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Par Flore Estang —— 17 décembre 2013.

Analyser la musique, pourquoi, comment ?

Analyser la musique

Delalande François, Analyser la musique, pourquoi, comment ? (illustrations de Valérie Gauffreteau, préface de Daniel Teruggi). INA, Paris 2012 [248 p. ; ISBN 978-2-86938-201-5 ; 20 €]

Paru en 2012, l'ouvrage n'est pas actuel quant aux recherches en musicologie et à l'analyse musicale mais offre une grande richesse d'exemples et de procédés d'analyse qui intéresseront tous les musicologues et mélomanes curieux. 

Sachant cela, on peut aborder l'ouvrage de F. Delalande avec l'attention particulière à une rétrospective, un panel d'éditions variées et anciennes d'articles de l'auteur. Le risque est important de présenter au public, dont des musicologues, un ouvrage daté, sorte de bilan d'une carrière riche en découvertes musicologiques, mais d'un relatif passé. La synthèse est réussie, chacun trouvera matière à épiloguer, à polémiquer, à discuter sur l'ouvrage. 

F. Delalande s'est penché, avec d'autres illustres spécialistes (Meeùs, Sadaï, Chouvel), sur la problématique de l'analyse musicale, dans un fameux numéro de Musurgia réservé à ce thème déjà controversé à l'époque (Musurgia, 1995). L'auteur reprend ici, entre autres, les éléments de sa synthèse, et de celle de ses confrères, avec des termes récurrents et importants comme « pluralité », « point de vue » et « pertinence ».

F. Delalande est un « expérimentaliste », au sens de spécialiste de l'expérimentation. Lorsqu'il raconte une situation concrète, son discours est passionnant, dans « une série de contributions écrites après un retour de terrain » (p. 185). La comparaison entre l'image et  la recherche est argumentée et convainc en quelques mots (p. 17).

F. Delalande est un pédagogue. Il s'est intéressé depuis longtemps à l'écoute musicale dans le milieu scolaire. La théorie de la Gestalt et l'analyse morphologique, les conduites d'écoute sont synthétisées avec clarté, tout en posant la question des exigences scientifiques de l'analyse. F. Delalande est un conteur. L'incipit d'un chapitre « Au moment où j'écris » métamorphose le discours, le lecteur est conquis par la narration.

 « Si tout se passe bien, ce livre devrait décevoir » (p. 7). La petite phrase d'introduction, provocatrice et faussement humble (considérant la quantité de travail rassemblée ici) fera sourire. Mais l'Avant-propos de D. Teruggi (peut-être rédigé un peu rapidement) affirme que la musique concrète a existé grâce à Pierre Schaeffer (p. 5). C'est oublier trop vite le compositeur Pierre Henry encore vivant et encore productif. Peu après, le directeur du GRM annonce que « l'analyse musicale n'est pas une invention récente ».  Récente par rapport à quoi ? A qui ? De quelle analyse musicale parle-t-on ? Née en partie de l'analyse littéraire, enrichie des méthodes de Molino, Ruwet, Chomsky, de linguistes et de sociologues, des méthodes paradigmatiques et de l'analyse de la grammaire, l'analyse musicale telle qu'on la conçoit aujourd'hui n'a pas fêté ses cinquante ans. Par ses propos vagues, l'avant-propos du Directeur du GRM reflète peu les ambitions des « Sciences de la musique » (p. 6) défendues par F. Delalande et qui prévalent aujourd'hui dans le monde de la recherche, et particulièrement sur des objets de haute technologie que sont les matériaux utilisés pour la musique électroacoustique du GRM.

F. Delalande est un poète à l'écriture riche et accessible. Mais les arguments plus théoriques ne sont guère défendus avec la rigueur et la précision voulue. Par exemple, dans l'introduction, F. Delalande propose une synthèse de l'histoire de l'analyse musicale. L'auteur compare le pédagogue enseignant et le chercheur, opposant Messiaen et Schaeffer. Cependant, il n'énonce pas le fait que l'on puisse, de nos jours, en tant qu'« enseignant – chercheur », être les deux à la fois. L'époque de Messiaen est aussi celle de Romain Rolland, de Jankélévitch, et on ne peut pas affirmer que leurs discours sur la musique, gorgés de métaphores, aient souvent dépassé l'intuition poétique et littéraire et l'appréciation subjective, même s'ils étaient reconnus comme musicologues. La métaphore est du domaine de la poésie, de la littérature, de la figure de style. Elle ne fait pas bon ménage avec l'argumentation scientifique « car le verbe, qui est fait pour chanter et séduire, rencontre rarement la pensée » (Bachelard, La Psychanalyse du feu).

F. Delalande oppose ensuite « l'analyse pédagogique qui affirme et cherche à convaincre, à l'analyse d'inspiration scientifique qui doute, cherche sa méthode […] » (p. 9). Pourtant, le doute constitue l'un des grands principes de la pédagogie, Claude Duneton l'a rappelé aux enseignants depuis plusieurs décennies (dans Je suis comme une truie qui doute) et l'expérimentation est la base de toute pédagogie active des sciences, depuis les années cinquante. La formation scientifique qui « définit une méthode, fondée sur l'observation systématique, la classification, la comparaison et cherche des modèles dans les disciplines connexes » (p. 9) n'est absolument pas incompatible, de nos jours, avec l'intuition et la sensibilité. La pédagogie de l'analyse musicale n'est plus essentiellement « rhétorique », « l'art de convaincre » (p. 9), comme a l'air de le penser l'auteur. Elle est aujourd'hui basée sur les concepts scientifiques précités, à condition que l'enseignant les ait intégrés, évidemment.

F. Delalande affirme que, pour les expériences en analyse musicale, « le choix de l'œuvre importe peu » (p. 9), chef-d'œuvre ou non. Prenant comme exemple une analyse présente dans l'ouvrage, il justifie alors le choix du corpus par la durée, l'homogénéité et des « bonnes raisons d'espérer » (tout à fait intuitives), mais, comme par hasard, c'est un chef-d'œuvre … mais ce serait un hasard. Il conviendrait alors de réaliser une expérience similaire  avec une musique « sans intérêt », afin d'établir la scientificité du procédé.

L'analyse musicale est-elle scientifique ? Le sujet est complexe, F. Delalande aborde un débat déjà ancien et jamais tranché. Yizhak Sadaï opposait déjà, en 1995, « l'objectivité et le formalisme caractéristiques de la science, d'une part, et l'impact d'une intuition que l'on pourrait associer à une démarche artistique, d'autre part. »1

Dans le domaine de l'expérimentation, l'ouvrage est passionnant. F. Delalande est un homme de terrain et, sans doute moins habile que d'autres à jongler avec les concepts abstraits, il nous embarque dans un grand voyage pluridisciplinaire : la comparaison de l'analyse musicale avec la ville de Paris, de la partition avec le plan urbain (p. 118), concrétise brillamment pour le lecteur non spécialiste des représentations complexes. F. Delalande prend comme exemples les autres domaines de l'art, de l'architecture, voire du bâtiment, le principe de l'analyse étant transposable dans n'importe quelle discipline. La littérature, souvent convoquée en tant que langage, n'est pas la seule à offrir des méthodes et des exemples d'analyses exploitables pour le matériau musical.

Plume Flore Estang
17 décembre 2013

1. Sadaï, Yizhak, De l'analyse pour l'analyse et du sens de l'intuition (quelques réflexions sur le paradigme d'une science de la musique. Dans « Musurgia, Analyse et Pratique Musicales » (Vol. II, no 4), Ed. ESKA, Paris, 1995, p. 63.

Dans les carnets de Flore Estang


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