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Cecilia Bartoli transcende Norma à l'opéra de Monte-Carlo

 

Monaco, 23 février 2016, par Jean-Luc Vannier ——

Cecilia Bartoli (Norma). Photographie © Alain Hanel.

 

« P   ourquoi pas un Vaisseau fantôme avec des migrants » tempêtait un mélomane d'un certain âge à l'issue de la représentation, dimanche 21 février à l'opéra de Monte-Carlo, de Norma, melodramma en deux actes de Vincenzo Bellini créé au Teatro alla Scala de Milan le 26 mai 1831 ? Pendant l'entracte, une dame dont l'exaspération était inversement proportionnelle à sa taille modeste nous avait « alpagué » : « zéro », nous lançait-elle, joignant son pouce à l'index pour illustrer son courroux et former le chiffre fatidique arabe. À traduire par « vide » !

Signée Patrice Caurier et Moshe Leiser, la mise en scène de cette Norma austro-monégasque, coproduite avec le Festival de Salzbourg et en collaboration avec U-Live / Universal Music Arts & Entertainment de Londres, déplaçait le drame, censé se dérouler « en Gaule, l'époque de la domination romaine », pendant l'occupation de la France par le IIIe Reich. Et posait à ce titre, la sempiternelle équation des limites inhérentes à toute transposition d'une œuvre ancienne dans une ère contemporaine: comment par exemple adapter certaines des paroles comme « Allez sur la colline, ô druides » (Ite sul colle, o Druidi) chantés par des chœurs armés de fusils et de revolvers ? Quelle signification donner, par ailleurs, à l'intérieur d'une salle de classe en remplacement du temple et de l'autel ? Convient-il d'y voir, tout comme le symbole du livre déchiré par le proconsul Pollione, le lieu du « savoir vrai » platonicien contre l'obscurantisme et la dictature ? N'existe-t-il pas d'autres atrocités de par le monde pour ne pas puiser dans la barbarie nazie, spectre mille fois exploité? L'adhésion du compositeur, dans sa jeunesse, au mouvement des Carbonari, de même que le livret de Felice Romani inspiré d'une pièce de Soumet – « un appel à la révolte contre l'hydre impériale » — plaidaient toutefois en ce sens : les deux metteurs ont donc décidé de récidiver après leur travail sur Otello de Rossini au Théâtre des Champs-Elysées en avril 2014. 

Christoph Strehl (Pollione), Rebeca Olvera (Adalgisa) et Cecilia Bartoli (Norma). Photographie © Alain Hanel.

Fort heureusement, la direction musicale et, plus encore, la distribution vocale nous font complètement oublier cette fâcheuse controverse. Aux commandes de l'Orchestre I Barocchisti, reconnu internationalement comme l'une des formations de référence pour l'interprétation de la musique ancienne sur instruments d'époque, Diego Fasolis mérite toute notre admiration. Non content d'une incroyable énergie qu'il parvient à dompter dans les moments les plus éthérés de la partition, il supervise avec une précision d'orfèvre les chanteurs ainsi qu'un authentique « play-back simultané » : incapable d'interpréter le rôle d'Adalgisa en raison d'un « refroidissement soudain », la soprano mexicaine Rebeca Olvera mimait néanmoins vocalement et scéniquement son personnage, chanté dans un coin de l'avant-scène par la soprano italienne — somptueuse, lumineuse — Eva Mei.

Eva Mei (Adalgisa). Photographie © Opéra de Monte-Carlo.

N'ayons pas peur des mots: l'interprétation de Norma par Cecilia Bartoli nous subjugue. Alors que ce rôle est tenu pour l'un des plus difficiles du répertoire des sopranos, la mezzo-soprano romaine transcende ce personnage en parvenant à trouver une ligne de chant tout à fait personnelle et, cependant, absolument convaincante d'un bout à l'autre de son interprétation.  Ligne de chant dont la crédibilité tient à l'hubris pulsionnelle, au gouffre de la douleur intérieure — terrible et superbe « teneri, teneri figli » (scène 1 de l'acte II) — et à la densité tellurique de ce personnage féminin magnifié par celle qui nous montre aussi ses incroyables talents de tragédienne. Loin des versions habituelles, son « Casta diva, che inargenti » nous entraîne avec une subtilité affleurant à l'évanescence, dans les affres arachnéennes des songes de la grande prêtresse, soucieuse de calmer les velléités de soulèvement des Gaulois contre les Romains. Une justesse vocale irréprochable, mais aussi imperturbable : Cecilia Bartoli nous émeut jusqu'aux larmes par des intonations à la fois feutrées et majestueuses. Son timbre, qu'elle sait tour à tour rendre charismatique ou fragile, nous plonge dans les insondables abysses de l'imploration sans jamais quitter les terres de la souveraine fierté. Odyssée que l'artiste ponctue par une série de vocalises des plus périlleuses « Ah ! riedi ancora qual eri allora » et qui déclenchent à l'issue une salve nourrie d'applaudissements.

Cecilia Bartoli (Norma) et Christoph Strehl (Pollione). Photographie © Alain Hanel.

Son duo « Oh, rimembranza » avec Adalgisa, interprétée dans l'ombre par Eva Mei qui nous aura auparavant littéralement enchanté par son « Deh, proteggimi, o Dio…perduta io son », nous éblouit par sa délicatesse et par ce final du premier acte nourri de vocalises extatiques et si habilement synchronisées entre les deux héroïnes : à l'entracte, cette exécution sera d'ailleurs l'objet de tous les dithyrambes. Malgré la promesse de son patronyme, Christoph Strehl, ne rayonne pas dans le rôle de Pollione :  le ténor allemand trébuche sur les aigus de son premier air « un sogno » et son instabilité l'amène souvent à forcer sa voix. Il s'améliore dans les médiums et finit par convaincre avec son « Ah ! troppo tardi t'ho conosciuta » dans la scène ultime. Sous la direction de Gianluca Capuano, les chœurs de la Radio-télévision suisse italienne brillent par l'inspiration exacerbée de leur « souffle prophétique » à l'ouverture, par leur « E in silenzio, il cor s'appresti » expectatif en début de l'acte II et par leur imposant « Guerra, Guerra » terminal.

Peu avant le lever de rideau, Jean-Louis Grinda, le directeur de l'opéra de Monte-Carlo, était apparu afin d'expliquer au public l'indisponibilité de Rebeca Olvera et son « doublage vocal » par Eva Mei. Et de conclure par une prophétique annonce: « vous allez assister à un spectacle inoubliable ».

plume Monaco, 23 février 2016
Jean-Luc Vannier

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