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Par Frédéric Norac avril 2012.

L'Opéra Comique redonne voix à La Muette de Portici

Il faut rendre justice à Emma Dante et dire d'emblée qu'il n'était pas évident de ressusciter un opéra tel que La Muette de Portici.

Malgré son importance dans l'histoire du grand opéra et dans l'histoire tout court, cette relique du répertoire français n'avait jusque là guère tenté les théâtres et pas connu de production digne de ce nom en France depuis 1882, si l'on exclut une apparition furtive à l'Opéra de Marseille en 1991.

Certes la metteure en scène palermitaine n'évite pas quelques excès dans son approche mais elle réussit somme toute à réactualiser avec brio cette œuvre un peu pétrifiée dans l'anecdote, quitte à commettre quelques « contresens » que l'on devine parfaitement volontaires et sur lesquels une partie du public et de la critique a cru pouvoir juger négativement un travail intelligent et extrêmement efficace.

Si au premier acte, l'approche déconcerte et laisse la sensation d'un hiatus entre une musique plutôt décorative et le dépouillement total qu'offre le plateau, très vite cette conception où s'affirme le refus de tout décorum, s'impose par sa pertinence et son adéquation aux exigences de l'œuvre. Le dispositif tient dans un ensemble de portes dont le ballet et les assemblages permettent de suggérer les différents lieux de l'action. En fond de scène, un portail monumental à deux battants évoque tour à tour l'entrée du palais ou l'église où sont célébrées les noces princières.

Au deuxième acte, des vélums flottants subtilement éclairés recréent la lumière diffuse d'un bord de mer pour évoquer le village des pêcheurs. La virtuosité avec laquelle la mise en scène utilise ces simples éléments et les transforme au fil des scènes est absolument remarquable. Visuellement le spectacle est extrêmement abouti et si le travail dramaturgique se refuse à l'historicisme, il ne nie jamais le contexte historique du livret original, la révolte du peuple napolitain contre l'occupant espagnol au xviie siècle.

Tournant résolument le dos à la tradition, Emma Dante choisit de confier le rôle titre, non à une ballerine qui aurait interprété le rôle de façon métaphorique, mais à une comédienne qui incarne le personnage dans un registre complètement expressionniste. Fenella est ici montrée dans un état de souffrance permanent, tel un animal traqué et affolé, auquel est même déniée la plainte avec la parole. Son comportement à la limite de l'autisme suscite chez le spectateur un sentiment de malaise qui participe de l'urgence de la mise en scène. La danse pourtant n'est pas absente mais elle est entièrement assumée par un groupe d'hommes qui sont les tourmenteurs de cette perpétuelle victime. Les éléments de ballet qui n'étaient dans la partition originelle qu'un supplément de couleur locale, sont intégrés ici au discours dramatique.

Pour le finale, Emma Dante n'a pas cherché à représenter la mort de Fenella et l'éruption du Vésuve mais se contente de la faire apparaître, la bouche ouverte dans un cri muet, telle une icone baroque ou la déesse tutélaire du volcan dans une niche en fond de scène, faisant de l'héroïne l'incarnation même du silence des opprimés.

Dans sa conception un peu manichéiste, le couple aristocratique est ramené aux rangs de créatures emprisonnées dans des codes vestimentaires extravagants qui les font ressembler à ces poupées qui accompagnent l'entrée d'Elvire pour son premier air de pur hédonisme. Leur duo de réconciliation sert à discréditer un peu plus encore le personnage d'Alphonse — vu comme un calculateur sans scrupule — et souligne aussi le caractère conventionnel de la musique qui lui est dévolue.

La scène de la folie de Masaniello appartient aux grands moments de cette mise en scène, la façon dont y est récupéré le décor du deuxième tableau pour évoquer le palais investi par le peuple révolté est d'une grande force visuelle.

L'énergie et la pertinence avec laquelle Patrick Davin, à la tête de l'orchestre et du choeur du théâtre de la Monnaie, fait revivre cette partition dont il révèle l'originalité profonde et la richesse d'invention, s'affirme au fil des actes. Non seulement on y entend résonner à travers quelques morceaux de bravoure de grandes pièces d'œuvres encore à venir — Guillaume Tell, Les Puritains — pour ne citer que les plus évidents, mais on y découvre un sens aigu de la continuité dramatique qui n'exclut pas la variété des registres et qui culmine dans un quatrième acte d'une étonnante modernité. On comprend dans cette lecture l'importance de cette partition oubliée où déjà se fait sentir la montée en force de l'opéra romantique, voire postromantique — Mercadante et Verdi ne sont pas si loin — et la forte impression qu'elle fit sur le jeune Wagner.

Le plateau pour n'être pas idéal est de très haut niveau. Le jeune ténor américain Michael Spyres, confronté à la complexe écriture du rôle de Masaniello, fait preuve de qualités de vaillance incontestable dans les airs héroïques et d'une appréciable maîtrise technique dans le cantabile, notamment dans le magique air du sommeil « Du pauvre seul ami fidèle », conçu pour un des parangons du chant romantique, le ténor Adolphe Nourrit. Il lui faudra sans doute à l'avenir se préoccuper un peu plus de son articulation et de sa compréhension du français, ce qui ne saurait nuire à la qualité de son incarnation, déjà appréciable mais encore perfectible.

Eglise Gutiériez, annoncée malade, se révèle tout de même à la hauteur des roucoulades d'Elvira. Même si son timbre légèrement voilé dans le médium n'est pas toujours très agréable, elle investit avec beaucoup de sûreté son grand air lyrique du 4e acte.

Dans le rôle quelque peu sacrifié d'Alphonse, Maxime Mironov fait valoir une prononciation du français parfaitement intelligible (qui tend hélas à se relâcher au fil des actes) et un beau tempérament d'authentique bel-cantiste, malgré une émission toujours un peu nasale propre à ces voix de ténors « contraltino ». Enfin, le Pietro de Laurent Alvaro mérite une mention particulière pour l'élégance et l'autorité de son chant parfaitement idiomatique.

D'évidence cette résurrection est à marquer d'une pierre blanche. Si elle ne signe pas le retour au répertoire de l'œuvre d'Auber, elle ouvre sans doute la porte à une réévaluation qui parait bien nécessaire, surtout si l'on pense à ce qu'un critique ayant pignon sur rue et qui n'a pas la langue dans sa poche a pu écrire sérieusement a propos de cette œuvre étonnante. Selon lui, à peine 7% de la musique en serait passable et certains airs tutoieraient l'invention mélodique de « Papa Noël » et de « Un jour mon prince viendra ». On s'étonne tout de même de tant de surdité.

Frédéric Norac
2012


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