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Selig sind die Toten ! [Bienheureux sont les morts] : Philippe Herreweghe dans un programme Brahms

Le Requiem allemand en répétition. Photographie © D. R.

Dijon, Auditorium, 14 octobre 2016, par Eusebius ——

Philippe Herreweghe, à la tête de son Collegium Vocale et de son Orchestre des Champs-Elysées, nous offre un programme Brahms d'une parfaite cohérence, avec le concours de deux chanteurs remarquables : les Quatre chants sérieux (la traduction « graves » est plus fidèle que « sérieux »), suivis du Requiem allemand1. Œuvres empreintes d'une même gravité, fondées sur la même source biblique, traitant également de la mort.

Les Vier ernste Gesänge, écrits pour basse et piano, mais que se sont appropriés opportunément les barytons, constituent le testament musical et spirituel de Brahms. Plus rare que la version originale, c'est une version orchestrée en 2012 par un percussionniste et arrangeur qui est donnée2. Pourquoi avoir préféré cette dernière à celles de Günter Raphael, éditée par Breitkopf & Härtel, qui a fait ses preuves, ou celle de Detlev Glanert ? Le chef les connaît-il ? Nous entrons donc dans une autre dimension : l'orchestre s'il a des couleurs3 n'a pas le toucher, la percussion incisive du piano.

Dans le premier, la mort est anéantissement, l'homme, comme l'animal, retournera à la poussière. C'est le soliste qui retient l'attention. Le timbre est séduisant, la conduite du chant et l'intelligence du texte sont convaincants. Construit sur l'idée que la mort nous délivre de l'injustice et du mal, l'orchestre du deuxième prend des tons très brahmsiens à la faveur des bois. Le chant est modelé, avec une émission splendide dans toutes les nuances, conduit et articulé de façon exemplaire. « O Tod, wie bitter bist du » nous conduit à l'émotion pure, lumineuse, malgré l'amertume de la première sentence.  Un petit regret : Philippe Herreweghe le prend dans un tempo où la révolte l'emporte sur l'accablement. Le chant est admirable, et la réponse aux trombones de la première phrase est bienvenue. Le baryton joue son texte, avec une aisance magistrale.  Enfin, le quatrième ouvre la voie vers l'Amour, qui donne sa vérité à la vie, remarquablement chantée par Kresimir Stranazac.

Il aura fallu Hans Hotter, puis Dietrich Fischer-Dieskau pour que le Requiem allemand s'impose hors de la sphère germanique comme l'absolu chef-d'œuvre. Maintenant, il mobilise les foules et c'est tant mieux. Le premier mouvement, « Selig sind, die da Leid tragen » est très retenu, sombre, avec une entrée du chœur idéale. C'est plein, d'une fusion parfaite, les progressions sont admirables, avec un orchestre réactif et équilibré.  Tout juste faut-il remarquer que Brahms, dont la notation était d'une précision exemplaire, n'outrepasse ici ni les pianissimi ni les forte, alors que le chef pousse ces derniers au paroxysme, ce qui privera ensuite l'effet du recours au fortissimo. « Denn alles Fleisch » : la marche est inexorable. « Langsam », écrit Brahms. Herreweghe a choisi un tempo allant, qui favorise l'expression dramatique, mais qui réduit l'accablement, la pesanteur voulues. Les « wird weg » claquent-ils assez ? Le premier fortissimo le l'œuvre, sur « Ewige Freude », a perdu de sa force par la confusion antérieure entre forte et fortissimo. Malgré ces observations, le résultat est remarquable à plus d'un titre. « Herr, lehre doch mich » : l'imploration du chanteur est un modèle du genre. La clarté d'émission, la palette expressive très large confèrent au soliste l'humilité, la sincérité voulues. La plénitude du chant nous émeut. Le quatrième mouvement, « Wie lieblich sind deine Wohnungen » d'un aimable ternaire assagi, est parfaitement réussi. Le geste libre du chef est efficace. Le cinquième, ajout tardif, « Ihr habt nun Traurigkeit », grande pause soliste, au sein de la construction chorale, confié à la soprano, est un moment d'émotion vraie. Le dialogue du baryton et du chœur (« Denn wir haben hie keine bleibende Statt ») est proprement captivant. Monumental  mouvement qui nous emporte vers la fugue conclusive, avec  la magnificence héroïque de la victoire de la vie sur la mort (Second fortissimo de l'œuvre, mesure 75). Certainement un sommet, mais n'en avons-nous pas sept ? Pour terminer, le « Selig sind die Toten » : « feierlich » écrit Brahms. Oublions les imprécisions des vents, au tout début, les forte du chœur exagérés au fortissimo, renforçant une expressivité dont on aurait fait volontiers l'économie. La fin est nimbée de cette félicité, de cette sérénité lumineuse. Ne boudons pas notre plaisir : le bonheur et l'émotion étaient bien présents, quelles qu'aient été les libertés que s'octroyait le chef.

Herreweghe, après Gardiner, avant Norrington et Harnoncourt, avait mis en relief la vitalité rythmique du tissu orchestral en réduisant le sostenuto et le pathos wagnériens, au profit d'une transparence, d'une clarté nouvelles. Vingt ans après, il demeure le merveilleux chef de chœur, inspiré, en communion avec ses chanteurs comme avec l'orchestre. Aucun risque de tiédeur mièvre, un soupçon même du défaut contraire. Tout comme les indications dynamiques, les phrasés, Brahms donne des tempi précis (avec indications métronomiques) qui comportent, évidemment, une part d'arbitraire. Les nuances également, tout est écrit. Dans quelle mesure faut-il s'en affranchir ? Le Collegium Vocale de Gand, fort de sa cinquantaine de choristes, est dans son élément. Chaque pupitre se signale par son homogénéité, les ténors, mis à rude épreuve, sont particulièrement présents et clairs. La maîtrise du choeur est admirable : même livré à lui-même dans telle ou telle fugue redoutable, l'ensemble est parfaitement huilé, souple, excellant dans la douceur comme dans la force.

Depuis son début de carrière, à Zürich, Kresimir Strazanac, baryton croate, a fait son chemin4. Il remplace Dietrich Henschel, annoncé, et fait oublier les grands barytons qui se sont frottés à l'oeuvre. Voix ample, généreuse, colorée, à la diction idéale, qui témoigne d'une rare intelligence du texte, la plénitude de son chant, son timbre chaleureux et clair, emportent les suffrages. Ilse Eerens, jeune soprano belge, prometteuse (Matilde d'Elisabetta, Regina d'Inghilterra, de Rossini, cette saison), n'est pas en reste : sa voix sonore, bien projetée, ses aigus lumineux lui ont valu des ovations méritées.

Un concert mémorable dont on ne gardera que les qualités.

Eusebius
15 octobre 2016

1. Le même programme a été donné à Poitiers et sera répété à Gand, enfin à Paris, le 17 octobre.

2. Le programme de salle est indigne et indigent. Il omet de mentionner que cette version orchestrale est due à Henk de Vlieger. Décevant. Le commentaire ignore les Vier ernste Lieder. Quant aux textes chantés et à leur traduction, indispensables à la compréhension des œuvres, ils sont désespérément absents.

3. Sont-elles indispensables, particulièrement dans ce cycle ?

4. On l'avait apprécié ici même avec Mihaly Zeke en février 2014.

 

Eusebius, eusebius@musicologie.org, ses derniers articles : Voter Johann Sebastien Bach ? Surprenant Nicholas Angelich Toute la magie ravélienne, avec les DissonancesLa correspondance de Camille Saint-Saëns et Jacques RouchéOpéra de Dijon : L'Orfeo, ou la nature a horreur d'OvideElisso Virsaladze, magicienne du piano à la maison de la musique de PortoStokowski et Schönberg transcripteurs : l'Orchestre symphonique de Porto sous la direction de Brad LubmanPlus sur Eusebius.

 

 

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bouquetin

Lundi 17 Octobre, 2016 4:29