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20 septembre 2013, par Flore Estang ——

Édith Canat de Chisy au Collège des Bernardins, La fureur d'aimer

L'immense voûte gothique du Collège des Bernardins accueille ce jeudi 20 septembre un concert de musique contemporaine alternant avec de la musique plus ancienne, Moyen-âge, Renaissance et époque baroque. Édith Canat de Chisy crée sa dernière œuvre, Hadewijch d'Anvers.

Inspirée de textes de la poétesse pieuse du xiiie siècle, la musique d'Édith Canat de Chisy dialogue avec bonheur, dans ce concert, avec celles d'Hildegarde von Bingen, également compositrice (1098 - 1179) et de Monteverdi (1567-1643), en passant par deux artistes espagnols, Cristobal de Morales (1500-1553) et Diego Ortis (1510-1570).

Huit pièces sont présentées au public ravi, et l'œuvre créée ce soir, Hadewijch d'Anvers, structurée en trois parties, est placée en positions trois, six et huit. A la fois visuel et sonore, le spectacle musical s'adapte admirablement à l'impressionnante nef du Collège des Bernardins, site réouvert au public depuis peu, dans le ve arrondissement, un de ces beaux monuments qui inspirent le recueillement (malgré le bruit de ruche incessant à l'intérieur du site) et la Spiritualité.

À l'une des extrémités de la gigantesque voûte, quatre cents sièges pliants sont disposés en arc de cercle devant une estrade surmontée de chaises et de pupitres. Un orgue positif sur le côté et une viole alanguie sur un siège complètent le « décor ».

Les sièges reçoivent peu à peu la foule. Malgré l'âge avancé de la plupart des spectateurs (pourquoi toujours si peu de jeunes aux concerts de musique « contemporaine » ?), l'énergie est au rendez-vous, parfois même grossière, la compositrice elle-même se faisant agresser par une spectatrice exigeant une chaise au bord du rang.

Fébrilité et suspense marquent l'avant-concert, moment important de la carrière de la musicienne (voir son site), mais aussi de Rachid Saphir, chef de chœur et de son équipe de chanteurs et musiciens, Solistes XXI. Après un retard important du à la longue file d'attente des spectateurs, le concert commence dans l'enthousiasme d'un public attentif.

Après l'installation des interprètes sur l'estrade, la magnifique acoustique nous est révélée, un trio de femmes déroulant des phrases rythmées comme dans le plain-chant, mariant leurs voix coordonnées (S1, S2, M) dans une écoute attentive et musicale de la viole qui soutient leur chant. La musique d'Hildegarde von Bingen est à la fois inscrite dans son époque et formidablement originale. Une « quinte à vide » vocale introduit chaque partie, et les autres voix se posent délicatement sur ce tapis harmonique. La voix de la mezzo, voluptueuse et ronde, rappelant celle d'une Brigitte Lesne, déroule mélismes et vocalises sur les notes tenues doucement par la viole.

L'oreille du public reçoit directement la musique, aucun commentaire explicatif n'est imposé aux spectateurs. Le public, connaisseur ou néophyte, a priori averti, est pris à témoin de ce miracle acoustique et esthétique, sans mots inutiles pour décrire, expliquer, remercier. Un concert pour « spécialistes » aurait écrit Adorno.

Tout est dit dans la musique. Le choix des pièces plus anciennes est heureux, annonçant progressivement, par des formes relativement simples, les procédés d'écriture que reprend la compositrice présente (tuilages, accords verticaux, contrastes dans les paramètres sonores — hauteurs, nuances, tempi, rythmes et timbres —, modes de jeux —  legato, staccato —, couleurs des voix). Le dialogue  de ces pièces moyenâgeuses avec l'œuvre contemporaine met en évidence la notion de forme et de structure musicale à travers le temps, dans un sentiment mêlé d'évolution et d'éternité. Presque dix siècles de musique s'écoulent entre von Bingen et Canat de Chisy, et pourtant les musiciennes appartiennent à la même grande famille.

Dans l'acoustique envoûtante de l'édifice, les voix sont les mêmes qui chantent Hildegarde et Édith, Diego, Cristobal et Claudio. Les accords, « quinte à vide » chez Von Bingen, « parfaits » avec  les Espagnols de la Renaissance, « dissonants » avec Canat de Chisy, sonnent pourtant avec la même conscience du beau son. Car il y a aussi de la dissonance chez von Bingen, des accords parfaits chez Canat de Chisy, des quintes à vide chez Morales, dans des proportions différentes. La part d'émotion musicale est intacte et souveraine. Les chanteurs savent exprimer avec sensibilité, grâce à une technique de haut niveau et un sens de la scène élaboré, toute une palette vocale proposée par les compositeurs. Chaque voix, dans sa propre tessiture, alterne sons filés séraphins et staccati effrénés, crescendi allant jusqu'au cri, soupirs et autres râles sans aucune fatigue apparente.

Le rapport au texte est étroit, intime, dans les œuvres d'Édith Canat de Chisy, complexe et simple à la fois : les imitations, les entrées par tuilage, mettent en valeur le mot, la phrase, reprise, répétée parfois jusqu'à satiété dans un accelerando vertigineux. Ailleurs, c'est l'harmonie qui est mise en valeur : les enchaînements d'accords sur un motif de trois notes, dans un mouvement descendant, créent une atmosphère étrange, à la fois douce et douloureuse. La notion d'espace est maîtrisée également, la compositrice utilisant les procédés de musique spectrale pour la partition chantée, les vocalises tournoient « en boucle » dans le haut édifice. L'émotion, ressentie pour certains moments musicaux, étreint le spectateur jusqu'aux larmes.

Pour la compositrice, les titres des musiques sont le plus souvent choisis avant l'écriture musicale. Le mot, le verbe, la poésie du texte stimulent son imagination créatrice. Dans le concert, le texte est parfois moins mis en avant dans les pièces plus anciennes, l'enchaînement des accords vocaux domine. Le latin ou l'italien servent davantage de prétexte pour les expériences musicales des compositeurs, tant la réception de cette musique est plaisante aux oreilles et au corps. Les courtes œuvres sont construites pour ne jamais lasser l'auditeur et de grands accords voluptueux comblent les oreilles et le cœur, grâce à une interprétation de très haut niveau. Seul le trio de Monteverdi montre les limites techniques des chanteurs, dans des vocalises, sortes de « hoquets » terriblement difficiles à émettre, le trille lent devant s'accélérer progressivement pour atteindre le vibrato. Les regards inquiets des chanteurs montrent à quel point cette pièce est périlleuse. Dans d'autres concerts, la plupart des Madrigaux de Monteverdi, duos, trios et quintettes, éprouve les chanteurs avec des difficultés vocales et musicales (polyphonie contrapuntique complexe, ambitus très large des voix, tessitures difficiles).

Le climat de tension évoqué précédemment avant le concert est ressenti puissamment avant chacune des trois pièces d'Édith Canat de Chisy. La violiste réaccorde patiemment son instrument, les toux même sont suspendues à la gorge du public averti, amis, connaisseurs, spécialistes, qui respirent avec la musique. L'émotion du public est palpable pendant les pièces contemporaines, plus détendue pendant les pièces plus anciennes. La beauté des accords subjugue et transporte, l'équilibre des voix émerveille, chacune alternant un rôle de soliste (dans les entrées successives en tuilage) et de choriste (dans la polyphonie).

Les interprètes, chanteurs et instrumentistes, montrent à la fois une grande concentration et une aisance dans la partition d'Édith Canat de Chisy, pourtant remarquablement difficile à interpréter. La compositrice connaît bien les voix et utilise tous les registres (comme à l'orgue), variant les timbres, les hauteurs, les modes de jeux. L'organe vocal est traité comme un instrument et l'instrument comme une voix, violiste et chanteurs échangent les rôles, se relayent, on ne sait plus qui est chant qui est instrument. Le brouillage des pistes est comme un jeu, un plaisir d'écoute renouvelé, une découverte sans cesse surprenante. Certains motifs reviennent dans les trois parties de l'œuvre, assurant l'unité du discours. Quelques-uns peuvent être évoqués ici : trois notes, en descente chromatique, supportent des accords subtils, et sont répétées en variant le tempo progressivement (accelerando ou rallentando) ; la ligne vocale monocorde est le procédé le plus efficace pour faire comprendre le texte et sa prosodie, sorte de litanie rappelant le plain-chant, parfois soliste, parfois en chœur ; le chromatisme et les intervalles plus difficiles sont confiés à la fois aux chanteurs et à la viole (une mention spéciale pour Christine Plubeau, impressionnante, particulièrement dans la pièce de Diego Ortis), l'instrument ancien choisi pour son timbre et ses possibilités virtuoses interprète une partition riche en trémolos et en trilles, en notes tenues sur pédale, en motifs mélodiques saccadés et dissonants. De beaux effets sont proposés pour les voix : un unisson tenu évolue progressivement vers la polyphonie, les voix se séparent en « glissant ». Mais la musique de Canat de Chisy n'est pas constituée uniquement de procédés, déjà entendus maintes fois chez Luciano Berio (marié à une soprano lyrique), Aperghis et tous leurs successeurs. L'originalité est réelle, la personnalité construite, le « produit » identifiable. La musique de Canat de Chisy n'est pas du néo-quelque chose, du sous-machin. Elle est prodigieusement personnelle, esthétique et vivante.

La battue énergique de Rachid Saphir est efficace, le travail avec le chœur a été approfondi, les chanteurs ayant eu la chance de travailler également avec la compositrice. On peut regretter cependant, dans les pièces d'écriture plus grégorienne (Hildegarde, Édith parfois) un geste plus petit et souple, tel celui d'un chef de chœur de plain-chant, qui pourrait aider les interprètes à assouplir davantage la ligne vocale, à alléger par contraste avec les parties musicales plus douloureuses et lyriques. Le chef réussit la performance exceptionnelle de se faire presque oublier même lorsqu'il dirige, déléguant à la musique et aux interprètes la présence  sonore et scénique.

Chez Édith Canat de Chisy, la musique, la prosodie et l'expression théâtrale suivent étroitement le texte : sur « je languis douloureux », l'aigu des voix contraste avec les notes basses de la viole ; « je souffre » est presque parlé, chaque syllabe détachée, haletante ; le chuchotement a cappella traduit « je tremble », un des moments très émouvants de la partition. La première pièce s'achève sur une note tenue piano « oh ! », les autres voix chuchotant « cher amour » avec délicatesse. Les choix de la compositrice peuvent interroger par rapport au texte d'Hadewijch d'Anvers. La musique traduit au moyen d'expressions physiques, rire et sanglots, cri et murmure, des motifs très sensuels, des halètements presque animaux, une profession d'amour qui pourrait ainsi paraître à l'auditeur plus charnelle que spirituelle. Le désir d'amour manifesté dans cette musique est proche de celui ressenti pour un homme (ou une femme) alors que la poétesse moyen-âgeuse évoque le Christ. Cette ambivalence complexe repose la question de l'adoration du Christ, qui est, historiquement, le contraire d'intellectuelle, le corps y prenant une part importante, dans le plaisir ou la douleur extrêmes, les conceptions de la foi étant peut-être au xie siècle plus exacerbées que les nôtres.

Le concert est en partie filmé (site du Festival d'Île-de-France), espérons qu'un enregistrement audio pourra restituer un jour ce magnifique programme.

plume Flore Estang
20 septembre 2013
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