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Jean-Marc Warszawski ——

La musicologie et le mystère du logos

Cet article a été initialement publié dans la revue « Itamar, revista de investigación musical: territorios para el arte », Universitat de València, Rivera Editores (1) 2008, p. 121-130.

La musicologie n'a pas d'objet spécifique. Il n'existe pas de définition simple, générique de ce qu'est la musicologie, qu'on définit dès lors, par comment cela est advenu, ses premiers textes, ses premières chaires universitaires, ses premières dénominations, ou en énumérant une quantité, parfois invraisemblable, de disciplines scientifiques, dont le faisceau qualifierait la musicologie. Il arrive également qu'on définisse la musicologie par ses méthodes, ou encore par le jeu érudit de l'étymologie.

Il y a toutefois la volonté de considérer la musicologie comme une science, s'appuyant sur l'exactitude et l'érudition, et ne visant que l'« objectivité ». Exercice qui pourrait paraître difficile, voire étonnant, ou contre-productif, puisqu'il s'agit d'étudier un domaine artistique, où les vérités essentielles sont de la « subjectivité ».

La définition — qui, pour une fois, tend à la brièveté et à la concision —, avec laquelle Danièle Pistone introduit l'article « musicologie » de l'Encyclopædia Universalis1, illustre parfaitement le propos.

On désigne sous le nom de musicologie toute recherche scientifique effectuée sur l'art des sons, opposant ainsi la tâche du musicologue qui pense la musique à celle du compositeur ou de l'interprète qui la fait naître ou renaître. La musicologie consacre donc le triomphe de la raison sur la sensibilité, mais n'exclut toutefois pas cette dernière, sans laquelle il ne saurait être de bonne analyse musicale ; c'est, pour reprendre une antique distinction, la musica speculativa, bien distincte de la musica pratica.

La formule est séduisante. Elle est dépouillée, claire, concrète, directe. Pourtant, si on se rapproche quelque peu de ses termes, qu'on racle le glacis du discours, qui atténue les aspérités et donne de l'éclat, on voit que la problématique reste grande ouverte.

Quelles réalités sont-elles désignées par ces concepts : « recherche », « scientifique », ou « art des sons », qu'on semble donner ici comme des évidences, alors qu'ils nouent justement les difficultés.

Comment affirmer que « l'art des sons » est l'objet des études musicologiques, tout en opposant cette étude aux artistes, qui sont à l'origine, précisément, de l'objet d'étude, de « l'art des sons »  lui-même ?  Quelle réalité, de cet « art des sons », peut-on étudier, si on élude, sa genèse, sa raison d'être, ses conditions de production ? Ne nions-nous pas en même temps la qualité essentielle de l'œuvre d'art, celle d'être une production de l'esprit ?

En fin de compte, cela revient à affirmer que l'objet de la musicologie est « l'art des sons », et en même temps, à priver la réflexion de son objet premier, en opérant une opposition entre les objets des pratiques musicales et la pensée qui serait scientifique.  C'est dire que l'on sépare « art des sons », en deux domaines : « art » pour le musicien et « sons » pour le musicologue. Les termes mêmes de cette opposition ont une certaine violence, puisqu'il s'agirait du triomphe2 de la raison sur la sensibilité. Là encore, il pourrait s'agir d'une fausse évidence, car rien ne dit que la raison s'oppose à la sensibilité, sinon dans la tragédie classique.

On sait depuis longtemps, au moins depuis les travaux d'Henri Wallon3, que l'affect et le cognitif, s'ils ne se confondent pas, sont au moins interactifs. Ils se pénètrent l'un et l'autre. C'est d'ailleurs à cet écueil que les promoteurs des travaux sur une supposée « intelligence artificielle » (qui n'est pas simplement la robotique) sont confrontés. Il y a de la raison et de la sensibilité tant dans la création artistique que dans le commentaire critique du musicologue. On peut d'ailleurs considérer que la création d'idées et leur mise en forme, est aussi une création à la fois sensible, cognitive et esthétique.

Cette dichotomie n'est pas sans rappeler que pour Aristote, le plus beau des arts n'était pas de faire, mais d'enseigner :

D'une manière générale, ce qui prouve qu'on sait réellement une chose, c'est d'être capable de l'enseigner à autrui, et voilà comment nous trouvons que l'art est de la science beaucoup plus que l'expérience ne peut en être, parce que ceux qui sont arrivés à l'art sont en état d'enseigner et que ceux qui n'ont que l'expérience en sont incapables4

Cette idée a été, de loin en loin, reprise (recopiée) en substance, dans les anciens traités de musique, après que Boèce l'eut introduite :

Il y a la raison qui conçoit et la main qui exécute. Il est plus important de savoir que de faire. Supériorité de l'esprit sur le corps. L'exécutant n'est qu'un serviteur. Combien plus belle est la science de la musique fondée sur la connaissance raisonnable que sur la réalisation matérielle5.

La présence des expressions musica speculativa, et musica pratica, dans la définition de l'Encyclopædia Universalis, est significative, car elle donne une mémoire à la musicologie, une dimension ancestrale, une tradition, et un statut érudit, mais, en revanche, apporte plus un caractère humaniste de type ancien, que celui d'une science, dans l'acception moderne du terme.

Derrière le flou épistémologique, il y a une contradiction entre le manque d'objet spécifique central, et l'affirmation d'être scientifique de la musicologie. En quelque sorte, la musicologie est confrontée à un problème existentiel d'être et de paraître.

Il en résulte une espèce d'enfermement circulaire, qui invite la musicologie à devenir son propre objet d'étude, à monter artificiellement problèmes et systèmes (ce qu'on baptise hypothèses), à hypertrophier les marques extérieures d'appartenance au monde scientifique positif, alors que l'efficacité de son outillage devrait se révéler dans l'efficacité à casser les secrets scellés dans son objet d'étude, dans les transformations qu'il offre ou permet d'accomplir,  ou encore par la modification de la vision du monde (d'une œuvre) qu'il engendre ou propose. C'est-à-dire, par les mises à jour qu'il apporte à la compréhension du réel, par la capacité à ouvrir, approfondir, des problématiques, et empêcher leur forclusion par autorité, tradition ou désintérêt.

Rares sont les aveux, tels ceux de Jean-Jacques Nattier, concernant ce qu'on appelle l'ethnomusicologie, qui pourraient s'appliquer à la musicologie dans son ensemble :

Si nous ne pouvons, aujourd'hui encore, donner une définition très sûre de l'ethnomusicologie, c'est qu'elle est difficile à cerner, du point de vue à la fois de ses méthodes et de son objet. Le fait même que sa dénomination actuelle n'ait que quarante ans environ montre bien sa relative instabilité6.

Il est quand même étonnant qu'on ne puisse pas, après quarante ans d'activités mondialement institutionnalisées, résumer, ou donner une idée générale de ce qu'on fait.

Pour ce qui concerne l'hypertrophie du paraître scientifique, en musicologie, on arrive parfois à des propositions invraisemblables, comme on peut en trouver dans l'avant-propos du précis de musicologie de Jacques Chailley :

Car, disait André Pirro, pour faire de l'histoire de la musique, il faut connaître non seulement l'histoire et la musique, mais encore la philologie, la philosophie, l'archéologie, l'astronomie, la physique, l'anatomie, les mathématiques, etc., sans oublier cinq ou six langues vivantes et autant de langues mortes7

Il ne s'agit pas ici de faire sourire le lecteur : la musicologie ne pouvant s'affirmer par un objet d'étude circonscrit, en propre, c'est là une manière d'affirmer son excellence. De ce point de vue, elle peut mettre en avant une technicité exclusive, comme on peut le lire dans  la préface d'un ouvrage tout récent. :

Qu'est-ce qu'un musicologue ? C'est un historien, un anthropologue, un philosophe, un sémioticien ou un sociologue, ou que sais-je encore, qui se penche sur la musique mais ce qu'il a d'essentiel et que les autres n'ont pas est qu'il sait à cet effet lire et analyser les partitions8

Aucune de ces disciplines n'est enseignée ou introduite, il n'existe pas de passerelles transversales interdisciplinaires dans les départements universitaires de musicologie, sinon, parfois, l'analyse musicale, qui est spécifiquement un enseignement technique des conservatoires de musique. Il n'y a pas d'épistémologie musicologique.

Que peut-on tirer par ailleurs, scientifiquement parlant, d'une analyse musicale, si on évite d'aborder, de discuter, les questions subjectives, qui sont des fondamentaux de toute pratique  artistique ? Comment, pour revenir à la définition de l'Encyclopædia Universalis, faire la part, entre le nécessaire et le superflu, dans l'introduction du « subjectif », sans lequel il n'est pas d'analyse musicale solide ?

Dans la conférence inaugurale de son cycle de cours au Collège de France, Pascal Dusapin dit qu'il est surpris d'écouter ses œuvres, quant aux choix qu'il a opérés, et à ceux qui auraient été possibles de faire, et en auraient changé le parcours et l'aspect. Personne, ajoute-t-il, ne peut dire, pourquoi, à tel endroit, il a opéré tel choix et non tel autre9.

Qu'est-il des musiques qui ne s'écrivent pas ? L'art musical se réduirait-il à son écriture, comme on le pensait  encore, il y a quelques années pour l'histoire, qui n'aurait commencé qu'avec l'écrit ? Que se passe-t-il donc dans une salle de concert, un festival, un magasin de disques, pour le mélomane qui ne lit pas la musique ? Pourquoi lire la musique, plutôt que l'écouter (ce qui est sa destination de « produit fini ») ? Comment définir ce « plus », que serait la lecture de la musique ? Quel est le statut des exemples musicaux dans les écrits de musicologie ?10 Est-il à rapprocher des citations latines et grecques, dont étaient truffées les études humanistes (mais aussi musicologiques) ?

La musicologie n'est pas issue d'une découverte marquante, d'un questionnement majeur, d'une remise en cause des horizons musicaux.  Elle a pris naissance dans la tradition des bibliothèques, en pleine ivresse positiviste.
Les termes d'un article de François-Joseph Fétis, publié en 1828,  nous sont tout à fait familiers : ils sont pratiquement ceux d'André Pirro, repris dans le précis de musicologie de Jacques Chailley :

Les Historiens sont, pour la plupart, des narrateurs plus ou moins exacts, qu'on estime  en raison de leurs lumières ou de leur bonne foi, mais qui sont presque toujours dépourvus de la pénétration nécessaire pour saisir l'ensemble de leur sujet, et pour aller au-delà des apparences. Les chroniques ne manquent pas ; mais on a peu d'histoires véritables. […] dans l'histoire des sciences et des arts […], celui qui entreprend de l'écrire doit être aussi narrateur ; mais ce n'est là qu'une faible partie de sa tâche. […] il est forcé d'avoir recours à des analyses délicates, et de rattacher par des analogies prises de loin, des objets en apparence étrangers l'un à l'autre. Il ne lui suffit pas de savoir beaucoup, d'avoir étudié toutes les parties de l'art dont il veut être l'historien, de connaître à fond les époques et les faits ; il faut encore qu'il conçoive l'enchaînement de ces mêmes faits dans un vaste mouvement régulier, comme l'a fait Winckelmann dans son Histoire de l'art chez les anciens. […] personne ne l'a fait jusqu'ici pour la musique […]11.

Les acteurs du positivisme pensaient balayer les métaphysiques. En effet, les fulgurants progrès économiques, techniques et scientifiques — surtout la physique, la chimie — invitaient à penser que la science apportait désormais une connaissance directe et absolue du monde, qu'il n'était plus besoin de philosopher, que tout savoir se ramenait aux faits observables, définis, vérifiables. On pouvait aussi penser que les nouvelles conquêtes des sciences positives, l'« âge de la science », méritaient d'avoir des sciences humaines à la hauteur. On relèvera d'ailleurs, dans l'avant-propos au Précis de musicologie de Jacques Chailley, qu'il s'agit pour le musicologue d'être :

[…] capable de parler, à égalité de niveau, musique avec ses confrères musiciens, méthodologie et connaissances générales avec ses collègues universitaires12.

On peut se demander, si le positivisme (tous courants confondus), au résultat, n'aboutit pas fondamentalement, à une matérialisation de l'idéalisme, un glissement de discours, en d'autres termes, un habillage. Il ne s'agit pas de mettre en doute la sincérité, ni le grand apport de ses acteurs. Ils ont aidé les scientifiques à se libérer d'une philosophie qui leur dictait le vrai et le faux ; ils ont affirmé que c'était la science qui posait les vrais problèmes et non pas la philosophie. Mais, en s'emparant d'un vocabulaire, de techniques, de méthodes issues des sciences positives, ils pensaient faire une  œuvre unificatrice, dans le rapprochement des sciences et de la pensée philosophique. Avec, selon les penseurs, l'ambivalence qu'on retrouve en musicologie, à savoir soit l'idée d'une immersion (dissolution) des sciences sociales dans les sciences positives, soit, comme pour Auguste Comte, l'idée d'une unification de toutes les sciences au sein des sciences humaines.

En quelque sorte, on pensait sortir de la dictature des métaphysiques, en remplaçant la recherche des essences par des « fondamentaux » physicalistes, et la démonstration rhétorique, par des chiffres, des formules, des graphiques. Ces essences « concrétisées » semblaient bien entendu plus universelles, que celles issues de la philosophie : nouvelle crédibilité dans la nouvelle civilisation de la science13.

En musicologie naissante, cela a introduit un véritable fantasme de la « source de première main », pour l'histoire ; de l'arithmétique, pour la systématique, a provoqué l'adoption d'une langue physicaliste, de formulations empruntées aux sciences positives, mais aussi, des manières de l'érudition de l'humanisme savant. Parmi les reliquats ou conséquences possibles du positivisme, la musicologie semble avoir, surtout, hérité du scientisme et perdu en prospective.

Les études de cinesthésie de la pianiste virtuose Marie Jaëll (1846-1925), particulièrement celles consacrées au mouvement des yeux, entre vision du monde, dissociation de la pensée, et mouvements des doigts, sont tout à fait significatives14.

Pour la matière historique, on avait l'idée qu'un bon agencement documentaire, raconterait mieux que toute autre chose. L'engouement de Jules Combarieu (1859-1916) — premier auteur, en 1894, d'une thèse universitaire à caractère musicologique15 —, pour la Paléographie musicale16 des moines de Solesmes, dont le premier volume paraît en 1890, en est un beau témoignage :

On a dit que les Allemands, lorsqu'ils apercevaient une tache sur un habit, commençaient, avant de l'enlever, par apprendre la chimie. C'est un peu ce qu'ont fait les savants moines de Solesmes, dans leur Paléographie musicale dont le premier volume parut en 1890. Leur objet initial (abandonné aujourd'hui, j'imagine, comme pleinement atteint) était de montrer que les éditions de chant, généralement en usage et même recommandées par la Cour de Rome, n'étaient ni conformes à la tradition, ni grammaticalement correctes. […]

Combien plus instructifs pour nous sont les manuscrits où rien ne vient s'interposer entre notre esprit et l'objet à étudier ! Désormais, toute théorie sur le plain-chant qui ne supporte pas la confrontation avec les manuscrits, ne mérite pas d'être prise en considération17.

Il est assez révélateur de constater qu'aujourd'hui encore, l'essentiel des publications importantes en musicologie, consiste  avant tout, en des ouvrages de catalogage, de bibliothéconomie, des revues de presse historiques, des publications d'échanges épistolaires, d'exposition documentaire, etc. Cette activité semble tellement aller de soi, qu'on n'y trouve jamais de questionnement épistémologique, de commentaires théoriques, par exemple sur ce que représente vraiment le document, pourquoi il a été produit, conservé, de quelles opérations il est le résultat.  Ces ouvrages, fruit de travaux difficiles et patients, sont le plus souvent utiles, indispensables, mais ne sont pas, à proprement parler, des productions spécifiquement musicologiques. Ils ne se posent pas la question du sens, de la critique, de la prospective.

Ce n'est pas tout à fait le cas ici. La Paléographie musicale des moines de Solesmes avait un but, celui de retrouver la pureté originelle des pièces de plain-chant. Considérant les neumes comme l'écriture d'une langue musicale, ils furent conduits à élaborer une philologie, pour interpréter les signes, et produire une édition exempte, selon eux, de fautes. C'est en quelque sorte, le retour en métaphysique, du positivisme. En même temps, cela démontre que le document ne se suffit pas à lui-même, qu'un travail de mise en sens est nécessaire. Cela attire l'attention de Jules Combarieu, qui lance l'idée d'une philologie musicale, imitée de la linguistique :

Désormais l'histoire de la musique n'est plus une sèche nomenclature, une liste plus ou moins complète de titres d'ouvrages, de noms et de dates[…]18 elle voit s'ouvrir devant elle un très beau champ d'exploration où sa marche doit être constamment éclairée par l'esprit critique et où elle trouve, à la fois pour alliées et pour guides, des sciences moins jeunes.[…] ce qu'on n'avait pas mis en lumière, c'est que le Moyen-Âge a été pour la musique, comme pour la langue verbale ; le point d'aboutissement de la vie antique, et la source très riche, le sacrum caput d'où est sorti par voie de simplification tout l'art moderne, si bien qu'il est à la fois possible et nécessaire d'instituer une sorte de grammaire comparée du langage musical19.

« Ce qu'il faut à une science, dès le début, c'est une hypothèse qui dirige tous ses travaux », écrit-il dans le même article. Mais encore faut-il poser l'hypothèse de l'hypothèse, qui n'est pas, comme en musique un thème, un motif, ou un sujet à développer. L'hypothèse n'est pas un fait acquis. Avant de développer, ici, il aurait fallu prouver que la musique est un langage au sens linguistique du terme, et non pas au sens esthétique de « langage des sentiments ».

Le positivisme a apporté une attention soutenue à la question du langage. Parce que c'est par le langage, ou des formes langagières, que les sciences positives et humaines, communiquent entre elles, mais surtout, plus consciemment, parce que la science énonce ses propositions à travers le langage. Ce dernier est donc représentant, de la logique de ce qu'il  énonce, il est la formalisation des propositions scientifiques. De la même manière que l'on désire discriminer, en musicologie, la pratique, de la spéculation, ou l'objectif, du subjectif, les positivistes ont envisagé le langage, sous son aspect positif (analytique)  et sensible (synthétique). Il a aussi proposé, notamment en se référant au fétichisme des aurores de l'humanité, une théorie des signes, ou sémiologie, intégrant tout à la fois les signes de l'art et ceux du langage. On s'est aussi demandé si, comme dans  les sciences positives,  on ne pouvait pas réduire tout cela à des éléments simples, et dans le fond, atteindre des fondamentaux, constructions logico-mathématiques aidant, pouvant se relier à une harmonie du monde.  Mais c'est là un exercice qui s'enferme dans la production de ses propres systèmes et logiques, plutôt que demander à l'expérience au monde, de valider les représentances  qu'on pense en avoir établies.

La pensée positiviste atteint son apogée et son dépassement dans les années 1960, avec ce qu'on a appelé le structuralisme, c'est-à-dire la recherche et la mise en évidence de structures élémentaires ou complexes, permanentes et en nombre limité, qui seraient, comme des formants combinatoires, à l'œuvre dans diverses aires des activités humaines, en relation avec le monde psychique et physique.

La linguistique « structuraliste », construite à partir des travaux de Ferdinand de Saussure (1857-1913), tient une place centrale dans cette vision de l'unité par des combinatoires aux résultats diversifiés, d'éléments premiers restreints.  On comprend, que des débouchées avérés, par exemple la mise à jour d'universaux, auraient été décisifs, tant pour une théorie du langage, du cognitif, ou de la psyché, et combien cela aurait apporté aux recherches positivistes.  La linguistique de Ferdinand de Saussure est sémiotique, car on y considère le langage en tant qu'un ensemble de signes en nombre limité : les phonèmes (sons élémentaires), assemblés en signes linguistiques (mots), eux-mêmes organisés en syntagmes (phrases). Le signe est signifié selon le concept auquel il renvoie, signifiant, selon la spécificité de son image sonore.

Dans les années 1970, l'analogie que l'on peut faire avec la musique n'échappe pas à Jean-Jacques Nattiez, qui publie en 1975 ses fondements d'une sémiologie de la musique20. Mais il ne répond pas à l'hypothèse posée par Jules Combarieu, et propose d'emblée le son musical, comme signe d'un système sémiotique, pour arrimer sa théorie à la celle de Ferdinand de Saussure.

Cette démarche est intéressante, dans la mesure où ces propositions se sont imposées, avec le temps, parmi de nombreux musicologues, comme des évidences fondamentales.

La musicologie y trouve le langage logico-mathématique, qui comble son goût pour les sciences positives et une niche d'étude supplémentaire. Cette matérialisation est une illusion, car en fait, ce n'est pas le rassemblement et la confrontation des observations, dans la réalité, qui forment la théorie, mais la théorie qui sollicite des preuves de son bien-fondé. C'est la mauvaise hypothèse qu'on pose sans y répondre, sans disserter, sans critiquer, et qu'on développe de manière rhétorique, en se référant à des autorités fondatrices, jamais, ni  à l'expérience, ni aux objets réels.

On notera, que face aux critiques concernant un de ses paradigmes, qu'il nomme « niveau neutre », Jean-Jacques Nattiez répond ainsi :

[…] on soupçonne le niveau neutre de ne pas exister. Encore faut-il se mettre d'accord sur ce qu'on entend par « existence » […], on peut admettre qu'un principe univoque d'analyse, par exemple la détermination d'un paradigme d'unités transformées dans lequel la distance entre l'unité la plus éloignée de la tête de paradigme et cette dernière, est fixée arbitrairement – fasse apparaître une certaine forme d'organisation du message musical, mais dont on ne voit pas de quel principe poiétique elle dépend ni à quelle configuration esthésique elle donne lieu. Faut-il en déduire que cette organisation n' «existe» pas ? Non, puisqu'elle est légitime par rapport à un outil d'analyse donné, c'est pourquoi on a dit qu'il n'est pas mis en question, et qu'elle pourrait recevoir une pertinence fonctionnelle dans un contexte différent, que nous ne connaissons pas, ou que nous ne pouvons pas imaginer21.

Il serait disproportionné et un peu marginal de discuter ici la sémiologie musicale de Jean-Jacques nattiez, dans ses implications internes. Ce qui nous importe est de montrer la tradition livresque et la volonté d'une scientificité explicite en œuvre dans la musicologie.

L'auteur justifie ses propositions, par la nécessité de mise en cohérence de son propre discours : « cela est justifié, car nécessaire à ma démonstration ». Il s'agit, en quelque sorte, d'un type d'argument d'autorité. Mais encore, on semble croire que la preuve scientifique réside dans la qualité littéraire de la démonstration, et non pas dans ses pertinences d'accroche à la réalité, et par la nouvelle maîtrise qu'elle offre.

Paradoxalement la sémiologie musicale n'est pas vraiment une discipline musicologique. Sa problématique d'origine est philosophique et littéraire. Bien qu'appliquée, par analogie, aux sons musicaux, elle reste un regard de linguistes et de littéraires posé sur la musique, pour la simple raison qu'il n'est pas acquis que le son musical soit un signe, même un signe linguistique.

Au contraire, à l'origine de la Paléographie musicale, pour les moines de Solesmes, il y a une problématique musicale. Ils posent deux hypothèses : celle d'une pureté originelle du plain-chant, et celle que les neumes sont les signe d'un système d'écriture musicale. À partir de là, ils ont inventé une musique fort belle, et lancé une tradition nouvelle, même s'il faut mettre en doute la scientificité et de l'historicité mises en œuvre, mais dont on peut avoir la certitude qu'elle a agit comme une justification d'autorité, mieux que ne l'aurait été les affirmations d'un goût et d'une envie esthétiques, et celle du sentiment d'une musique corrompue dont il fallait corriger la pratique.

Tout en nous rappelant, mais de manière, à notre sens, toute différente, non pas l'opposition, mais les négociations, entre création esthétique et création scientifique, cela peut faire penser à la célèbre querelle opposant Jean-Jacques Rousseau à Jean-Philippe Rameau. En effet Rameau est très loin d'avoir la culture et la puissance conceptuelle de Rousseau, qui de son côté pointe avec beaucoup d'habilité et de pertinence ses irrationalités. Il ne reste rien de ses tentatives philosophiques et scientifiques, mais à la mi-parcours du développement historique de la musique tonale, Rameau donne, sur des prémisses et justifications scientifiquement fausses, avec son Traité d'harmonie, un monument théorique définitif.

On peut se demander si l'erreur et l'approximation scientifiques, ne sont pas plus productives en musique, que la recherche de choses vraies.

À ce propos, la détermination des intervalles musicaux de la gamme tempérée de la musique tonale, a donné lieu, et donne encore lieu, à une très grande activité de sur-théorisation. Pour prouver ou comprendre le système, pour régler, tout  théoriquement, les problèmes de facture et d'accord des instruments, certainement pour contrebattre, en réaction, l'abandon de ce système par les compositeurs dès la fin du XIXe siècle, mais encore, et surtout à notre sens, parce que cela offre un choix privilégié pour les démonstrations mathématiques et logico-mathématiques, bien qu'il n'y ait aucune solution rationnelle, puisqu'il s'agit, non seulement d'une distorsion imposée à la résonance naturelle, d'un bricolage, mais encore de diviser la corde musicale selon plusieurs raisons irrationnelles entre elles. Pourtant, ce qui prouve le système, ce sont les œuvres musicales qui, à la fois,  ont été composées selon le système, et ont conduit à construire le système, le développer, le dépasser, l'abandonner. En d'autres termes, les relations dialectiques, sous direction humaine,  qu'entretiennent les œuvres composées entre, grosso modo, 1600 et 1900, avec le système tonal.

Parmi les définitions « autorisées », qu'on donne de la musicologie, celle que Walter Wiora a écrite pour la Musik in Geschichte und Gegenwart22 nous indique d'entrée, que la discipline est très ancienne, et qu'elle remonte à la Grèce ancienne. Cela donne des titres d'une noblesse immémoriale la musicologie, explique en partie l'addiction de la musicologie aux sciences exactes, mais, ainsi formulé, est certainement une illusion d'optique.

Les Grecs anciens ont en effet développé, et chiffré, une analogie du système stellaire, et de là un système global de l'organisation du monde (l'harmonie des sphères), à partir du monocorde, du nom des notes de musique, donc de la musique. Mais, l'analogie ne vient pas du monde de la musique, et cela ne veut pas dire que la musique qu'on enseigne dans l'antiquité, puis au Moyen-Âge, dans les disciplines universitaires, puisse être comparée à la musicologie, ni même, sans autre examen, à son origine.  Cette musique est une branche de l'arithmétique. Mais cela à, évidemment marqué la musicologie, notamment dans la passion pour les formalisations numériques (mais la matière s'y prête particulièrement bien).

D'autre part, les nombreux manuscrits relatifs à la théorie musicale, qui sont encore de nos jours conservés, sont issus de cet enseignement, et constituent l'essentiel des témoignages du passé sur la question, ce qui nous conduit certainement à en surestimer les contenus.

C'est justement au moment où le monde intellectuel met à la critique l'enseignement livresque traditionnel et désire faire sa propre expérience physique du monde, où la science, dans ce mouvement, adopte l'expérimentation, comme une assurance de pertinence, que l'enseignement médiéval de la musique disparaît des universités. La nouveauté se noue alors, autour du père Marin Mersenne (1588-1648)

Ce Moine de l'ordre de Minimes, installé dans un couvent parisien, est au centre d'une intense correspondance scientifique. Il projette, dans la tradition scolastique, un immense ouvrage sur « l'harmonie universelle »23 du monde, qui va devenir, sous la pression de ses amis, la première somme véritablement musicologique, dans un immense effort hors du commun, de documentation et de critique, de sollicitation d'opinions (dont celles de Descartes), notamment esthétiques, et d'expérimentation, par exemple, avec le filage précis de cordes musicales dans différents métaux, en vue de comparaisons.

Il faudrait donc, peut-être, se garder de définir la musicologie comme une science, et reconnaître que le terme « musicologie » est étymologiquement inadapté. On proposerait alors, avec « Études métamusicales », un domaine de réflexion rationnelle et critique appartenant aux sciences humaines.

La musique n'est pas un objet naturel, elle n'est pas même un objet. Elle est produite par les membres d'une humanité en devenir. Tout, en musique, ressort de décisions humaines. L'inventaire qu'on peut faire aujourd'hui de la diversité avec laquelle « la musique » s'insère dans les pratiques sociales, avec laquelle elle est produite, diffusée, reçue, tant du point de vue des personnels que des moyens techniques, des institutions, de la reproduction, ne permet pas de cerner une matière suffisamment homogène, autonome, hors contexte social, pour objectiver une science spécifique positive, mais, convoque de nombreux champs de connaissances, qu'un chercheur d'aujourd'hui ne peut prétendre maîtriser à lui seul.

Il y aurait donc pratiquement tout à revoir, tant dans les formations, que dans les collaborations, du point de vue des transversalités disciplinaires. Bien entendu, s'il reste quelque chose de la musicologie à l'université, si le gouvernement français n'as réussi, dans son projet, à faire disparaître la recherche publique, paticulièrement les sciences sociales.

 

Jean-Marc Warszawski
2008

Notes

1. Pistone Danièle : « Musicologie », dans Encyclopædia Universalis, édition informatique, v. 10, 2004.

2. En d'autres termes, le triomphe du musicologue « raisonnable » sur le musicien « sensible ».

3. Henri Wallon (1879- 1962), psychologue et penseur, il a mis en avant, l'importance du développement affectif, dans celui du cognitif. Il est aussi, avec Paul Langevin, l'organisateur du système scolaire en France, après la Seconde Guerre mondiale.

4. Aristote, La métaphysique (livre A, chapitre 2 ; traduction par Barthélémy Saint-Hilaire), Éditions Presse Pocket , Paris, 1991, p. 44.

5. Boèce, « De Institutione Musica » (chapitre 35), dans Boetii de institutione arithmetica, de institutione musica, Leipzig, 1867.

6. Nattiez Jean-Jacques, Ethnomusicologie, dans « Encycloædia Universalis », édition électronique, 10, 2004.

7. Chailley Jacques, Précis de musicologie,  Presses universitaires de France, Paris 1984 (nouvelle édition entièrement refondue ;  496 p. ; 1re édition 1958), pp. 19-29

8. Bartoli Jean-Pierre : « Préface », dans Laure Gauthier et Mélanie Traversier (direction), Mélodies urbaines : La musique dans les villes d'Europe (XVIe-XIXe siècles), Presses universitaires de la Sorbonne, Paris, 2008, p. 7.

9. Enregistrement vidéo du cours inaugural de pascal Dussapin au Collège de France, 1er février 2007.

10. Il serait possible aujourd'hui, que ces exemples, grâce au cédérom,  soient sonores, voire, en même temps sonores et graphiques.

11. Fétis François Joseph (1784-1871) , « Sur l'histoire de la musique », dans Revue musicale (IV),  août 1828, pp. 361-370 et 385-393.

12. Chailley Jacques, op., cit.

13. Aux États-Unis, Frederick Winslow Taylor (1856- 1915), développe dans les mêmes conditions l' « organisation scientifique du travail », qui est une manière de justifier scientifiquement les méthodes d''exploitation, et de répondre ainsi au mécontentement croissant, en remplaçant l'uniforme des surveillants, par l'autorité de la blouse blanche des techniciens.

14. Jaëll Marie (1846-1925), Les rythmes du regard et la dissociation des doigts,  Fischbacher, Paris 1906 — Corre Christian : « Marie Jaëll (1846-1925), la virtuosité musicale entre l'art et la science », dans Défense et illustration de la virtuosité, Presses universitaires, Lyon, 1997, pp. 141-154 — Corre Christian : « Marie Jaëll (1845-1925) », dans Christian Corre, Écritures de la musique, Presses universitaires de France, Paris 1996, pp. 167-195 — Hurpeau, Laurent (dir.) : Marie Jaëll : un cerveau de philosophe et des doigts d'artiste, Éditions Symétrie, Lyon, 2004 — « Marie-Jaël », dans musicologie.org.

15. Les rapports de la musique et de la poésie considérées du point de vue de l'expression (thèse de doctorat ès lettres). Jules Combarieu est également l'auteur d'une Histoire de la musique (1913-1919)

16. Publication monumentale en fac-similé, animée par Dom André Mocquereau, de manuscrits anciens de plain-chant (environ 600 documents).

17. Combarieu Jules, « La musique au Moyen-Âge », dans Revue de synthèse  (1, 1), août 1900, pp. 84-110.

18. Vingt ans plus tard, Ludwig Wittgenstein (1889-1951), publie son tractatus-logico-philosophicus, dans lequel il prétend que la science est un ensemble de propositions, pas un ensemble de noms.

19. Combarieu Jules, « La musique au Moyen-Âge », op. cit.

20. Nattiez Jean-Jacques, Fondements d'une sémiologie de la musique, Collection 10/18 (n° 1017), Union Générale d'Éditions, Paris 1975

21. Nattiez, Jean-Jacques, Fondements d'une sémiologie de la musique,  p. 406.

22. Wiora Walter, « Musikwissenschaft », dans Die Musik in Geschichte und Gegenwart, Bärenreiter-Verlag, Leipzig, 1986, vol.  9, p. 1193

23. Mersenne Marin (1588-1648), Harmonie universelle, Sébastien Cramoisy, Paris, 1636 (et aussi deux autres  éditions, la même année à Paris, l'une par Pierre Ballard, l'autre par  Richard Charlemagne) ; Fac-similé de l'édition de 1636 par François Lesure, Éditions du Centre National de la Recherche scientifique, Paris 1965 (édition intégrale électronique par L'Université d'Indiana) ; notice sur Marin Mersenne dans « musicologie.org »

 

Quelques écrits de Jean-Marc Warszawski

La saga Blüthner, pianos de Leipzig —— Mutations, mouvements, évolution dans le monde de la musique au temps de Maria Szymanowska —— Faut-il lire les livres anciens de théorie ? —— La musique et le geste —— Trio avec piano : musicologie, histoire, musique de chambre ou « Comme un laquais suit son maître » —— Belle du seigneur d'Albert Cohen : fomes et évocations musicales —— La musicologie et le mystère du logos —— Charles Ives : une musique sans histoire de la musique. Singularité de l'expérience, spécificité de l'histoire : la première sonate pour piano —— À propos de la « fonction » de la musique —— Méthode, musicologie : histoire et fiction —— La puissance de la musique des anciens questionnée au premier tiers du XVIIe siècle (autour de Marin Mersenne) —— Le clavecin pour les yeux du père Castel.

 

 

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