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Par Strapontin au Paradis, 21 octobre 2015 ——

Splendeurs et misères au Café polisson du musée d'Orsay

En descendant l'escalier qui mène à l'Auditorium, on remarque une transformation : le décor du bar est devenu délicieusement désuet, à 100 ans en arrière. Le comptoir est entouré d'un cadre comme un tableau et, centrée en haut de ce cadre, une plaque indique : « Au Café Polisson 1892 ». Au fond, on voit une fresque représentant des clients du café fin de siècle. L'ambiance, en apparence festive et insouciante, est dans la tonalité de l'exposition.

Au Café Polisson 1892« Au Café Polisson 1892 »

Splendeurs et misères : images de la prostitution 1850-1910

La très importante exposition Splendeurs et misères : images de la prostitution 1850-1910 recueille un franc succès. Elle commence par une évocation de l'ambiguïté des lieux — espaces publics — en s'approchant progressivement de la maison close.

On peut ainsi y voir, à travers plus de 400 œuvres et documents (103 peintures, 5 sculptures, 104 arts graphiques, 139 photos, 12 photos numériques, 7 objets d'art, 14 objets et 26 livres, impressions et ouvrages), tous les aspects de la prostitution, sociaux, sociologiques, médicaux, sentimentaux…, mais aussi sous l'angle de la musique et du spectacle. À cette époque, les artistes de divers horizons recherchent constamment de nouveaux moyens d'expression et explorent les médias naissants, dont la photographie et la cinématographie. Il en va de même pour les musiciens de cabaret, de café-concert et de music-hall, où les chanteurs rivalisent de talent, en mêlant le chant au parlé ou « dire » comme Yvette Guilbert (1865-1944) et Aristide Bruant (1851-1925, actif entre 1864 et 1906). Il n'est pas rare que les musiciens y côtoient le commerce du « mal nécessaire ».

Certains journaux, organes de cabaret et de cafés, publient la partition et les paroles des chansons interprétées avec succès dans leur établissement et relatant la vie de ces filles, avec des illustrations d'artistes habitués du lieu. On admirera la partition de : À Saint-Lazare de Bruant (1891) ; La Raffle, paroles d'Arsène Ravry, musique d'Albert Grimardi (1893) ; Le trottoir roulant, paroles de Babolin, musique de Klotz (1900, à l'occasion de l'Exposition universelle) ; ou encore de La bonne hôtesse, paroles de Guy de Théramond, musique d'Ernest Weiller (1898).

Richesse de références musicologiques

Mais au théâtre, et surtout à l'Opéra, les filles honnêtes, les courtisanes et les demi-mondaines se croisent et se mêlent dans la foule, surtout aux bals de l'Opéra (Henri Gervex, Le Bal de l'Opéra de Paris, 1886 ; Eugène Giraud, Le Bal de l'Opéra, 1866 ; Édouard Manet, Bal masqué, 1873 ; Jean Béraud, Le boulevard Montmartre, la nuit, devant le Théâtre des Variétés, vers 1885. Quant aux « rats », ces jeunes danseuses qui s'intègrent à peine dans le corps du ballet, elles espèrent trouver — si ce n'est leurs parents qui l'espèrent — des protecteurs parmi les riches abonnés (Jean Béraud, Les Coulisses de l'Opéra de Paris, 1889 ; Edgar Degas, Les Petites Cardinal parlant à leurs admirateurs, vers 1876-1877 ; Edgar Degas, Ballet (L'Étoile), vers 1876)

Le bal de l'OpéraHenri Gervex (1852-1929), Le bal de l'Opéra, Paris, 1886, huile sur toile, 85 x 63 cm, Bâle, Galerie Jean-François Heim. © Photo avec l'aimable autorisation de la galerie Jean-François Heim, Bâle, cliché de Julien Pégy.

L'exposition est ainsi riche d'éléments musicologiques, qui demeurent toutefois peu explorés, en raison de caractère « populaire », autrement dit, « non-savant ». La scénographie et la direction artistique sont confiées au metteur en scène Robert Carsen, qui a déjà fait preuve de son sens esthétique au service de grandes expositions, notamment Marie-Antoinette (Grand Palais, 2008) et Charles Garnier (École des Beaux-Arts à Paris, 2010). Après avoir évoqué l'ambiguïté des lieux et les maisons closes, il poursuit avec un autre grand thème, « l'aristocratie du vice », en abordant le monde et le demi-monde. On peut admirer des effigies de divas et d'étoiles, comme des portraits d'Hortense Schneider (Edmond Morin, La Loge d'Hortense Schneider au Théâtre des Variétés, 1873 ; Alexis Joseph Pérignon, Barbe bleue : Hortense Schneider dans le rôle de Boulette, 1866), créatrice de nombreux rôles des œuvres d'Offenbach, ou La Danseuse, plâtre d'Alexandre Falguière, moulée sur nature (avec traces de mise au point) de la danseuse vedette Cléo de Mérode (vers 1896). On voit également à travers La Madeleine chez le Pharisien de Jean Béraud (1891) une possible allusion à La Dame aux Camélias et à La Traviata — en tout cas c'est le lien qu'imaginent les mélomanes face à ce tableau. L'exposition se termine avec quatre salles consacrées à la prostitution et la modernité, où, au passage, une série de photographies de La Belle Otéro, 1875-1917 (Léopold Reutlinger), chanteuse très en vogue fin de siècle, dans un justaucorps dépourvu de toute décoration, équivalent de la nudité totale.

La Madeleine chez le PharisienJean Béraud (1849-1935), La Madeleine chez le Pharisien, 1891, huile sur toile, 95,5 x 127 cm, Paris, musée d'Orsay. Photographie © RMN-Grand Palais (musée d'Orsay) / Hervé Lewandowski.

Léopold Reutlinger (1863-1937), La Belle Otéro, 1875-1917, album de photographies positives ; 10,5 x 14,5 (tirages), 35,5 x 40 cm (vol.) Paris, département estampes et photographies, Bibliothèque nationale de France. Photographie © Bibliothèque nationale de France, Paris.

Café Polisson : représentation d'un lieu à une ambiguïté sociale

Le spectacle Café Polisson, conçu par la chanteuse Nathalie Joly avec la complicité du metteur en scène Jacques Verzier (ils collaborent dans le spectacle « Yvette Guilbert » depuis près de neuf ans), est produit par la Compagnie Marche la route. Ses dernières représentations se jouaient à guichets fermés. Rompue dans le domaine de chansons du Seconde Empire à la Belle Époque, Nathalie Joly compose une histoire à la fois drôle et poignante qui se déroule, on le devine, dans un café-concert au tournant du siècle, où il y avait souvent en arrière-boutique une pièce « de réception ». Le décor peint de Maïté Goblet, qui couvre les panneaux du fond de scène, reproduit l'atmosphère d'une salle de spectacle de cette époque, avec des dames en robe de soirée et des messieurs en costume et haut-de-forme. Ainsi, nous spectateurs, regardons ces « gens » peints qui nous regardent : les frontières du regardant-regardé deviennent floues. L'esprit de l'exposition est vivant dans cette ambiguïté, tout comme les courtisanes au théâtre qui « font semblant de séduire alors qu'elles sont à vendre ». Et comme le dit Guy de Maupassant (cité dans le programme) : « Société choisie, sécurité, petits soins et discrétion, cette maison organisée sur un pied tout nouveau se recommande tout particulièrement à l'attention du High Life. On y emploie toutes les langues… »

Chansons grivoises ?

Mais si les paroles sont souvent grivoises, paillardes et parfois vulgaires, le spectacle ne l'est aucunement. Les chansons sont toutes chantées avec art, le fameux « parlé-chanté » est merveilleusement mis en avant avec un dosage très juste de l'un et de l'autre ; la diction parfaite (certains chanteurs du classique devraient apprendre beaucoup d'elle !) ; les regards et les expressions du visage et du corps racontant les sentiments inexprimés par les mots ; les gestes parfois osés, mais jamais grossiers…

Nathalie JolyCafé Polisson, Nathalie Joly. Photographie © Sophie Boegly, Musée d'Orsay.

Nathalie Joly chante entre autres Paul de Kock (1793-1871), Gustave Nadaud (1820-1893), Aristide Bruant (1851-1925), Léon Xanrof (1867-1953), Vincent Scotto (1874-1952), et bien sûr, Yvette Guilbert (1865-1944), tous ces chansonniers qui ont marqué leur époque. « Pierreuse, demi-mondaine, verseuse, gueuse, syphilitique, mais aussi buveuse d'absinthe, adeptes des amours saphiques, dame entretenue, tenancière ou petite bonne, sont les figures centrales des chansons que nous avons choisies : La musique raconte un moment intime de leur solitude. La polissonnerie, la coquinerie et l'humour sont un exutoire bienvenu dans ces vies souvent moins roses que la soie de leurs dessous fripons ! » écrit la chanteuse dans le programme.

Café PolissonCafé Polisson. Photographie © Sophie Boeglin, musée d'Orsay.

Dans le spectacle, la danseuse et comédienne Bénédicte Charpiat, par son étonnant physique androgyne, apporte une délicieuse touche « décadente ». Les costumes de Claire Risterucci et Carmen Bagoe, nous font plonger dans le style et dans la mode de l'époque : des kimonos, très appropriés compte tenu de la vogue du japonisme qui « sévissait » littéralement le milieu artistique parisien, contribuent à créer une ambiance authentique. Le pianiste Jean-Pierre Gesbert, partenaire de scène de la chanteuse de longue date, et la jeune Louise Jallu au bandonéon, sans oublier le « pompier de l'auditorium du Musée d'Orsay » qui se met à chanter un numéro rigolo, tous dans une scénographie de Jean-Jacques Gernolle, font naître un univers particulier, extrêmement réussi, sous la lumière souvent tamisée, mais avec des « spots » efficaces de Carla Tomé.

C'est un très beau spectacle qui met l'accent sur un immense patrimoine musical de notre pays : chanson de café-concert et de cabaret. Nous lui espérons une longue vie pour ce spectacle pour que nous puissions le revoir encore et encore.

 

Nous publierons très prochainement un entretien avec la chanteuse Nathalie Joly.

Strapontin au Paradis
21 octobre 2015
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Nathalie Joly chantera dans :

« Diseuse d'hier à aujourd'hui », Marseille, Théâtre Toursky, 6 novembre 2015

« Je ne sais quoi… », Nathalie Joly chante Yvette Guilbert – épisode 1. Paris, Théâtre Adyar, 14 février 2016.

« Chansons sans gêne », Nathalie Joly chante Yvette Guilbert – épisode 3, Paris, Théâtre de la Tempête-Cartoucherie, du 13 au 22 mai 2016

Trilogie Yvette Guilbert, 2016, dates et lieux en cours.

Prochain concert en rapport avec l'exposition :

« La Vipère du trottoir » par Ensemble La Clique des Lunaisiens, avec Magali Léger, voix et Arnaud Marzorati, direction artistique : 9 janvier 2016 à 16h.

Mélodies de Bizet, Debussy, Massenet, Scotto, par les mêmes interprètes : 5 janvier 2016 à 12h30.

Les ciné-concerts :

15 novembre à 20h : Nana de Jean Renoir (Avec Catherine Hessling, Jean Angelo, Werner Krauss, Raymond Guérin-Catelain - 1926, 2h30, muet)

20 novembre à 20h : Le plaisir de Max Ophüls (Avec Danièle Darrieux, Simone Simon, Jean Gabin... - 1952, 1h37. Adaptation de trois nouvelles de Maupassant, dont La Maison Tellier)

 


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