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2 juillet 2013 — Flore Estang.

Maîtrise de Notre-Dame sous la direction de Sylvain Dieudonné et de Dominique Visse.

En ce début du mois de juillet 2013, la file des spectateurs attendant à la porte de la Cathédrale, ce soir, traverse l'immense parvis. L'évènement est de taille, célébrant les huit cent cinquante années de Notre-Dame de Paris ainsi que de « l'une des plus grandes écoles de composition polyphonique de l'occident », nous précise le programme du concert. De fait, avant le concert, l'église est pleine. La majesté du lieu pourrait laisser sans voix, le moment est magique. Cela n'empêche pas quelques journalistes de ricaner bêtement et puissamment dans les premiers rangs, blasés sans doute par leurs invitations, entre le TCE et Pleyel (sic).

Nous allons assister à un moment intense, conduit par la mise en l'espace, l'implication des chanteurs et le choix du répertoire. Un enchaînement de seize courtes pièces alternent compositions musicales et texte liturgique, organisant unité et contrastes avec un bel équilibre. Le silence s'établit, le spectacle commence.

La cloche retentit trois fois (symbole de trinité, bien sûr). Des voix aigues s'élèvent,  deux solistes qui entonnent un Repons polyphonique,  amorce de contrepoint du XIe siècle, délicat dans ses accords de tierces et de sixtes. Puis l'ensemble du chœur alterne texte chanté et vocalises, utilisant l'écho musical (les motifs sont répétés moins fort) et l'écho naturel de l'édifice. La mélodie, presque toujours conjointe laisse rayonner de douces harmoniques répercutées par les hautes voûtes. Deux hommes sopranistes complètent le chœur féminin, les huit chanteurs étant placés en cercle à la droite de l'autel, leur chef les dirigeant d'un geste souple et dynamique. A chaque note est attribué un mouvement, indiquant le tempo et la hauteur. Un accord parfait ponctue une phrase, puis une double pédale, à l'octave et à la quinte, accompagne la phrase ultime. La position fermée du chœur dévoile un travail intime, une recherche collective de l'harmonie bienfaitrice. Les chanteurs ne sont pas en représentation, ils communiquent au public leur échange spirituel et musical.

Après cette introduction chantée, un prêtre présente le concert et lit le programme. Celui-ci, véritable livret, propose les paroles des chants et leur traduction, ainsi que l'origine des pièces interprétées. Les manuscrits sont essentiellement présentés grâce aux recherches à la Bibliothèque nationale de France, à la Biblioteca Medicea-Laureziana de Florence, de la Bibliothèque municipale de Cambrai et de la Faculté de médecine de Montpellier. De rares pièces sont publiées (Salve Regina de Claudin de Sermisy, 1531). Surpris de ne pas voir de chœur d'enfants lors de cette soirée, naïfs de penser que la maîtrise est généralement un ensemble vocal prépubère, nous apprenons que la Maîtrise de Notre-Dame de Paris est « composée de plusieurs ensembles », enfants et adultes, parfois professionnels. Nous écoutons ce soir un jeune ensemble de dix-huit adultes et un adolescent.

Après le discours, lu un peu maladroitement, un chœur d'hommes à l'unisson chante du fond de la cathédrale. A deux voix, en homorythmie, ténors et basses se divisent. Moment magique où seul le son nous fait voyager quelques siècles en arrière, lors de l'office grégorien, calme et profond, humble et digne. L'imagination est au rendez-vous, la mise en espace permet d'entrevoir les robes de bure, les moines disciplinés, l'ascétisme et la foi, en surimpression devant les vitraux multicolores et gigantesques. Le plain-chant, souple et léger, résonne doucement dans la Cathédrale. L'écoute est primordiale, plutôt que la vue, le public est plongé, par ce voyage temporel acoustique, dans l'atmosphère médiévale. La cloche résonne alors deux fois, puis le plain chant revient. Le son s'amplifie naturellement lorsque les chanteurs avancent lentement vers l'autel, entonnant un conduit à deux voix, Ave Nobilis, duXIIIe siècle. Le chœur d'hommes s'installe devant l'autel puis les femmes le rejoignent, dans la position habituelle d'une chorale en concert.

Dominique Visse, célèbre chanteur de l'ensemble Janequin depuis 1978, au timbre reconnaissable entre tous, est connu pour ses enregistrements de polyphonies vocales de la Renaissance, qui dépoussiérèrent les Cris de Paris, La Bataille de Marignan « Ecoutez, gentils Gallois, la Bataille du Roi François. Des coups, ruez de tous côtés… », et le célèbre Chant des Oiseaux. Il change de casquette, ce soir, troquant son rôle habituellement vocal contre une interprétation gestuelle. En effet, il partage la direction de l'ensemble vocal « Maîtrise de Notre-Dame » avec Sylvain Dieudonné, se réservant les pièces plus polyphoniques des XVe et XVIe siècles, son homologue étant plus spécialisé dans la direction du chant grégorien. Point n'est besoin de lire le programme pour constater la virtuosité bondissante du chef de chœur de la Maîtrise de Notre-Dame, nommé à ce poste depuis 1994. La minutie et la complexité nous sont révélées par une gestique précise alliant technique et musicalité.

On peut regretter les costumes des chanteuses, noirs mais hétéroclites et dépareillés, manches courtes et longues, jupe de longueur variée, voire courte, avec dentelle ou sans, bas noirs ou clairs, robe élégante ou boudinée. La performance est certes d'ordre musical mais le public, excepté les non-voyants bien sûr, apprécie également l'élégance et les choix d'ordre visuel. La mise en espace a été pensée et travaillée avec soin, la musique a été préparée de longue date et l'interprétation peaufinée, pourquoi pas les vêtements ? On peut même remarquer, sous l'éclairage particulier de la cathédrale, les différences de maquillages, qui pourraient être harmonisés (certes, pour les seuls premiers rangs des spectateurs).

Après le placement de l'ensemble devant l'autel, un soliste ténor entonne une mélopée pas très juste. Même si le tempérament était différent à l'époque, souvent mésotonique, et les modes déterminant des intervalles étranges pour nos oreilles contemporaines, il ne semble pas que l'ensemble vocal ait pris le parti de restituer les tempéraments anciens pour ce concert.  Le public s'attend donc à entendre l'unification de l'échelle des différentes interprétations de l'ensemble. En ce qui concerne les parties solistes, la technique vocale doit être, certes, « oubliée » lors de l'interprétation, mais cela signifie maîtrisée au point d'être oubliée. Une polyphonie à quatre voix est ensuite interprétée par tout l'ensemble. On peut regretter que les pupitres ne soient pas équilibrés pour les deux pupitres féminins : les altos (quatre chanteurs) étant placés derrière les sopranos (six chanteuses) sont parfois difficilement audibles. Le duo ténor-basse qui suit, guirlande de vocalises légères et variées, sonne parfois également très faux. Le chœur à l'unisson des hommes lui répond, soutenu par le texte latin. Un autre ténor solo et une basse prennent le relai. Le ténor ne montre pas de compétences vocales de niveau professionnel, malgré une bonne musicalité. Les vocalises sur « in » évoquent parfois un discours nasal et vaguement oriental. Les vocalises sur « i » ne sont pas très heureuses. Un bel accord à l'unisson octavié conclut le duo et le chœur reprend.

Evoquons, pour ce concert, quelques moments musicaux parmi les plus beaux. Précédés régulièrement par les trois sonneries de la cloche, des ensembles vocaux d'hommes et de femmes alternent, les petits groupes et le tutti contrastent, les chœurs répondent aux solistes. La composition du programme est équilibrée afin d'éviter lassitude et ennui pour les spectateurs, la plupart non habitués à ce répertoire. La mise en espace surprend et dynamise l'ensemble du spectacle-concert, le public placé en situation d'attente curieuse des évènements à venir. Les mélismes, nombreux dans ce répertoire, sont interprétés avec davantage de maîtrise par les femmes solistes que par les hommes, avec de très belles voix, au timbre chaud et à la vocalité souple. Les accords subtils de Pérotin (+ 1238 ?), dans l'organum triplum AlleluiaNativitas, évoquent déjà, à trois voix, les harmonies  parfois dissonantes d'un futur Guillaume de Machaut ou d'un Landini, un siècle plus tard. Notons que cet ensemble à trois voix est bien équilibré, les cinq altos derrière les sopranos tenant une note pédale, pendant que les six voix aigues, divisées en deux pupitres, vocalisent subtilement. Le Credo in unum deum extrait de la Missa Christus resurgens de Louis van Pullaer (1475-1528) est surprenant par la richesse et la variété de son écriture. La densité harmonique et l'écriture contrapuntique atteignent des sommets expressifs et même dramatiques.  Les imitations et les tuilages s'enchaînent, les vocalises et mélismes se succèdent, accords parfaits, retards et questions-réponses affluent. Le Kyrie du même Pullaer déroule une riche polyphonie, tendre et souple. Son Agnus Dei flatte également l'oreille par des harmonies expressives et d'agréables motifs mélodiques. Sans doute pour l'équilibre du programme déjà évoqué, les chefs de chœur ont choisi de faire alterner les mouvements de la Missa Christus resurgens avec le reste du programme. Sur les seize pièces, les cinq extraits de cette messe sont chantés respectivement en positions 4, 5, 8, 12 et 13 (Kyrie, Gloria, Credo, Sanctus, Agnus Dei).

Quatre hommes interprètent ensuite, sans chef, un motet : Impudenter de Philippe de Vitry. L'un des chanteurs donne la pulsation avant de chanter lui-même. Le résultat musical est bien maîtrisé. Il est cependant regrettable que le chef improvisé du départ continue de battre la pulsation avec sa partition pendant le reste du morceau. Les entrées sont davantage visuelles qu'acoustiques, elles deviennent sèches et un peu lourdes.

La prosodie est bien mise en valeur par les choristes. Le texte est compréhensible et la diction est bonne. Parfois même un peu trop. Dans le Sanctus de Pullaer qui suit, au lieu de chanter « sanctus », ils entonnent « sa-tü » afin d'être sûrs de ne pas prononcer le « an » nasal français, mais bien un « a » à l'italienne. Le « c » est oublié, sans doute pour éviter d'entendre « sa-c-c-c-c-tü », et le « s », de même, passe à la trappe, afin, probablement, de ne pas entendre d'écho malencontreux « tü-s-s-s-s-s ». Ces « cuisines » de chorales sont connues des chefs de chœurs mais pourraient être évitées lorsque l'ensemble vocal atteint un niveau conséquent.

Le morceau final, Salve Regina, le plus long du concert, est interprété par les dix-neuf choristes. Vocalises en imitation, mélismes, hoquets (syncopes et contre-temps), se succèdent et s'enchaînent avec bonheur. Cette pièce en trois parties alterne la vivacité du caractère, le contrepoint virtuose, et la douceur du « Ecce » final d'écriture plus verticale, les accords utilisant la résonance du lieu. Les timbres de chaque pupitre sont mis en valeur par leurs entrées successives, excepté les altos dont le rôle, plus effacé quoiqu'indispensable, complète l'harmonie. Ténors et basses ont des lignes vocales valorisantes. Dans le Hosannah envoûtant et doux qui suit, des notes pédales sont tenues, mettant en valeur les mélodies des autres voix, le contrepoint est admirable, calme et vocalisant, sopranos et ténors se répondent. Pour cette ultime pièce, Dominique Visse laisse résonner l'accord final, avant les applaudissements.

Le casting de cette double direction du chœur peut surprendre. La notoriété du chanteur n'est qu'en partie responsable de ce choix. Nous apprenons, dans le programme, qu'il fut lui-même chanteur à la Maîtrise de Notre-Dame de Paris, à l'âge de onze ans. C'est donc pour lui un retour aux sources émouvant, après un parcours musical riche et varié. Mais, excepté ce paramètre sentimental, le public peut s'interroger sur ce nouvel emploi. D'une part un chef à la main souple virevoltant sur toutes les notes chantées de la psalmodie latine, aguerri à l'élocution grégorienne, avec une précision quasi arithmétique, et d'autre part des départs décontractés, des gestes indiquant nuances et énergies au moment choisi, et une grande liberté laissée au chœur rompu à l'exercice du chant polyphonique, voire parfois sans direction. Le contraste est instructif mais peu équilibré. Le costume de Dominique Visse se démarque également, sa longue chevelure grise en désordre flottant au-dessus d'une salopette noire un peu clownesque, le tout accompagné par le sourire omniprésent et un peu narquois du maître. Après avoir chanté pendant plus de trente-cinq ans avec son fameux ensemble et dans d'autres répertoires baroques et contemporains, il semble faire ses premières armes ce soir dans la direction, puisque rien n'indique son parcours de chef dans le programme du concert. Cependant, le sens de la musique et la connaissance du répertoire par le chanteur et les choristes rend le résultat très honorable. Les gestes parfois vigoureux dynamisent l'ensemble, les mouvements souples lui permettent d'alléger leurs voix pour les motifs plus doux, la battue du chef, chanteur lui-même, est dirigée inhabituellement vers le haut. Elle aide à placer la voix des choristes. Et le chanteur soliste de l'ensemble Clément Janequin dirigeait sans doute également son groupe en chantant lui-même. Dans l'Agnus Dei extrait de la messe de Pullaer, Visse aide corporellement les départs des différentes voix, dans un engagement total. Le chœur suit les plus petits mouvements, le moindre geste, et les grandes envolées lyriques, les crescendos expressifs soulignant les belles harmonies. La communication entre chef et cœur se construit et s'amplifie au fil du concert.

Travaillant un répertoire différent, le célèbre chef Celibidach, lors de ses Master-class à la Schola-Cantorum de Paris, rappelait que la musique se dirige avant d'être entendue, le geste existant déjà avant le mouvement corporel du chef. Sans avoir eu cette impression ce soir, avec Dominique Visse, nous avons entendu un chœur maîtrisant bien les paramètres de ce répertoire et atteignant des sommets d'interprétation de la musique médiévale lorsque Sylvain Dieudonné le prend en main et en doigts.

Flore Estang
2 juillet 2013
© musicologie.org


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Mercredi 31 Janvier, 2024