l'idée de créer une œuvre contemporaine jouée par des instruments anciens est séduisante. Malgré les contrastes apparents entre musique médiévale et musique contemporaine, des rapprochements ont souvent été mis évidence entre les deux esthétiques, se situant aux antipodes des conceptions romantiques de l'expression musicale.

Le concert commence avec délicatesse et poésie : les harmoniques des flûtes et cordes joués pianissimo créent d'abord un climat mystérieux et propice à la rêverie. Mais le rêve devient très rapidement cauchemar. Les sons agressifs se succèdent, évoquant une violence rappelant les climats de guerre. Intentionnel ou non en cette période tragique, le caractère musical  était peu adapté pour des spectateurs passionnés de musique ancienne plus intime, de chants de troubadours, de polyphonies savantes, en passant par les sonneries et danses médiévales, joyeuses mais pas obligatoirement tonitruantes.

Cependant, aussitôt arrivés, aussitôt repartis : les jeunes musiciens quittent la place après huit minutes de musique. On aurait aimé entendre davantage les instruments anciens dans les répertoires pour lesquels ils ont été conçus, d'autant plus que chaque musicien s'est montré d'excellent niveau. La flûte à bec soprano a commis quelques horreurs tels les sons provocateurs entendus par des milliers de professeurs de musique dans les salles de classe, mais cela était volontaire, dans le climat cataclysmique de l'œuvre tout entière. Dotée d'un timbre velouté et d'une voix ample, la soprano Cécile Lohmuller prononce un texte dont on ne comprend pas un mot, mais ce n'est guère sa faute. La partition au titre évocateur (« Éclats ») est écrite ainsi, rappelant les expérimentations de Berio, Cage et Boulez, dès les années soixante, faisant éclater le poème pour en extraire la substantifique moelle acoustique et timbrique. Or, les deux textes chantés, reproduits dans le programme du concert, possèdent en eux-mêmes une toute autre intention que la polyphonie entendue : un extrait voluptueux du Cantique des Cantiques, « Qu'il me baise des baisers de sa bouche ! Car ton amour vaut mieux que le vin […] » et un mélancolique rondeau de Christine de Pisan : « Et de faire dueil se tenir / Dure chose est à soustenir […] ». Prenant donc le contrepied sémantique du texte utilisé, le compositeur n'explique pas ses choix.

Ressentie comme une fin en soi (le son pour le son), la superposition des dissonances ne peut être goûtée par le public à qui le sens échappe. On a bien reconnu auditivement que la fin ressemble au début, le volume redevenant faible jusqu'à l'inaudible, au grand soulagement de nos tympans malmenés, la symétrie amenant la conclusion de l'œuvre. Mais l'évolution interne  reste bien confuse, cacophonique à souhait, avec des imitations de klaxons de voitures, de sirènes. Les commentaires dans le programme contribuent à brouiller les pistes, indiquant que « la forme s'inspire du rondeau, sans qu'il y ait de réels retours ». Ce même programme présente comme originale l'idée de réunir des « instruments appartenant à des familles différentes ». Or, depuis les années cinquante, c'est ce même principe qui régit les ensembles instrumentaux « contemporains » : rompre avec l'instrumentation classique puis romantique du tapis sonore du quintette à cordes sur lequel se posent vents et percussions. 

L'acoustique de l'église accueille ensuite avec bonheur l'ensemble vocal et l'orgue portatif, dans un programme construit presque chronologiquement, sur un siècle et demi, du début XVe (Gilles Binchois) jusqu'au milieu du XVIe siècle (Cabezón). Surprenantes, les pièces de Johann Schrem, dont on ne connaît pas les dates, évoquent davantage l'harmonie de Schütz (1585-1672)  plus élaborée, pour les pièces d'orgue qui foisonnent d'accords de quatre sons. Avec discrétion et efficacité, Joseph Rassam soutient les chanteurs et joue des pièces d'orgue seul alternant avec les polyphonies. Particularité de cet ensemble, les chanteurs lisent courageusement sur « fac-similé », c'est-à-dire la copie de la partition d'origine, dans laquelle chaque interprète ne lit que sa propre partie. Impossible donc d'envisager d'anticiper pour mettre en valeur telle ou telle voix qui n'est pas la sienne dans la polyphonie. C'est d'habitude le rôle du chef de mettre en évidence la construction polyphonique de la pièce aux oreilles mêmes des musiciens, qui ne peuvent bien entendre l'ensemble quand ils sont en train de chanter. Tentant de restituer le travail « de l'époque », le haute-contre Laurent Kandel dirige en même temps. Comment envisager la dynamique collective de la musique si chacun ne lit que sa voix ? Seul le facteur temps permet aux musiciens talentueux de s'imprégner de l'ensemble de la polyphonie, pour en extraire la hiérarchie de la construction, faire ressortir les différentes entrées, disparaître au profit d'une partie voix plus expressive.

L'un des interprètes affirme vigoureusement : « à l'époque, il n'y avait pas de nuances. C'est une aberration de penser nuances comme au dix-neuvième siècle ». On se demandera donc à quoi sert, aujourd'hui, de pouvoir lire la polyphonie complète sur sa partition et pas seulement sa partie et pourquoi un concert entier sans « nuances » provoque ennui et lassitude pour le public immobile. Pouvoir monter des programmes rapidement est l'un des moteurs des groupes musicaux professionnels, c'est-à-dire de concevoir la musique collectivement dans un temps restreint. Certainement, la conception du temps était différente chez les interprètes médiévaux. On peut supposer qu'ils prenaient le temps de chanter ensemble jusqu'à connaître la partie de leurs partenaires, quasiment par cœur, leurs répertoires n'ayant aucune commune mesure avec les kilos de partitions enfournées par les chanteurs actuels.

Le programme présenté ce soir a été courageusement monté en quelques semaines, le chef le reconnaît, et, malgré l'habitude des chanteurs lecteurs, travaillant leur voix, l'on peut sentir parfois un déséquilibre entre les parties et une concentration de chacun sur sa propre écoute et non celle de tout l'ensemble. Le « conducteur », comme il se nomme dans le programme, chante en même temps, ce qui se faisait à l'époque, mais ne permet pas de guider les autres interprètes du groupe vers une lisibilité globale de la partition.

Dans les conditions de ce concert, la construction des œuvres interprétées n'est guère audible puisque les entrées de chaque soliste sont peu mises en valeur et le volume sonore à peu près constant. Si certains affirment qu'il n'y avait « pas de nuances à l'époque », ils se réfèrent sans doute au fait que les nuances n'étaient pas écrites par les compositeurs, jusqu'à l'époque du Cantor. Mais cela ne veut pas dire qu'il n'y en avait pas. Nul besoin d'un traité théorique pour sentir à quel moment on laisse la parole aux autres, dans le discours polyphonique, à quel moment la pulsation doit évoluer, ralentir ou accélérer, selon le sens du texte et de la musique. Cela doit se faire « naturellement » pour les chanteurs habitués à ce répertoire. Tous les musiciens savent que les « nuances » doivent être exagérées dans une acoustique très résonante, que le public peut se lasser d'un volume sonore quasi constant (l'alternance entre chant et orgue était d'ailleurs bien pensée dans ce programme riche et varié).

Parmi les interprètes de qualité, on remarqua la souplesse de la voix légère et ronde de soprano d'Esther Labourette, au joli nom adapté à ce répertoire, posée avec délicatesse sur la polyphonie de ses comparses masculins et tenant sa partie avec grâce et conviction. Le haute-contre, chef de l'ensemble, assure une battue précise et souple avec une voix légère et agréable. Dans un duo savoureux de Gilles Binchois (ca 1440-1460)  avec Esther Labourette, le ténor Benjamin Ingrao a séduit dès l'entrée. Le titre Comme femme déconfortée a prêté son titre au concert tout entier. Doté d'un timbre clair et ample, le ténor lyrique  s'adapte avec souplesse à toutes les configurations et tessitures, dans une remarquable musicalité, au point qu'on lui fait chanter des parties de baryton (polyphonie oblige) dans lesquelles il disparaît presque, tout en permettant activement la cohésion harmonique de l'ensemble.

Le quintette masculin de l'ensemble Musica nova est homogène excepté la voix écrasée d'un contre-ténor. Le phrasé est volontairement droit et serré, rigide et sans nuances. Ce n'est ni plus laid ni plus beau, c'est simplement autre chose, peu adapté à la couleur générale. Riche musicalement, ce concert a permis également aux spectateurs d'échanger avec les interprètes, de poser des questions, d'admirer l'orgue positif. Souhaitons longue vie à ce festival Journées de Musiques anciennes, enrichissant pour tous les mélomanes curieux (pléonasme ?).

Flore Estang
20 novembre 2015


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