30 mars 2016, par Eusebius ——
French Resonance, Elsa Grether (violon), François Dumont (piano), œuvres de Gabriel Pierné, Louis Vierne, Gabriel Fauré. Fuga Libera, distr. Outhere (FUG 728).
Enregistré en 2015 au studio IV de Flagey (Belgique).
L'intérêt de cet enregistrement est double : au même titre que la sonate de Franck, deux œuvres fortes, peu connues, qui méritent pleinement la (re)découverte, et une interprétation appelée à faire date. La figure tutélaire d'Ysaÿe s'impose, auquel est dédiée la sonate de Vierne, et maître de Jacques Thibaud, commanditaire et créateur de la sonate de Pierné.
Écrite en 1900, sa première œuvre de musique de chambre, la sonate de Pierné apparaît ponctuellement au disque, plus rarement au concert, tant dans sa version originale que dans sa transcription pour flûte de 1908. Moderne et profondément lyrique malgré son caractère tranquille, rêveur, badin, expressif, affligé ou passionné, d'une rare distinction, cette sonate épouse la forme cyclique, chère à Franck, qui lui confère une unité forte à travers ses trois mouvements : à l'allegretto initial succède un ravissant andante tranquillo pour terminer par un allegro un poco agitato introduit par une sorte de récitatif. La souplesse, l'incertitude rythmique du second allegretto est neuve, liée à des combinaisons singulières. Faut-il associer sa fluidité, son caractère limpide, aérien, iodé, changeant à cette Bretagne où Pierné l'écrivit ? Impressionniste par ses couleurs, franckiste par son langage, son lyrisme est d'une grande séduction. La partie pianistique extrêmement dense, subtile se marie idéalement à celle du violon, non moins riche, souple, poétique. Une pédale légère, qui permet au jeu fluide d'acquérir une élégance rare et aux envolées puissantes de ne jamais sombrer dans la pesanteur.
Rarement jouée et enregistrée, la sonate de Vierne est une révélation. « Il y a une musique du diable là-dedans ! Ne te sentirais-tu pas tenté de faire une sonate pour Raoul [Pugno] et moi ? Tu sais, mon petit, nous te défendrons bien : nous pesons lourd à nous deux... » (Ysaÿe à Vierne). On connaît le destin de l'organiste quasi aveugle, ayant perdu tous ses proches, et les épreuves qu'il supporta avec un rare courage. Il lui faudra deux ans de travail pour l'achever. « Depuis celle de ton maître Franck qui m'est aussi dédiée, je n'ai rien joué qui me fasse un tel effet : il y a là-dedans tout ce que j'aime, solidité de forme, originalité des idées, invention réelle dans les développements, charme et force » déclara Ysaÿe à sa création. Le premier mouvement est l'illustration magistrale d'un romantisme authentique, aux couleurs de son temps : fort, enfiévré puis souple et lyrique, le jeu de chacun des partenaires n'appelle que des éloges. L'andante sostenuto suivant, méditatif, incertain, comme les deux derniers mouvements emportent l'enthousiasme : Un lyrisme sans abandon, l'énergie, la liberté maîtrisées, l'entente et l'équilibre entre le violon d'Elsa Grether et le piano de François Dumont relèvent du miracle.
La romance opus 28 de Fauré, pour n'avoir pas une ambition de même nature, n'en est pas moins une page intéressante : ce que la musique de salon pouvait produire de mieux, de la séduction élégante, animée en sa partie centrale, avec la délicatesse tendre pour finir. Les Berceaux, dans leur transcription pour violon et piano, fort agréables mais d'un intérêt anecdotique, complètent ce beau programme : Pourquoi n'avoir pas choisi l'andante, opus 75 ou la berceuse, opus 16 du compositeur de Pamiers ?
L'enseignement cosmopolite dont a bénéficié Elsa Grether ne l'a pas privée d'une personnalité, d'un son qui la rattachent directement à cette prestigieuse école belge, illustrée par Vieuxtemps, Ysaÿe et Grumiaux : pour n'être pas liégeoise, elle n'en a pas moins toutes les qualités. Tout est là, la maîtrise technique, la couleur, et, avant tout, une profonde intelligence du texte qui permet de le servir mieux que quiconque. La palette expressive la plus large nous est offerte, de l'insouciance charmeuse, du doux rêve à la passion enfiévrée, à la fougue, à l'emportement résolu. Jamais le moindre soupçon de sensiblerie ou d'affectation, tout est vrai.
Le livret d'accompagnement, avec un très beau texte de Claude-Henry Joubert, éclaire les œuvres d'une lumière singulière. Le premier enregistrement d'Elsa Grether « Poème mystique » (avec des œuvres d'Ernest Bloch et Arvo Pärt) avait fait sensation. Celui-ci est une consécration, qui confirme toutes les qualités de cette magnifique violoniste. Ces découvertes nous ravissent donc, servies par une interprétation appelée à devenir la référence. À quand la suite ?
Eusebius
30 mars 2016
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Lundi 8 Juillet, 2024