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11 mars 2023, Alain Lambert -  Erik Laloy (animateurs et rédacteurs).

La musique à l'Atelier de philosophie d'Hérouville

L’association l’Atelier de philosophie, créée en octobre 1997 à Hérouville-Saint-Clair a pour but de promouvoir la réflexion philosophique sur la base d’un travail suivi et méthodique par les textes, la libre réflexion, l’échange. Les ateliers sont animés par des enseignants de philosophie. L’assemblée générale d’octobre, ouverte à tous les intéressés de l’agglomération de Caen, décide des thèmes discutés en ateliers à raison de trois séances de deux heures sur deux trimestres de novembre à mai.

Comme ce sujet proposé par une adhérente à l'Assemblée générale d'octobre 2022.

L'Atelier de philosophie, vingt-sixième année, premier semestre 2022-2023.

Séance 1. Description de la musique et de ses effets.

En prélude, un ensemble de citations descriptives de la musique est relu avant un tour de table indiquant pour chacun des présents celle où il se reconnaît le plus et les éléments avec lesquels il est en accord, en désaccord.

Quand Mme de Staël définit la musique comme « un plaisir si passager » cela choque au premier abord, mais la discussion montre qu’au début du xixe, la musique pour l’auditeur moyen, ni occasionnel ni musicien pratiquant, se résume aux concerts (rares hors des grandes villes) et éventuellement à la lecture de partitions, et qu’elle est bien un moment dans « la brièveté du temps » ; que ce qui en reste est juste le souvenir d’une émotion ressentie. À la différence des auditeurs d’aujourd’hui ayant accès à tout moment à toute musique.

Rousseau, lui, ne dit pas que la musique représente les choses, « mais […] excite dans l’âme les mêmes sentiments qu’on éprouve en les voyant. »

Pour Platon cité par Vladimir Jankélévich, il s’agit de savoir ce que veut dire le fait qu’elle pénètre l’âme et « s’empare d’elle de la manière la plus énergique » ; de même chez Irénée Marrou quand elle « captive l’homme tout entier » après avoir dompté le corps, pour ravir et transporter l’âme.

La phrase de Pascal Quignard accentue cette idée puisque « n’importe quelle musique » « viole le corps humain » en obligeant l’oreille à entendre et obéir. Ce qui pose problème à beaucoup et nous y reviendrons plus précisément.

Quant à Martin Luther, on sent bien qu’il parle d’une certaine musique, et d’une façon un peu lénifiante.

En fait, l’une des questions répétées est celle de savoir de quelle musique il s’agit, à notre époque où toutes sont accessibles à tout moment, des violemment rythmées et amplifiées qui provoquent la transe aux musiques contemplatives ou aux musiques d’ambiance, comme celles que la publicité ou le cinéma utilisent pour mieux nous captiver.

L’accord est partagé que la musique commune à la plupart des citations a bien une emprise sur nos corps et nos esprits, qu’elle nous bouleverse ou nous apaise, nous transporte loin de nos soucis quotidiens, en sublimant même nos émotions les plus tristes, sans forcément nous asservir et nous mener à la baguette, comme l’affirme Quignard.

Deux côtés de la musique : harmonie et mélodie

Quand on relit le résumé de la conception platonicienne de la musique, dans la République idéale décrite par Socrate, où seuls deux modes ont droit de cité avec les seuls instruments préaccordés, pour mieux faire marcher au pas ou modérer et assagir les citoyens, on comprend qu’il n’y a pas pour le philosophe une seule musique, mais bien deux complètement distinctes, l’une en harmonie avec la Cité idéale, l’autre mélodique, ludique, plaintive, amollissante, indolente.

Prenant le contrepied de l’harmonie universelle, sur le modèle de la justesse musicale, prônée par Jean-Philippe Rameau, Jean-Jacques Rousseau, sans renier l’harmonie, pense que la liberté mélodique doit primer et permettre à l’homme de devenir vraiment humain, de dépasser l’animalité comme l’asservissement politique. À la fois musicien, compositeur (Le Devin du village) et théoricien, il va contribuer à passer de l’époque baroque à l’époque classique, avec Willibald Gluck et Wolfgang Amadeus Mozart en particulier, deux de ses premiers représentants. Eux se sont inspirés de ses écrits, le premier en simplifiant l’orchestration, en redonnant toute sa place à la mélodie, en remplaçant les castrats par d’autres chanteurs, l’autre en s’inspirant pour son premier opéra écrit à 7 ans, de celui du philosophe musicien.

On peut se demander comment va évoluer la musique classique et si la distinction de deux côtés de la musique va y contribuer.

Séance 2. La conception romantique de la musique.

Musique et Absolu : si l’une des personnes présentes est d’accord avec l’affirmation de E. T. A. Hoffmann que la musique est supérieure aux mots « pour exprimer la joie qui, plus belle et plus pure que dans notre monde resserré, vient d’un pays inconnu et allume en nous une vie intérieure toute de délices », d’autres voix reprochent au texte de n’être que du côté de la réception de la musique, de parler de « la magie de la musique » qui fait penser à une création sans effort, s’interrogent sur la supériorité attribuée à la musique instrumentale sur ses autres formes.

Pour répondre à ces propos, l’accent est mis sur l’affirmation au cœur du texte du rapport de la musique à l’infini qui serait son seul objet, royaume auquel elle nous introduirait par delà le monde ordinaire. Visage de l’Absolu, l’infini des romantiques doit être pensé comme se substituant au Dieu des chrétiens comme Martin Luther ou saint Augustin, la question étant de savoir s’il en est une dérivation erronée ou une traduction plus appropriée. Un accord se dégage sur l’affirmation que la musique est liée à la spiritualité à laquelle elle permet d’accéder.

Un échange d’avis divergents sur la question de savoir s’il importe ou pas de comprendre les paroles pour goûter la musique chantée a lieu.

Plusieurs personnes témoignent de l’accès à des moments d’extase que l’écoute de telle ou telle musique leur a fait vivre.

Tout le monde est d’accord pour trouver que la critique de la conception romantique de la musique par Henri-Irénée Marrou est excessive, portée qu’elle est par une adhésion radicale à la conception augustinienne et une connaissance insuffisante du bouddhisme.

Musique et Vie : En quelques mots les étapes de la transformation de l’Absolu en Vie : Arthur Schopenhauer : Volonté comme principe de tout ce qui existe = vouloir vivre repris par Richard Wagner. Puis Friedrich Nietzsche : « Si Dieu est mort, la Vie est la seule réalité. » Notion de Volonté à (et non pas de) la puissance c’est-à-dire à plus de vie. Division des humains en deux selon qu’habités par une volonté faible ou une volonté forte.

Application par Nietzsche de cette distinction à la musique : celle qui enrichit la vie, transfigure le monde, l’embellit, lui donne du sens (exemple Georges Bizet, Carmen) et celle qui appauvrit la vie, dénigre ce monde et développe le nihilisme (Wagner, Parsifal). Nouvel avatar de l’affirmation de deux musiques. Si l’on perçoit l’intérêt de cette conception, on regrette que ne soient pas donnés des critères de discernement plus applicables, que certains caractérisant la musique appauvrissante font problème comme la recherche du calme, du silence.

Musique et nazisme ; le côté obscur de la musique

Lecture de quelques phrases de La haine de la musique de Pascal Quignard : si l’usage de la musique dans le système concentrationnaire qu’il dénonce est exact et pose question, la conclusion qu’il tire à savoir qu’il n’y a pas deux « côtés » de la musique, que toute musique doit être haïe, n’est pas recevable. Ou alors il faut haïr tous les arts, car «  si les condamnés avaient été accueillis par des déclamations poétiques, des pièces de théâtre, aussi belles soient-elles, ou s’ils avaient dû traverser, exténués et démoralisés, une galerie des plus belles peintures et sculptures, leur rejet et leur dégoût auraient-ils été bien différents ? » (Alain Lambert Principes de la mélodie – Musiques populaires, philosophie et contre-cultures, L’Harmattan 2015)

La conception nazie de la musique oppose de façon manichéenne la bonne musique de la grande tradition allemande à la musique dégénérée, qui englobe entre autres le jazz. Ce type de musique doit être envisagé dans la critique plus globale de l’art dégénéré (cf l’affiche envoyée : un noir porteur de l’étoile juive jouant du saxo). Toutes les formes de la musique dite dégénérée par les nazis « relèvent bien de la “vraie” musique. »

Si la musique, toute forme de musique comporte un « côté obscur », toute musique quand on l’impose, le cas des camps de la mort en étant la figure extrême, devient haïssable.

Séance 3 : L’humaine improvisation.

Retour aux intuitions de Rousseau sur l’humain et la mélodie [textes extraits du livre d’Alain Lambert cité ci-dessus]. Si l’homme est un animal sans instincts, il est perfectible en bien ou en mal, libre, créatif quant à sa propre vie, séparée pour cette raison de la simple vie biologique, ou même de la volonté à la puissance selon Nietzsche. Cela l’amène à improviser et à évoluer politiquement, culturellement, artistiquement, et bien sûr musicalement au fil des siècles dans des directions imprévues auparavant. Le processus d’individualisation qui en découle nous a fait passer des sociétés où le collectif prime aux sociétés démocratiques modernes.

Le paradigme philosophique de l’harmonie telle que Platon ou Rameau l’ont pensé comme cadre prédéfinissant toutes les activités humaines, et qu’on retrouve dans certaines philosophies de l’histoire, ne permet pas, lui, de comprendre cette évolution propre à l’humain. Ainsi Theodor Adorno condamne le jazz au nom d’un marxisme schématique sans comprendre que le développement exponentiel d’une culture populaire, musicale, littéraire, cinématographique est liée à l’apparition d’une nouvelle classe, celle dite moyenne des consommateurs, employés et salariés éduqués, issus des anciennes classes populaires.

À condition de ne pas tomber dans l’improvisation déréglée ou l’individualisme excessif, au niveau musical, il est évident que l’harmonie et le rythme sont une base nécessaire à l’imagination mélodique, comme le montre l’improvisation en blues et en jazz, musiques populaires à l’origine venues de musiciens afro-américains, anciens esclaves n’ayant pas ou peu accès à la culture savante, et dont l’éducation musicale se faisait alors par la transmission orale, par l’écoute, par le corps, et non par la culture écrite qui, pour Rousseau, a fortement diminué l’émotion poétique et musicale des origines. Et cette nouvelle énergie poétique va se perpétuer au xxe siècle pour toutes les musiques populaires par le biais du phonographe, de la radio, de la télé, puis d’internet et du mp3.

D’où un certain nombre d’hypothèses sur l’évolution de ces musiques populaires à partir des premiers enregistrements entre 1920 et 1925. Le jazz instrumental serait né pendant les pauses vocales du blues urbain des chanteuses accompagnées de cuivres à La Nouvelle-Orléans, alors que le blues rural, plutôt masculin et plutôt guitare, va s’électrifier à Chicago, permettant la naissance du rock en se métissant aux musiques populaires blanches. Elvis Presley le fonde en 1954 en reprenant un blues d’Arthur Crudup. Sa réinvention va passer sept fois le même jour sur une radio influente et devenir un événement mondial. De la même façon, Django Rheinardt, guitariste manouche et musicien de bal musette, va injecter dans le jazz à la fin des années trente ses influences européennes et le légitimer un peu plus comme musique universelle, dépassant les ethnies et les continents.

Comme le dit Vladimir Jankélévitch dans La musique et l’ineffable, l’indicible, c’est ce dont on ne peut rien dire, alors que l’ineffable, propre au mystère musical, c’est ce dont il y a trop à dire. Il faut donc revenir à la musique, aux musiques, pour les jouer et les écouter. Et surtout ne pas en parler dans l’abstrait, comme font beaucoup de philosophes. Le silence est aussi une dimension de la musique, comme de la poésie.

Le 6 février, suite à l’atelier Musique et Philosophie, nous avons organisé au Café des Images d’Hérouville un ciné-philo ouvert à tous. En ouverture, le film Autour de minuit de Bertrand Tavernier (1986) avec le saxophoniste Dexter Gordon et François Cluzet. Très bien restauré au niveau du son musical, mais non des dialogues en français. Suivi d’un temps de discussion autour du jazz de l’époque du film, du mystère de la création, du rapport père-fils inversé des deux personnages, du rapport Paris New York et de la place des musiciennes dans le jazz d’alors et d’aujourd’hui. Avec en bonus un solo de sax ténor, Body and Soul, par un des participants, musicien venu par hasard avec son saxophone.

Renseignements sur Atelier de Philosophie d’Hérouville

Alain Lambert -  Erik Laloy (animateurs et rédacteurs)
11 mars 2023
© musicologie.org

Bibliographie des textes proposés pour l'atelier Musique et philosophie

Madame de Staël [Baronne Germaine de Staël-Holstein (1766-1817)] Corinne ou l’Italie, « Folio Classique » (1632), Gallimard, Paris 2020 (1re édition en 2 volumes, Paris 1807). Édition Lefevre, Paris 1838, dans Gallica, voir Livre ix fin du chapitre 3.

Rousseau Jean-Jacques, Essai sur l'origine des langues où il est parlé de la mélodie, et de l'imitation musicale. « GF » (682), Flammarion, Paris 1993 (1re édition 1781), texte numérisé dans « Les classiques des sciences sociales » voir : chapitres xiv, xvi.

Jankélévitch Vladimir, La musique et l'ineffable, « Points Essais », Seuil 2015 (1re édition 1961), voir : p. 13, 14 ; 92-93 ; 101-102.

Davenson Henri (pseudonyme de Marrou Henri-Irénée], Traité de la musique selon l'esprit de Saint Augustin, Éditions de La Baconnière, Neufchâtel 1942, voir : p. 90-95.

Quignard Pascal, La haine de la musique, « folio », Gallimard, Paris 1997, voir : Traité vii.

Platon, La République, « GF – philosophie » (653), Flammarion 2016, Livre III voir : 398c-402c ; 411a.

Hoffman Ernst Theodor Amadeus (E.T.A.) Hoffmann, Kreisleriana, « Les classiques allemands », Gallimard, Paris 1949, voir : chapitre IV, « La musique instrumentale de Beethoven »

Blondel Éric, Sans musique la vie serait une erreur. Dans « Le portique : revue de philosophie et de sciences humaines » (8), Metz 2001 (numérisé depuis 2005), pour ce qui concerne Le Monde comme volonté et comme représentation (Esthétique, I, 3) d’Arthur Schopenhauer.

Nietzsche Friedrich, Le Gai Savoir (traduction par Patrick Wotling), « GF – philosophie » (718), Flammarion, Paris 2007, § 370, «  Qu’est-ce que le romantisme ? ».

Schnapper Laure, La musique « dégénérée » sous l'Allemagne nazie. Dans « Raisons politiques » (14), Presses de Sciences Po 2004, p. 157-177, numérisé dans le site « CAIRN ».

Lambert Alain, Première suite sur La haine de la musique de Pascal Quignard en continuant de relire Rousseau. Musicologie.org 2005, en ligne.

Lambert Alain, Blues et jazz : la question des origines. Musicologie.org 2017, en ligne.

Lambert Alain, Principes de la mélodie : musiques populaires, philosophie et contre-cultures, « Univers musical », L'Harmattan, Paris 2015. Les deux articles cités précédemment y sont repris.


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alain@musicologie.org ; Alain Lambert, tous ses articles.

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Mardi 20 Juin, 2023 17:22