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Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : Un parcours découverte.

La musique instrumentale au temps de Bach : Espagne, Autriche, Bohème, Pays-Bas

France - Italie - Allemagne - Autres nations

Santiago de Murcia (v.1683-v.1737)

Ce premier XVIIIe siècle voit étrangement disparaître de la carte musicale — en attendant une renaissance tardive au cours des deux siècles suivants — deux des grands pays fondateurs, l'Espagne et l'Angleterre. Après le rêgne de Purcell, cette dernière confie ses destinées musicales à des artistes d'importation, Haendel en tête. Quant à l'Espagne, qui a fait un peu de même avec Domenico Scarlatti et quelques autres, elle donne désormais l'impression de vouloir surtout cultiver un jardin qui lui est cher, celui de la guitare. Dans ce registre, s'il est au moins un nom à retenir, c'est celui de Santiago de Murcia (v.1683-v.1737), professeur de guitare de la reine, ce musicien eut l'occasion de séjourner en Italie où il connut Corelli et Alessandro Scarlatti ; d'autres voyages le conduisirent en Belgique, en France et surtout au Mexique où il élargit encore l'éventail des danses qu'il mettait en musique, ce qui nous vaut des oeuvres tout en contrastes, alternant tourbillons endiablés et attendrissements langoureux, ombres bienfaisantes et lumières crues, et mélangeant des rythmes venus de partout (Espagne, Italie, Afrique, Amérique).

Santiago de Murcia, Tarantela II, par Rolf Lislevand et l'Ensemble Kapsberger.

 

Santiago de Murcia, Fandango, par Rolf Lislevand et l'Ensemble Kapsberger

À l'opposé, plus à l'est, on voit poindre – ou plutôt se confirmer – des ambitions nouvelles qui, en Bohème et en Autriche, vont conduire à l'émergence de deux nouvelles grandes nations musicales. Deux noms symbolisent plus particulièrement cette évolution : celui de Fux, dont on fait souvent « le père de la musique autrichienne », et celui de Zelenka, en qui on est tenté de voir un lointain ancêtre de la grande école nationale tchèque.

 

Johann Joseph Fux  (1660-1741)

Il fut d'abord organiste, puis compositeur de la cour de Vienne, et enfin – de 1715 à sa mort - maître de chapelle impérial. On reconnaît en lui « une figure dominante du baroque musical autrichien. Il a mené la chapelle impériale de Vienne à des sommets qu'elle ne devait jamais retrouver, même sous la direction de Salieri […], et son Gradus ad Parnassum (1725), qui servit à Haydn et à bien d'autres à apprendre leur métier, reste un des plus grands traités de contrepoint jamais écrits. »1

Comme d'autres, il souffre quelque peu de cette image de théoricien, et, en tant que compositeur, on le  connaît surtout pour ses œuvres religieuses qui, il est vrai, ont constitué une part essentielle de sa production à côté d'une vingtaine d'opéras. Il serait cependant dommage d'ignorer la musique instrumentale qu'il nous a laissée : non seulement elle confirme le jugement de Bach qui tenait en très haute estime la production de son aîné, mais en plus elle vient heureusement contredire cette idée toute faite selon laquelle un grand théoricien comme lui ne pouvait faire que dans le rébarbatif.

Pièces pour clavecin : suites, ciaccona, capriccio et fugue

Les quelques pièces pour clavecin que l'on connait  de Fux  méritent un petit détour. Ces pages se signalent par une densité et une puissance toutes germaniques, mais aussi, dans les nombreux mouvements issus de la danse, par une grâce et une profusion ornementale toutes françaises. Une musique souvent brillante et lumineuse, parsemée de moments de doux lyrisme, qui témoigne d'une belle inspiration. 

Johann Joseph Fux, Capriccio et fugue, par Dorota Cybulaska-Amsler.


Œuvres pour orchestre

Il s'agit de sonates d'église, et surtout de nombreuses ouvertures, c'est à dire des suites orchestrales, dont celles formant l'essentiel du recueil Concentus musico-instrumentalis que Fux dédia en 1701 au futur empereur Joseph 1er à l'occasion de son mariage ; plus des partitions diverses, incluses ou non dans le même recueil, parmi lesquelles une pittoresque Turcaria et une imposante Serenata a 8. Des musiques le plus souvent festives, dans lesquelles les instruments à vent sont volontiers à l'honneur, et qui respirent l'or du baroque autrichien. Mais leurs richesses ne s'arrêtent pas là, car — on le sent notamment dans les pièces du Concentus musico-instrumentalis — Fux vécut vraiment « au carrefour de la géographie musicale de son temps. Contrepoint et rhétorique germaniques ainsi que suavité italienne se marient à des contrastes et une robustesse toute bohémienne. La vigueur des menuets, la truculence des turqueries et les oppositions majeur-mineur qui bousculent la bienséance française de ces suites sont là pour en témoigner. »2

Johann Joseph Fux, Sonate d'église a 3 en sol mineur, par Capella Agostino Steffani (Lajos Rovatkay).

 

Johann Joseph Fux, Ouverture en ré mineur, par Il Fondamento, sous la direction de Paul Dombrecht.

 

Johann Joseph Fux, Turcaria, Partita a tre, K.331, Armonico Tributo Austria.

Biographie de Johann Joseph Fux

Notes

1. Vignal Marc, dans « Le Monde de la musique » (268), septembre 2002

2. Das Didier, dans « Répertoire » (117), octobre 1998.

 

Jan Dismas Zelenka  (1679-1745)

Originaire de Bohème, formé au collège des Jésuites de Prague, il fit partie de l'orchestre de Dresde en qualité de contrebassiste, puis compléta sa formation à Venise et surtout à Vienne où il fut l'élève de Fux, avant de regagner Dresde où il allait rester jusqu'à la fin de ses jours. Il y officia comme compositeur de la cour et assistant du Kapellmeister en titre (Heinichen) auquel il aspirait à succéder, mais il dut se contenter d'une consécration très relative en y obtenant sur le tard le poste de directeur de la musique d'église.

La part la plus importante de sa production est consacrée à la musique religieuse, et, pendant très longtemps, on n'a apprécié en lui que le compositeur d'église. Bach, qui l'admirait, se fit notamment copier un de ses Magnificat, ce qui a pu contribuer à braquer le projecteur sur cette partie de son catalogue. Il est vrai aussi que ses œuvres instrumentales se limitent à une quinzaine de partitions ; autant dire une anomalie à une époque où on composait par grandes séries, mais une anomalie des plus heureuses car ces quelques œuvres sont aussi riches par leurs qualités d'écriture qu'originales dans leur inspiration.

Sonates pour deux hautbois, basson et basse continue 

Ces six sonates, qui n'ont été en fait exhumées qu'au milieu du siècle dernier, ont été une découverte de tout premier intérêt. Déjà leur distribution n'est pas des plus habituelles, et le rôle dévolu au basson, qui évolue au fil des pages, fait qu'on passe allègrement du cadre de la sonate en trio à celui de la sonate en quatuor . Mais on est surtout saisi par le non conformisme et l'audace de l'écriture de Zelenka, au service d'un foisonnement quasi-halluciné et d'une subjectivité souvent violente. Comment en effet ne pas être frappé par « les accélérations, les séismes harmoniques et les dialogues jazzy nés sous la plume du plus inventif des Bohémiens de Dresde, [par] l'ivresse rythmique de ces pages, [ou encore par] la vigueur des arêtes mélodiques et des lignes contrapuntiques » de ces sonates ?1

« Zelenka semble avoir exploré ici des domaines personnels et réservés, sans aucune concession pour le goût de l'époque. Pour qui les a entendues une seule fois, ces pièces étranges, bizarres et pourtant tellement abouties, restent définitivement présentes à l'esprit. »2

Jan Dismas Zelenka, Sonate no 5 en fa majeur, II. Adagio, III. Allegro, Paul Dombrecht, Marcel Ponseele, Danny Bond, Chiara Banchini, Richte van der Meer, Robert Kohnen.

 

Jan Dismas Zelenka, Sonate en trio 6 en do mineur ZWV 181, 1. Andante, 2. Allegro I, 3. Adagio, 4. Allegro II, Heinz Holliger (hautnois), Maurice Bourgue (hautnois), Klaus Thunemann (basson), Klaus Stoll (contrebasse), Jonathan Rubin (luth), Christiane Jaccottet (clavecin), Thomas Zehetmair (violon).

Œuvres pour orchestre

Cinq grands Capriccios avec cors , et quelques œuvres isolées (Ouverture à 7 concertanti ; Hipocondria à 7 concertanti ; Concerto à 8 concertanti ; Simphonia à 8 concertanti) :  voilà ce que Zelenka a confié à des formations orchestrales, en y mettant à nouveau tout son talent en matière de maîtrise contrapuntique, de recherches harmoniques et d'audaces rythmiques, sans lésiner sur les difficultés d'exécution mises à la charge des musiciens. C'est notamment le cas pour les cornistes dans les extravagants Capriccios, où le musicien leur impose des trilles impossibles, de longues tenues et des sauts d'octaves insensés, particulièrement redoutables  sur instruments d'époque. Les autres œuvres n'épargnent pas non plus les hautboïstes, bassonistes ou violonistes qui sont confrontés à des acrobaties périlleuses et à des sautes d'humeur exigeantes. Mais ces audaces s'inscrivent dans des schémas formels qui, grâce à une imagination structurelle impressionnante, restent constamment maîtrisés. « Ces pages, d'une richesse rythmique et harmonique sans grand exemple à l'époque (Bach excepté), témoignent de l'audace inventive de Zelenka qui n'a pas son pareil pour susciter un foisonnement concertant provoquant, par-delà la touffeur des lignes, des chocs et des entrelacs instrumentaux d'une tenue originale et déroutante. »3

Jan Dismas Zelenka, Capriccio no 1 en majeur, I. Andante-Allegro, Teunis van der Zwart (cor), Raphael Vosseler (cors), Das Neu-Eroffnete Orchester (Jurgen Sonnentheil).

 

Jan Dismas Zelenka, Capriccio no 3 en fa majeur, III. Allegro, Radek Baborak, Berliner Barock Solisten.


 

Jan Dismas Zelenka, Hipocondria à 7 concertanti en la majeur, Collegium 1704 (Václav Luks).

 

Jan Dismas Zelenka, Concerto à 8 concertanti en sol majeur ZWV 186, I. Allegro, II. Largo, III. Allegro, Collegium 1704, Xavier Julien Laferriere (violon), Ann-Kathrin Brüggemann (hautbois), Petr Skalka (violoncelle), Eckhard Lenzing (basson), Václav Luks (direction).

Biographie de Jan Dismas Zelenka

Notes

1. Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (420), novembre 1995

2. Pascal Pierre, dans « Répertoire » (125), juin 1999

3. Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (476), décembre 2000

Quelques autres

Benedikt Anton Aufschnaiter (1665-1742)

Né au Tyrol, plus précisément à Kitzbühel qui n'était alors qu'un petit village parmi d'autres, ce musicien, après des études à Vienne, eut l'honneur de prendre la succession de Muffat auprès du prince-évêque de Passau, en Bavière. Il nous serait resté totalement inconnu si on n'avait redécouvert, vers la fin du siècle dernier, quelque trois cents compositions de sa main. Parmi elles, à côté d'une majorité d'œuvres de musique sacrée, un certain nombre de partitions instrumentales, dont huit sonates d‘église qui furent publiées en 1703 sous le titre Dulcis Fidium Harmonia et qui manifestent de belles qualités d'inspiration, avec ici ou là des hardiesses d'écriture qui font penser au Biber des fameuses Sonates du Rosaire. A un moindre degré, on peut prêter une oreille aux sérénades de son recueil Concors discordia, de quelques années antérieur.

Benedikt Anton Aufschnaiter, Dulcis Fidium Harmonia : « Sonata S. Gregorii », Ars Antiqua Austria (Gunar Letzbor).


 

Benedikt Anton Aufschnaiter, Concors discordia : « Sérénade no 4 à 5 en la mineur », Orfeo Barockorchester (Michi Gaigg).

Jan Zach (1699-1773)

Peut-être devrait-on explorer plus avant, dans les divers genres abordés, la production de ce Tchèque qu'on ne connaît guère que par les notices qui lui sont accordées dans les dictionnaires spécialisés ? Au moins est-on sûr d'une chose : c'était une personnalité originale. « Violoniste, organiste, bon vivant, Jan Zach devait être doté d'un tempérament bouillant car, maître de chapelle de l'électeur de Mayence, il fut proprement congédié en 1756 pour ses écarts et ses éclats. »1  Il semble d'ailleurs que ce grand voyageur soit mort dans un asile près de Baden. Il semblerait surtout que ses œuvres, fortement teintées de musique populaire tchèque, ponctuées de dissonances et de ruptures abruptes, ne laissent pas indifférent. Dans certaines Sinfonies ou autres partitions pour cordes, certains voient même se dessiner les premiers quatuors de Haydn, alors que d'autres y décèlent surtout des tournures et des marques de tempérament qu'on retrouvera un siècle plus tard chez Smetana et Dvořák.

Jan Zach, Sonate en do majeur pour 2 clarinettes et violoncelle, 1. Adagio, 2. Allegro, 3. Andante, 4. Allegro, Petr Hejný (violoncelle),  Jiří Krejčí  (clarinette), Luigi Magistrelli (clarinette).

Notes

1. Macia Jean-Luc, dans « Diapason » (404), mai 1994.

Henrico Albicastro (v.1670-v.1738)

Violoniste éminent, ce citoyen suisse, né sous une identité (Johann Heinrich von Weissenburg) qu'il éprouva le besoin d'italianiser par la suite, fit carrière aux Pays-Bas comme musicien de cour, ainsi — semble-t-il — que dans l'armée. Un document de l'époque avance en tout cas qu'il aurait  combattu comme capitaine de cavalerie de l'armée des alliés des Pays-Bas durant la guerre de  succession d'Espagne.  Dans les années 1700-1710, il publia à Amsterdam plusieurs recueils de sonates en trio et de sonates pour violon et basse continue ainsi qu'une série (son opus 7) de 12 Concerti a quattro qui constitueraient les fleurons de sa production. Au sujet de ces œuvres très italiennes d'esprit et de forme, certains commentaires évoquent une perfection  proche de celle des grands opus de Corelli et de Vivaldi.

Henrico Albicastro, Concerto a quattro opus 7 no 4 en ut mineur, pour hautbois et cordes, Collegium Marianum, Collegium 1704 (Vaclav Luks).

 

Henrico Albicastro, Sonata « La Follia », par Chiara Banchini, Ensemble 415.

 

Michel Rusquet
© musicologie.org 2019

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Samedi 21 Janvier, 2023 15:59