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Par Eusebius

Le Journal de Vézelay (1938-1944), de Romain Rolland, Un témoignage bouleversant

Des retrouvailles avec le Romain Rolland que l'on aime. Mais que n'aime-t-on pas ? Ce journal, une somme de plus de 1 000 pages, enfin publié, constitue l'ultime témoignage de ce grand penseur, musicien et musicologue, injustement ignoré des jeunes générations.

Et quels que soient les centres d'intérêt du lecteur, celui-ci y trouvera son compte tant l'ouvrage est riche, varié, toujours ancré dans une réalité douloureuse (de la « drôle de guerre » à la disparition de l'écrivain), mais toujours éclairé par une conscience forte, droite.

Témoignage émouvant, immédiat, relatant la vie quotidienne de ce village bourguignon et de ses habitants, véritable microcosme de cette France occupée, puis libérée, mais aussi mise en perspective régulière quant à l'évolution du monde, et de l'Europe en particulier, c'est une galerie de portraits d'humbles, de puissants, de l'ouvrier, du paysan aux intellectuels consacrés et à la reine Élisabeth (celle des musiciens, bien sûr ! Élisabeth de Belgique). Le cheminement intellectuel et métaphysique de l'hindouiste, de l'idéaliste imprégné de la pensée germanique et de Spinoza, et du plus fin connaisseur de Beethoven, ne manque pas d'intéresser ni d'émouvoir.

« Que je voudrais, loin de l'immonde politique, qui nous inonde, deux fois par jour, des vagues infectes de sa radio, pouvoir faire retraite de mes derniers jours dans la méditation de l'art et de la nature, ainsi qu'ont fait mes dieux lares : le vieux Beethoven des derniers quatuors, et le libre Goethe (si peu connu, — le non officiel, — non olympien) ! » écrit-il en septembre 1940. Mais comment rester insensible au drame, aux drames qui se jouent au pas de sa porte ? Muré dans sa solitude, l'auteur de Jean-Christophe, notera les événements et son cheminement intérieur.

L'appareil critique (index, notices biographiques, repères chronologiques, carte) est remarquable1, et il faut saluer cette belle édition réalisée par Jean Lacoste. Cependant, je n'ai pu résister à la tentation de prendre note de ce qui relevait de la musique, même si ce n'est qu'une des composantes relativement secondaires du récit.

Car la musique est toujours en filigrane, avec l'omniprésence de Beethoven, le compagnon de toujours. Et ce n'est pas hasard, que ce soit celui des derniers moments : le 24 décembre 1944, alors que sa femme Macha2 assiste à la messe de minuit, Romain Rolland, très fatigué, se met au piano et joue l'opus 111 de Beethoven. Il disparaîtra le 30.

La culture pianistique, les recherches musicologiques, et les fréquentations de Romain Rolland appellent de nombreuses notations musicales : du chant des oiseaux (décrit avec talent pages 437 à 457, puis page 773, sujet d'entretien avec Élisabeth de Belgique), des références à beaucoup de compositeurs (Bach, Berlioz, Chopin, Debussy, Gluck, Haendel, Honegger, Koechlin, Liszt, Machaut, Milhaud, Mozart, Offenbach, Ravel, Florent Schmitt, Schubert, Schütz, Richard Strauss, Stravinsky, Tchaïkovsky, Vecchi et Wagner sont cités, le dernier en particulier, en relation avec l'idéologie nazie et l'identification de Hitler à Siegfried). Le monde de la musique est toujours présent. On y croise des interprètes : Arturo Benedetti-Michelangeli, Cortot et ses sympathies hitlériennes, Guillaume de Van, Gieseking, Pierre Monteux, Weingartner… mais aussi des musicologues ou musicographes : Adolphe Boschot, Jean Boyer, Dujardin, Henry Expert, Gaudefroy-Demonbynes, Louis Laloy, Paul Landormy, Nohl, Pirro, Henry Prunières, Félix Raugel. J'allais oublier Henri Rabaud, vichyssiste devenu directeur du Comité d'épuration, ce qui n'enlève rien à Marouf , mais illustre la duplicité de son auteur. Il est vrai que « beaucoup [de musiciens] paraissent s'être laissé prendre à l'hameçon des avances flatteuses. Une nombreuse délégation (parmi laquelle Honegger, Florent Schmitt) a assisté aux fêtes Mozart de Vienne que présidait Goebbels et en chantant des louanges extasiées » (décembre 1941).

Les pages dont l'intérêt musical est essentiel se polarisent autour de trois centres d'intérêt. Le premier est Claudel, retrouvé après une cinquantaine d'années d'éloignement, en 1939. Et le témoignage sur la sensibilité musicale de Claudel est  fort intéressant (pages  348 et suivantes, puis 813-815).

Le second est sa relation à la reine Élisabeth de Belgique, qui — incognito — lui rend visite à plusieurs reprises, et dont il relate scrupuleusement les entretiens (pages 99-101 ; 132-133 ; 251, 253, 363 -371, 772 et 1068).

Mais c'est Beethoven, dont il achève la rédaction de sa somme (il commence la rédaction du volume consacré aux derniers quatuors en septembre 1940 et l'achève en mars 1941, puis poursuit sa « Cathédrale interrompue »), c'est Beethoven qui est son véritable compagnon. « La Bible et Shakespeare, et Beethoven, que faudrait-il de plus pour remplir une vie de l'esprit ? » (28/11/1940) ; « Beethoven m'a pris par la main. Ou plutôt, j'ai, d'instinct aveugle, couru chercher sa main, aux bords du Rhin » (février 1944).

Sa vision est particulièrement claire dans la lettre qu'il adresse à l'auteur d'une thèse sur le romantisme de Beethoven (pages 184-186). Quand un général allemand lui rend visite, c'est pour parler de Beethoven (19/09/1940). Il cite familièrement la correspondance de Beethoven (lettre à François de Brunswick, de 1814 : « Mein Reich ist in die Luft », 24/09/1940). Il remarque que l'indicatif des émissions « de la propagande degaulliste » (sic) associe « de force » le pauvre Beethoven (24/07/1941).

Ainsi joue-t-il Beethoven sur son demi-queue Pleyel, pour faire plaisir à ses amis (1938, pages 88 ; 1939, pages 220 ; 1940, page 445 ; 31/12/1940 ; 15/01/1940 ; 20/08/1941 ; 8/05/1942) ; ou pour son propre plaisir (3/11/1940, et sans aucun doute fréquemment). Il connaît des disques de Beethoven (23/09/1941).

Les œuvres qu'il préfère jouer : L'adagio du Concerto en mi bémol (21/06/1940, 28/12/01940, 8/05/1942 ; 15/04/1943) ;  la Missa solemnis (27/06/1940, page 446, puis 24/08/1940, page 480) ; la messe en ut majeur, op. 86 (24/08/1940, page 480), la fantaisie chorale, op. 80 (26/08/1940, page 480) ; les quatuors (30/06/1940, 30/09/1940, 21/10/1940, 27/12/1940 ; 15/04/1943) ; la sonate op. 106 (1/07/1940, page 448 ; puis 10/07/1940, page 454) ; des variations (21/07/1940, page 458) ; l'adagio de l'op. 111 (1940/07/25, 15/04/1943) ; l'op. 110 (21/08/1940, page 479) ; les Lieder (29/08/1940, page 482) ; Meeresstille und glückliche Fahrt, op. 112 (29/08/1940, page 482) ; l'dagio de la Neuvième symphonie (20/08/1941) ;  la sonate « À Thérèse », en fa dièse majeur (30/08/1944, après 8 mois sans toucher au clavier).

Au nombre de ses compositeurs et œuvres de prédilection, il faut aussi noter l'adagio en si mineur, K. 540, de Mozart, qu'il joue pour Élisabeth de Belgique (1940, page 367), des cantates de Bach (1940, page 446, 7/10/1940, page 501), Wagner aussi (3/11/1940 ; Parsifal le 27/12/1940), Schütz (27/12/1940), Gluck (Orphée, Alceste, 28/12/1940, puis le 31/12/1940), Haendel (Herakles, Saül, 28/12/1940), Berlioz (15/01/1941).

Sa curiosité musicologique le conduit à critiquer l'interprétation de la messe de Machaut, sans doute dirigée par Guillaume de Van (10/12/1943).

Relire Romain Rolland, dans les belles éditions définitives d'Albin Michel, voilà maintenant mon programme.

Pardonnez-moi, si vous eu le courage de supporter ce déluge de citations et d'arriver au terme de cette note de lecture : puissiez-vous être nombreux à partager la joie que j'ai éprouvée à lire ce document inestimable !

Eusebius
7 février 2013

Romain Rolland, Journal de Vézelay, 1938-1944. Édition établie par Jean Lacoste, 2012, Paris, Bartillat, 1176 p., 39 euros.

1. Je n'ai relevé qu'une interrogation erronée (pages 1020, 1030 et 1034) : Romain Rolland accueille Marcel Labbé, l'éditeur parisien, qui est confondu avec Marcel Labey (compositeur, élève de d'Indy).

2. Convertie par Claudel.


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