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Dijon, Auditorium, 10 juin 2016, par Eusebius ——

Claire Marie Le Guay : une magistrale lisztienne

 

Claire Marie Le Guay Claire Marie Le Guay. Photographie © D.R.

Apparue très jeune comme une nouvelle comète il y a une vingtaine d'années, Claire Marie Leguay poursuit son voyage, pour notre plus grand bonheur. Ainsi, lisztienne confirmée1, nous offre-t-elle ce soir l'incontournable sonate en si mineur.  En guise d'introduction, des mises en parallèle, présentées par ses soins : deux pièces d'Erkin en relation avec la pièce aquatique la plus belle du répertoire, Ondine, de Ravel, puis des esquisses de Saygun enchaînées à l'Impromptu en sol bémol majeur de Schubert, pour terminer la première partie par la célébrissime sonate en la majeur de Mozart, qu'un monde et l'entracte séparent de celle de Liszt…

Tous les grands noms se sont frottés à ce répertoire, sauf pour ce qui est des Turcs (deux des « Cinq » pionniers de la jeune république), dont la révélation est récente. Indéniablement, ceux-ci méritent d'être davantage connus, leur langage puisant ses racines dans la modalité orientale, mais également marqué par leur formation parisienne. Les mises en perspective sont bienvenues2. L'Ondine d'Aloysius Bertrand est une séductrice qui, « boudeuse et dépitée (…) pleura quelques larmes, poussa un éclat de rire » au refus du poète. Compte-tenu des moyens techniques exigés, rares sont les pianistes qui osent Gaspard de la nuit. Ravel sera remarquablement servi par Claire Marie Le Guay : une absolue fidélité au texte (très précis), mais aussi une lecture indéniablement personnelle. Scintillante, torrentielle, fluide à souhait et expressive, ensorceleuse, sensuelle, résignée enfin. L'impromptu de Schubert, si différent, nous est donné viril et tendre, avec un souci mélodique constant, qu'on retrouvera amplifié chez Liszt, du très beau piano. Le Mozart qui succède surprend quelque peu. Dès la variation mineure de l'andantino grazioso, on s'étonne : le métronome, imperturbable, semble dicter la lecture. On attend vainement une légère retenue, une inflexion tendre. Et cette impression se confirme durant les variations suivantes et le menuet, les phrasés sont justes, comme les tempi, cependant une sorte de précipitation étouffante nous envahit, faute de respiration. Pourquoi ce chant parfaitement maîtrisé, lyrique sans épanchement, dans Schubert comme chez Liszt ensuite, semble-t-il oublié pour Mozart, où il s'impose au moins autant ?

On appréhende la seconde partie, succédant à une relative déception, mais surtout venant au terme de deux lourdes journées pour l'interprète3. Est-il œuvre pianistique plus redoutable ? La maîtrise en est proprement prodigieuse. Le piano sonne merveilleusement. Agité, grandiose, méditatif, énergique, voire violent, chantant, apaisé la palette expressive la plus large, tout ce que peut exprimer un clavier est bien présent, y compris les récitatifs. La fugue, allegro energico, est admirable : on se souvient que Claire-Marie Le Guay excellait dans la Fantaisie chromatique et fugue de Bach. La filiation paraît évidente, même si les temps ont changé. Le prestissimo final, avant la conclusion, nous laisse sans voix. Rien de superflu, une fois encore un respect scrupuleux du texte, proprement habité par la pianiste. L'enregistrement, publié en 2010, particulièrement réussi, permet de mesurer combien elle a mûri, combien elle s'est encore davantage approprié cette œuvre gigantesque. Tout concourt à cette réussite magistrale : la clarté du jeu, le sens de la construction, des progressions, une puissance insoupçonnée mais aussi une retenue singulière, les contrastes et une dynamique exceptionnels. Jamais le texte n'est sollicité, une grande probité servie par un toucher – on devrait écrire par des touchers – extraordinaire, guidé par un goût musical très sûr. La virtuosité sans esbroufe, comme on l'aime.

Infatigable et généreuse, Claire Marie Leguay offrira deux beaux bis4 à un public conquis. Bien davantage que le match d'ouverture de l'Euro de foot, ce concert restera dans la mémoire de ceux qui ont eu la chance d'y assister.

Eusebius
11 juin 2016

1. c'est avec les Études d'exécution transcendante qu'elle prit son envol, en 1996 ; elle grava, en 2009 ou 10, la sonate en si mineur, la 2e ballade et les deux Légendes.

2. mais les commentaires, lus, mal amplifiés, rompent le charme de l'audition continue.

3. Ce concert vient à la suite de trois autres, singuliers, proposés aux jeunes, reproduisant le modèle ludique permettant la découverte musicale qui a si bien fonctionné les saisons précédentes. Claire Marie Leguay en est l'animatrice depuis 2012, à Dijon.

4. Dont de nouveau l'alla turca, mais cette fois dans la version déjantée de Fazil Say.

Eusebius, eusebius@musicologie.org, ses derniers articles : J - 30 à MontpellierMozart joué par le PMO, chanté par Myrto Papatanasiou, éclairé par un rappeur, dirigé par Claire GibaultL'ensemble Racines du temps à DijonDe découvertes en découvertes, avec les Traversées baroques — Plus sur Eusebius.

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