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Opéra de Dijon , Auditorium, 14 octobre 2014, par Eusebius ——

Aimez-vous Brahms ? Avec les Dissonances, passionnément !

Les DissonancesLes Dissonances. Photogaphie © Gilles Abbeg.

Les derniers applaudissements retentissent encore. Spontanément, les musiciens, encore en scène, se congratulent et s'embrassent, comme dans un sport d'équipe, après une victoire… spectacle inusité au concert ! Nous venons d'écouter la 3e symphonie de Brahms dans une interprétation rare, appelée à faire date, qui concluait la soirée.

Celle-ci s'était ouverte par l'ultime quatuor de Schubert, celui en sol majeur1 D. 887. David Grimal, l'initiateur et le maître d'œuvre des Dissonances, retrouvait trois de ses complices favoris, chefs de pupitres. Là encore, le terme n'est pas pertinent : on devrait écrire animateurs, coordonnateurs, si ces mots n'avaient été galvaudés. Nous verrons pourquoi plus loin… D'emblée, le ton est juste, la fusion des timbres et l'équilibre parfaits. Un grand quatuor, malgré sa relative jeunesse, qui pourrait faire une brillante carrière internationale si chacun de ses membres ne pratiquait l'orchestre. Signe qui ne trompe pas : les éternuements et toux intempestives se sont faits très rares et vite étouffés. L'émotion est permanente. Les musiciens sont humbles, d'une aisance naturelle et laissent parler la musique. Aucun effet, une poésie, une douceur et une force que l'on rencontre peu. Les tempi sont justes. Le scherzo est exemplaire par ses couleurs et ses contrastes, avec son trio, seul moment de fraîcheur naïve, juvénile de ce quatuor frémissant. Le finale nous emporte dans son tourbillonnement de tarentelle angoissée.

Bien que postérieure d'un siècle, la Kammersymphonie no 2 de Schönberg, n'est pas d'un climat foncièrement différent. L'adagio initial, dont la flûte incertaine, mélancolique donne le ton, est une œuvre séduisante qui surprend d'un Schönberg retournant avec bonheur à une certaine tonalité post-expressionniste.  Le con fuoco qui succède, en sol majeur (comme le quatuor précédent), manque peut-être de feu, même s'il est pris dans un tempo très rapide. Grande et belle césure introduite par les contrebasses, les bois, les violoncelles, où le cor reprend le motif initial, avant de retrouver le caractère très animé et sombre du mouvement. Découverte pour la majeure partie du public, cette inclusion entre deux chefs-d'œuvre plus fréquemment rencontrés est à saluer.

Nombre de formations de chambre se passent peu ou prou de chef, et, depuis Geza Anda ou Daniel Barenboïm dirigeant les concertos de Mozart depuis le piano, l'eau a coulé sous les ponts. Nos grands orchestres symphoniques, rompus à l'exercice des symphonies de Beethoven, auraient pour la plupart capacité à les jouer sans chef2. Mais Brahms, dont l'écriture est beaucoup plus riche et complexe, avec des rythmiques — souvent insoupçonnées — d'une extrême richesse, et d'une prodigieuse vie dynamique ? Les Dissonances nous avaient déjà offert une magnifique 4e symphonie3. L'exploit était-il reproductible ?

Les premières mesures de l'allegro con brio initial dissipent toutes les interrogations : la cohésion des pupitres, leur dynamique, des cordes qui semblent avoir millimétré la longueur des coups d'archet emportent l'adhésion. Mais comment font-ils ? Il n'est pas un mouvement qui appelle la moindre réserve. La plénitude de l'ensemble est exceptionnelle, et le respect de la partition4 le plus scrupuleux qui soit. Les quelques modifications légères du tempo (agogiques diront les savants) participent à la dynamique de l'interprétation5. Je ne crois pas connaître d'orchestre dont le modelé, la moindre nuance soient exemplaires à ce point. Cette fidélité ne contredit jamais le naturel de l'expression. Les musiciens aiment Brahms et le servent avec une dévotion filiale.

Dérisoires au regard de la réussite exceptionnelle, deux observations ou réserves que l'on a quelque scrupule à écrire : la première porte sur la fragilité de certains équilibres sonores : certains motifs d'accompagnement, notés pianissimo, sont joués de façon si discrète qu'il est parfois difficile de les percevoir, couverts par les parties notées dans une nuance plus élevée. La seconde a trait à la disposition. Si le premier rang des bois, avec sa remarquable flûtiste, au niveau des cordes, facilite la communication entre pupitres, l'auditeur les perçoit un tant soit peu amoindris, ce qui est dommage, car ils jouent merveilleusement. On conviendra que c'est peu.

Comment font-ils donc ? Écrivais-je. La réponse est convaincante : l'orchestre n'est plus ce troupeau d'êtres trop souvent malheureux, qui ne peuvent s'épanouir qu'en d'autres pratiques (musique de chambre, le plus souvent), avec ses hiérarchies, sa soumission absolue à l'autorité sans partage du chef. Le temps de Prova d'orchestra6 est bien révolu. La lecture des informations données par le site7 est passionnante : n'assisterait-on pas à une révolution pacifique et joyeuse, solidaire, responsable, où chacun trouve sa place en harmonie avec ses proches, sans hiérarchie autre que celle des compétences ? « Liberté des musiciens, dans leur choix de travailler ensemble, liberté de choix des compositeurs, des œuvres et des programmes, et libre association avec les salles et festivals qui partagent ce même souci d'exigence, d'excellence et d'innovation artistique. Car cette exigence en tout est la contrepartie à cette liberté en tout revendiquée par Les Dissonances. Il faut y ajouter d'autres valeurs : Les Dissonances ont un inspirateur et un leader, mais elles n'ont pas de Chef ! Les musiciens sont tous égaux et unis par le partage fraternel de la musique. Liberté, égalité, fraternité, générosité, voilà les valeurs qui animent et inspirent Les Dissonances… et bien sûr leurs partenaires » écrit son président Éric Garandeau. Les Dissonances sont un beau laboratoire dont les expériences sont concluantes. L'utopie aurait-elle pris le pouvoir pour le faire partager par chacun et par tous, pour notre plus grand bonheur ? Les Parisiens qui auront la chance d'assister au même programme le 21, à la Cité de la Musique, apprécieront.

Eusebius
16 octobre 2014
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1. Même si cette appellation tonale est impropre : l'instabilité modale en est un des ressorts, avec les tremolos qui engendrent cette tension pathétique que le seul Schubert était capable de nous faire partager.

2. Comment ? c'est autre chose…

3. Enregistrée et couplée au concerto de violon, version plébiscitée par l'écoute à l'aveugle de la Tribune des critiques de disques.

4. Dont je m'étais muni, en bon Beckmesser !

5. Ainsi, par exemple, le dolce de la fin du 2e mouvement s'accompagne-t-il d'une petite retenue.

6. Film de Fellini (1978), fable sur l'ordre, l'autorité, le fonctionnement du groupe que constitue l'orchestre. Il semblait conclure à la nécessité du chef et au conformisme moutonnier de ses membres

7. https:// www.les-dissonances.eu/les-dissonances/le-projet


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