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Caen, 19 janvier 2024 —— Alain Lambert.

Orphée et Eurydice en spectacle total : Gluck, Vaclav Luck et Aurélien Bory

Orphée et Eurydice à l'Opéra comique de Paris en 2018. Photographie © Stefan Brion.

Avant son arrivée à Paris, Gluck avait lu la Lettre sur la musique française de Jean Jacques Rousseau de 1753, et aussi son Dictionnaire de musique, paru en 1768, bien reconnu alors, et dans lequel il fustigeait la barbarie des castrats en musique : Castrato : Musicien qu’on a privé, dans son enfance, des organes de la génération, pour lui conserver la voix aiguë qui chante la Partie appellée Dessus ou Soprano.[...] Il se trouve, en Italie, des peres barbares qui, sacrifiant la Nature à la fortune, livrent leurs enfans à cette opération, pour le plaisir des gens voluptueux & cruels, qui osent rechercher le Chant de ces malheureux.[...] faisons entendre, s’il se peut, la voix de la pudeur & de l’humanité qui crie & s’éleve contre cet infame usage; & que les Princes qui l’encouragent par leurs recherches, rougissent une fois de nuire, en tant de façons, à la conservation de l’espece humaine. Au reste, l’avantage de la voix se compense dans les Castrati par beaucoup d’autres pertes. Ces hommes qui chantent si bien, mais sans chaleur & sans passion, sont, sur le Théatre, les plus maussades Acteurs du monde; ils perdent leur voix de très bonne heure & prennent un embonpoint dégoûtant.[…] On pourroit dire, cependant, que le mot Italien s’admet comme représentant une profession; au lieu que le mot François ne représente que la privation qui y est jointe.

Dans sa période française entre 1773 et 1776, Gluck lui même avouera finalement ce qu'il doit à la pensée musicale de Rousseau, s'agissant de l'art du duo et du récitatif mélodique, du bon usage de l'harmonie sans excès, et du mauvais usage des castrats. D'abord en désaccord avec le philosophe, lors de sa période italienne, il décide de consulter le fameux M. Rousseau de Genève [pour] fixer le moyen que j'envisage de produire une musique propre à toutes les Nations, et de faire disparaître la ridicule distinction des musiques nationales...[lettre au Mercure de 1772]. Ce qui amènera Rousseau à travailler avec Gluck sur la partition d'Iphigénie, dont la répétition l'a enchanté: Vous avez réalisé ce que j'ai cru impossible jusqu'à ce jour. [ la Correspondance Littéraire d'avril 1774].

Peu après, Gluck propose sa nouvelle version d'Orphée et Eurydice, remaniée selon ces nouvelles idées, traduite et augmentée par Pierre Louis Moline. Lors de la représentation du 2 août 1774 à l'Académie royale de musique, les castrats orphiques de la première viennoise en 1762 puis italienne en 1769 ont été remplacés par un haute-contre pourvu des tous ses attributs humains et musicaux. L'harmonie s'est simplifiée et les émotions des personnages deviennent le cœur de l'opéra, sublimés par le chœur chantant qui les contrarie ou les amplifie selon les actes.

Berlioz ensuite adaptera la partition pour pouvoir donner le rôle d'Orphée à une mezzo-soprano lors de la recréation de 1859 au Théatre lyrique. C'est cette version que le directeur musical d'aujourd'hui, Raphaël Pichon, a choisie pour la création de 2018 à l'Opéra comique, coproduite par le théâtre de Caen, et recréée ici, en ce début d'année 2024, avec une nouvelle distribution, Marie Claude Chapuis en Orphée, Mirella Hagen en Eurydice et Julie Gebhart en Amour, L'orchestre et le chœur pragois du Collegium 1704 est conduit par Vaclav Luks. Tous excellents. En tournée aux théâtres de la ville de Luxembourg début février et à l'Opéra de Versailles début mars.

Aurélien Bory est toujours, lui, à la mise en scène, en abîme, et aux décors, vertigineux. Avec son grand miroir tendu à 45° au-dessus de la scène, les reflets du plateau nous donnent des aperçus magiques vers d'autres dimensions que nous ne percevons pas en temps ordinaire. Les draperies prennent d'étranges formes et se métamorphosent au fil du mouvement des danseurs quand Eurydice s'enfonce dans les profondeurs de la terre dans un long et lent froncement. L'acte deux nous mène aux portes des enfers dans un cercle grouillant d'ombres mouvantes. Au début de l'acte trois, avant le superbe solo de flûte, en basculant à la verticale, le réflecteur parait translucide, à travers lequel nous devinons les Champs élyséens. Puis il redevient miroir quand le drame va culminer dans un tsunami de drap noir, nous faisant vivre doublement le retournement tragique d'Orphée.

Dans ce superbe spectacle total, la musique, les chants, les décors et la mise en espace nous replongent dans ce drame méta musical qui court tout au long de l'histoire de la musique occidentale, accompagne la naissance de l'opéra baroque puis classique en résonnant jusqu'à Offenbach et Philipp Glass.

Sans oublier le pop opéra librement adapté de Gluck de la Caennaise d'origine Jeanne Desoubeaux Où je vais la nuit à découvrir au théâtre de Caen les 4 et 5 avril.

Alain Lambert
19 janvier 2024
© musicologie.org


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