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Yves Chartier, Professeur d'histoire de la musique à l'Université d'Ottawa : Documents pour servir à l'histoire de la théorie musicale.

Naissance de la séquence au IXe siècle, Notker de Saint-Gall, préface au Liber Hymnorum (v. 884)1

Le texte

À notre bien-aimé seigneur Liutward2, élevé, par le mérite de sa grande sainteté, à l'honneur du sacerdoce suprême ; très digne successeur de cet homme incomparable, Eusèbe3, évêque de Verceil; abbé du monastère du très saint Colomban4 et protecteur de l'ermitage de son très doux disciple Gall5 ; archichapelain du très glorieux empereur Charles6, notker, le moindre des moines de Saint-Gall.

Alors que j'étais tout jeune encore7 et que les très longues vocalises8 si souvent confiées à ma mémoire s'enfuyaient de mon petit esprit léger et instable, je commençai à m'interroger en silence sur le moyen à prendre pour les retenir. Or, dans l'intervalle, nous arriva un prêtre de <l'abbaye de> Jumièges, récemment9 dévastée par les Normands : il portait avec lui son antiphonaire, dans lequel étaient notés quelques versus10 en forme de <proses ou> séquences. Ils étaient, au demeurant, d'une très mauvaise facture11. Autant leur vue me délecta, autant leur goût me fut amer. C'est néanmoins sur leur modèle que je commençai à écrire Laudes Deo concina et, par après, Coluber Adae deceptor12. Lorsque je les présentai à mon maître Ison13, celui-ci me félicita pour mon zèle, et, plein de pitié pour mon inexpérience, loua ce qui lui avait plu et prit soin de remanier ce qui lui avait déplu en disant : A chaque note de la mélodie doit correspondre une seule syllabe du texte. Sur ce, je corrigeai aussitôt <les vocalises> qui tombaient sur - ia. Quant à celles qui prenaient place sur - le - ou - lu -, je les négligeai comme impossibles à corriger14 : mais par après, instruit par l'expérience, je le fis avec une très grande facilité, comme en témoignent Dominus in Syna et Mater15. Fort de ces essais, je composai pour la seconde fois Psallat ecclesia mater illibata16.

Lorsque j'eus montré ces modestes versus à mon maître Marcel17, celui-ci, rempli de joie, les consigna sur des feuillets enroulés18 et les distribua à de jeunes choristes pour que tel ou tel de ces morceaux fût chanté par l'un d'eux. Et lorsqu'il me dit de les réunir en un petit recueil pour les offrir en présent à un personnage éminent, je me récusai par modestie, ne pouvant en aucune façon m'y résoudre.

Récemment, toutefois, prié par mon frère Othaire19 d'écrire quelque chose en Votre honneur, je me résolus enfin, avec peine et bien à contrecoeur ─ tant je m'estimais, non sans raison, indigne d'un tel devoir, ─ à oser dédier à Votre Grandeur ce misérable petit livre. Que si j'apprenais que quelque chose en lui Vous plaise assez pour que vous interveniez en faveur de mon propre frère auprès de l'empereur20, je me hâterais de Vous faire parvenir, pour que Vous l'examiniez, la conserviez et la commentiez, la Vie en vers de saint Gall que je m'applique obstinément à compléter, bien que je l'aie déjà promise en premier lieu à mon frère Salomon21.

Au nom du Seigneur, ici commence le livre des séquences de Notker.

Notes

1. Traduit du latin d'après l'édition de Wolfram von den Steinen, Notker der Dichter und seine geistige Welt [Notker le poète et son univers intellectuel], Editions-bande, Berne, 1948, p. 8-10, qui situe la composition de cette lettre de dédicace vers la fin de l'année 883 ou au début de 884 (op. cit., tome II, p. 507).

2. Abbé de Bobbio, évêque de Verceil, diocèse du Nord de l'Italie, et archi-chancelier de Charles le Gros († 888). Mais il fut déposé par ses ennemis en juin 887.

3. Premier évêque de Verceil, mort en 371. Fêté le 1er août et le 16 décembre.

4. Moine d'origine irlandaise, fondateur des abbayes de Bobbio et de Luxeuil, mort en 615. Fêté le 23 novembre.

5. D'origine irlandaise comme son maître s. Colomban, s. Gall est le fondateur de la célèbre abbaye suisse qui porte son nom et qui fut un haut lieu de l'histoire du monachisme et de la liturgie médiévale, principalement aux époques carolingienne et ottonienne (IX e-X e s.). Cf. R. Van Doren, Étude sur l'influence musicale de l'abbaye de Saint-Gall (VIIIe au XIe s.), Louvain, 1925, partic. p. 70-71 et 80-94 (sur Notker).

6. Charles le Gros (839-888), fils de Louis le Germanique, empereur d'Allemagne et d'Italie en 881 et roi de France en 884.

7. Expression à ne pas prendre au pied de la lettre : Notker, né vers 840, était déjà dans la vingtaine avancée, si l'arrivée du moine de Jumièges eut lieu après 866.

8. Les mélismes séquentiels (sans paroles) ajoutés à titre de tropes de complément au chant de l'Alleluia lors des fêtes liturgiques importantes, ou encore de iubili ou neumae. Ces longues vocalises alléluiatiques étaient d'autant plus difficiles à mémoriser qu'elles ne faisaient pas partie du répertoire courant et qu'elles étaient notées in campo aperto (neumes sans ligne).

9. Et événement dut se produire entre 866 et 870 très probablement, selon la remarque de dom Jean Laporte,"La date de l'exode de Jumièges", in Jumièges. Congrès scientifique du XIIIe centenaire I (Rouen, 1955), 47-48.

Son antiphonaire : un antiphonale missarum ou Graduel contenant les prières et les chants de la messe, très probablement.

10.C'est-à-dire des proses en vers"libres"(de longueur variable) et assonancés pour s'adapter, en le complétant, au chant de l'Alleluia (prosa ad sequentiam). Von den Steinen (Die Anfänge, p. 197) avance l'hypothèse que ces versus gimédiens consistaient en additions (sur feuillets ou dans les marges des rouleaux) plutôt qu'une partie intégrante des livres liturgiques réguliers. Synonyme: prosellae (lib. p. 206) ou textualisation partielle des iubili alléluiatiques dont Blume (Analecta Hymnica 49, n° 515-530) a réuni 16 exemples, tous d'origine française. Malheureusement, aucun antiphonaire ou prosaire originaire de Jumièges n'a été préservé antérieurement au XII e s. : cf. la liste pratiquement exhaustive établie par dom René-Jean Hesbert,"Les séquences de Jumièges", in Jumièges ... II (Rouen, 1955), 943-958.

11. Littéralement :"par trop corrompus"(nimium vitiati). La suite de la phrase montre que l'expression doit être comprise dans un sens esthétique : en bon confrère, Notker ─ tout moine qu'il fût ─ ne se prive pas du plaisir de dénigrer son rival qui lui avait pourtant montré la voie...

12. Laudes Deo concinat : séquence pour le vendredi de la semaine pascale (RH 10.365 ; ICM ?. Texte dans Von den Steinen I, 38 ; AH ? ; Schubiger n° 14 ; Crocker, p. 32-33 ; N. De Goede, UP?. Modèle musical : Laudes Deo sexus (texte et musique dans Crocker, p. 30-31 ; De Goede, p. ? Commentaires : Von den Steinen II, 163-172 ; 534-536 ; Crocker, p. 27-53.
Coluber Adae deceptor : 7e strophe de Laudes Deo concinat.

13. Né vers 840 (Van Doren, p. 81), moine à Saint-Gall en 852, mort en 871/872 (Annales Hepidanni). Auteur des Miracula Otmari.

14. Sans doute parce qu'il était difficile d'ajouter des paroles aux mélismes des syllabes - le- et - lu-, ce qui était beaucoup plus aisé avec les iubili de la syllabe finale - ia, beaucoup plus libres. Cf. Von den Steinen, p. 199 ss.

15. Dominus in Syna : mélisme alléluiatique du dimanche de l'Ascension [Schlager, Them. Katalog Nr. 271 : Alleluia-Melodien I, 137 (MMMA ?) ; Hesbert, AMS n° 102A], utilisée par Notker pour sa séquence Christus hunc diem, également pour la fête de l'Ascension. Texte seul dans Von den Steinen I, 52-53 ; AH ? ; paroles et musique dans Schubiger, n° 21 ; Crocker, p. 358. Commentaires : Von den Steinen II, 243-254 ; 554-555.
Mater : cf. Crocker, p. 160 ss.

16. Psallat ecclesia (RH 15.712) : séquence pour la fête de la Dédicace d'une église, au 17 octobre. Texte seul : Von den Steinen I, 74 ; AH ? ; paroles et musique : Schubiger, n° 31 ; Drinkwelder, n° 25 ; Mobert, n° 57 ; Crocker, p. 352. Commentaires : Von den Steinen II, 172-181 ; 536-538; Crocker, p. 345-356.

17. Moine d'origine irlandaise─ de son vrai nom Moengal ─, comme s. Colomban et s. Gall. Sa présence à Saint-Gall est attestée entre le 24 septembre 853 et le 11 avril 865 (Van Doren, p. 82).

18. Nous dirions aujourd'hui sur des"feuilles volantes"distribuées à chaque jeune chantre : allusion à la pratique du chant antiphonique entre deux demi-choeurs, l'un composé de voix graves (les moines adultes), l'autre de voix élevées (les jeunes moines). Ce n'est que par après que les proses ou séquences furent réunies en recueils ou anthologies appelés"prosaires-séquentiaires"destinés avant tout à des solistes exercés.

19. Othaire : (nous construisons, à suivre).


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