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La mélodie instrumentale après 1945

Kippelen Étienne, La mélodie instrumentale après 1945 : analyse et esthétique des ruptures. « Pensée musicale », Éditions Delatour France, Sampzon 2015 [ 150 p. ; ISBN 978-2-7521-0233-1].

9 janvier 2016, par Flore Estang ——

Récemment paru, l'ouvrage d'Étienne Kippelen tient une place particulière dans l'horizon éditorial de la recherche musicologique en France. Issu d'une thèse (2012), le livre du jeune chercheur montre une maîtrise des sujets traités avec un sens conjugué de la concision et du développement : Parcourir, en 150 pages, l'histoire de la musique de la seconde moitié du xxe siècle avec, comme fil rouge, le devenir de la mélodie dans la musique savante européenne est un challenge réussi. Alliant pratique musicale (compositeur et pianiste), analyse musicale (prix du CNMDP) et recherche universitaire (Doctorat), les compétences de l'auteur sont utilisées conjointement pour approfondir ce sujet encore rarement traité.

Avec une grande clarté pédagogique, le chercheur définit d'abord historiquement et analytiquement la mélodie et les différentes interprétations de ce concept, rappelant son rapport étroit avec la voix chantée. T. Adorno rappelle encore en 1972 que la mélodie « se suffit à elle-même par le fait qu'elle est bien bâtie, facile à chanter et expressive » (p. 31). L'« état des lieux », habituel pour une recherche universitaire, est magistralement dressé, les relations entre mélodie et harmonie étudiées par le truchement des écrits de théoriciens célèbres, en passant bien sûr par la célèbre querelle entre Rameau et Rousseau, touchant à l'importance relative de la mélodie et de l'harmonie (la première fondamentale pour Rousseau, la seconde considérée comme base de toute musique pour Rameau). Ce sujet passionnant n'a pas encore été tranché, les chercheurs se contentant généralement d'observer et de citer les deux protagonistes sans prendre parti et expliquer leurs différents.

L'on peut se demander si cette « querelle » ne se résume pas à  une histoire « d'oreille », c'est-à-dire de réception musicale et de compétences basiquement solfégiques : pour le musicien possédant une oreille harmonique, il est évident que la mélodie, dans la musique tonale, contient en elle-même les accords qui peuvent l'accompagner, elle contient donc sa propre harmonie. Par exemple, les notes de la mélodie informent le musicien, même débutant, si elle se conclut par une cadence parfaite ou une demi-cadence. Mais si l'on ne possède pas cette capacité à entendre les accords soujacents à la mélodie, on peut également s'appuyer sur les bases théoriques de la musique (en relevant les notes « réelles » et les notes « de passage »). Mais là encore, il faut pouvoir les « entendre »intérieurement. Rameau aurait donc possédé une « oreille harmonique » plus développée que Rousseau, pour ne citer qu'eux.

La mélodie est considérée comme « autonome » par certains compositeurs : « Les mélodies […] se suffisent à elles-mêmes et peuvent être jouées de façon entièrement satisfaisantes lorsqu'on les sépare de leur contexte […] » (Holz, p. 32). Le compositeur des Planètes omet de mentionner que les mélodies qu'il évoque contiennent déjà en elles-mêmes rythme et harmonie. Dans l'imaginaire musical de l'auditeur, elles restituent une composition plus importante (par exemple, le début de la cinquième symphonie de Beethoven n'évoquera une « mélodie satisfaisante » que pour les auditeurs qui ont déjà entendu ce mouvement de symphonie, avec la panoplie orchestrale grandiose qu'elle sous-entend et le contexte rythmique et dynamique que l'on connaît). La réception de la mélodie « satisfaisante » est donc intimement liée à la mémoire de l'auditeur et sa culture musicale.

Dans la seconde partie de l'ouvrage, les différents courants musicaux sont dévoilés grâce à des exemples de partitions et une analyse approfondie, avec, en premier lieu Varèse et Webern.  L'auteur rappelle en quoi Barrault et Webern s'opposent dans leurs conceptions de la mélodie (p. 29), en quoi Debussy et Ravel ont ouvert la voie à la liberté de la mélodie par rapport à l'harmonie et ont « permis à tous les compositeurs qui leur ont succédé de s'aventurer bien au-delà des simples notes étrangères » (p. 30) et en quoi Ligeti et Xenakis apparaissent étrangement proches, dans leur vie et dans leurs œuvres (p. 118). À travers un parcours historique, esthétique et analytique, on comprend à quel point la mélodie est liée intrinsèquement aux autres paramètres du son, donc de la musique : le timbre, le rythme, les nuances et le tempo. Le chercheur va jusqu'à évoquer « le culte de la lenteur » chez certains compositeurs qui réussissent à rendre la mélodie incompatible avec leurs créations (p. 143), dans les musiques électroacoustiques par exemple, spectrales (Murail), ou répétitives (Riley).

La bibliographie de l'ouvrage comporte les écrits des compositeurs eux-mêmes, bien que, parfois, précise justement l'auteur, ces sources contredisent leur propre travail (p. 20) ; les biographies analytiques sur les compositeurs ; enfin les nombreuses références aux travaux universitaires d'analyses des œuvres et des conceptions théoriques des compositeurs les plus emblématiques des nouveaux courants esthétiques (Varèse, Webern, Stockhausen, Boulez, Xenakis, Ligeti, Penderecki, entre autres).

Illustrant son propos par de nombreuses citations, l'auteur met en évidence les conflits entre les conceptions des compositeurs qui polémiquent fermement, et propose une citation de Messiaen en première page (« Primauté à la mélodie. Élément le plus noble de la musique […) », alors que le préfacier Pierre Albert Castanet, rappelle que Varèse la dénigre  : «  dès que la mélodie domine, la musique devient soporifique. On est contraint de suivre la mélodie dès qu'elle se manifeste […] » (p. 10). Il s'agirait donc d'une notion de pouvoir, les opposants à la mélodie se déclarant libres penseurs et voulant s'affranchir à tout prix du joug mélodique.

Les sources théoriques principales du chercheur sont tributaires des langues utilisées dans les ouvrages (français, anglais et allemand). De même que les musiques analysées sont d'origine française (Boulez et Varèse, Grisey et Murail), allemande et autrichienne (Stockhausen et le trio Berg-Schonberg-Webern) et italienne (Berio) avec un détour par la Pologne (Penderecki) et la Grèce (Xenakis) mais aussi par les États-Unis avec la musique répétitive (Riley, Reich, Glass). On s'aperçoit que, d'emblée, le corpus géographique manque de clarté car il ne s'agit pas, dans l'ouvrage, d'analyser toute la musique savante d'après 1945 par le fil rouge de la mélodie. Seuls certains pays d'Europe et des USA sont convoqués. Il conviendrait de préciser pourquoi dès l'introduction. De même, de nombreux néo-classiques sont cités à titre de contre-exemple, vouant à la mélodie un culte prépondérant sur les autres paramètres. Alors pourquoi, sauf erreur, Schenker n'apparaît-il pas une seule fois au cours des pages ? Alors que le Groupe des Six est plusieurs fois évoqué, avec le Coq et l'Arlequin de son mentor Jean Cocteau. Qu'en est-il de la musique russe ? Aucun compositeur slave n'a-t-il relevé le défi de la musique savante après Stravinski ? Un certain Alexandre Raskatov, entre beaucoup d'autres, mériterait le détour, nous semble-t-il. Ce n'est certes pas dramatique d'édulcorer toute la musique slave de la recherche, ni le théoricien allemand le plus polémiqué du siècle, mais le cadre nous semble important d'être fixé dès l'entrée.

L'auteur semble avoir davantage exploité l'analyse des musiques créées par des compositeurs également théoriciens (Boulez, Xenakis, Murail, …). Autre impasse volontaire mais non justifiée par le chercheur : avec Pierre Henry et Pierre Schaeffer, toute la « musique concrète », source de tant de créations ultérieures dès 1950, révolutionnaire en son temps, contemporaine de la création du GRM (Groupe de Recherche musicale à la Maison de la Radio à Paris). Comme le précise la quatrième de couverture, l'auteur s'intéresse à la musique sérielle et à la musique spectrale. Il aurait pu justifier ses choix, tout à fait respectables, mais bien partiels dans le paysage musical d'après 1945.

Malgré le respect pour ce travail considérable, quelques bémols se glisse dans notre appréciation, gênant parfois la fluidité de la lecture : dans cette étude passionnante mais difficile pour les non spécialistes, on aurait aimé que les appellations esthétiques  reprises par l'auteur soient définies avec davantage de précision, voire historicisées dans leur explication syntaxique, telles la « musique globale », la « musique spectrale », dans un glossaire, par exemple. En outre, les expressions rares même dans les ouvrages musicologiques spécialisés, comme « thuriféraires » ou  « obérer », ainsi que les fameux « topiques », terme anglo-saxon francisé sauf erreur, sèment parfois la confusion dans le discours. « Nonobstant » la nécessité de leur emploi, ces mots choisis auraient pu être accompagnés d'une note de bas de page évitant la consultation du dictionnaire qui rompt le plaisir de la découverte. Qu'est-ce qu'un motif « en éventail refermé » ? (p. 65) Quant au « parangon », terme utilisé maintes fois dans les dîners, la mémoire peut faire défaut pour le lecteur non averti. Enfin, la principale frustration, à la découverte de ce précieux fascicule, est l'absence de lexique des notions et concepts, qui accompagnent généralement les ouvrages universitaires de qualité. Le chercheur musicien présente les différents courants musicaux avec précision mais aussi pour un lecteur très averti. Ce qui se conçoit pour la thèse s'entend moins pour un ouvrage destiné peut-être à un plus large public..

Il aurait été également confortable, bien que, matériellement très difficile à concrétiser, sans parler des droits d'auteurs afférant à ce projet, d'accompagner l'ouvrage d'un CD plongeant le lecteur directement dans la réception des compositions musicales et lui permettant de comprendre, de recevoir, de sentir et d'entendre le résultat des concepts intellectuels précédant ou issus des œuvres emblématiques analysées et le devenir de la mélodie à travers les différents courants novateurs du XXe siècle.

Flore Estang
9 janvier 2016

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