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Propos recueillis par Frédéric Norac au CNSMD de Paris le 14 décembre 2012

« Claude », le premier opéra de Thierry Escaich et Robert Badinter

Le 27 mars prochain, l'opéra de Lyon créera Claude, l'opéra de Thierry Escaich, sur un livret de Robert Badinter d'après Claude Gueux de Victor Hugo et les archives conservées à Troyes, concernant ce personnage « historique » qui a déterminé le début de la lutte de Victor Hugo pour l'abolition de la peine de mort comme la condamnation et l'exécution de Roger Bontems ont déterminé celle de Badinter dans son propre combat.

À cette occasion, Frédéric Norac a rencontré Thierry Escaich et lui a demandé comment il avait conçu cette œuvre qui est également son premier opéra et ne sera peut-être pas le dernier.

THierry EscaichThierry Escaich. Photographie © Hughes Laborde.

Frédéric Norac : C'est votre premier opéra. Comment est venu ce projet ?

Thierry Escaich : J'étais en contact avec le directeur de l'opéra de Lyon, Serge Dorny, depuis plusieurs années déjà. Il  m'a appelé, il  souhaitait que l'on discute du sujet. J'en ai apporté plusieurs auxquels je pensais, lui-même avait des idées et c'est pendant nos discussions que ce projet est venu à sa connaissance et il a pensé, d'après ce qu'il connaissait de ma musique, de mon univers, que c'était quelque chose qui me conviendrait. Donc c'est un peu lui qui m'a guidé vers ce sujet...

Vous aviez déjà mis en musique du Victor Hugo...

Oui,  en 2008, pour l'Orchestre national de Lyon,  j'avais mis en musique Les Djinns qui était le troisième poème d'un cycle pour mezzo et orchestre, intitulé Les Nuits hallucinées et j'ai composé aussi un cycle de mélodies en 2010 Guernesey sur Les Contemplations. C'est un auteur que j'aime particulièrement bien, notamment dans le rythme de la langue, la force des images, le caractère improvisé...

Vous connaissiez le texte de Claude Gueux ?

Non je ne le connaissais pas mais je connaissais en revanche Les derniers jours d'un condamné qui est un texte très proche...

C'est Robert Badinter qui signe le livret, comment avez-vous travaillé avec lui ?

On a travaillé simplement... On s'est rencontré peu parce qu'il est très occupé et moi aussi. Il avait déjà fait l'architecture du livret que j'ai revu avec lui, mais pas beaucoup. Ensuite il m'a proposé le texte scène par scène, pour les aspects poétiques du texte. Ça a été vraiment un travail à deux.

Est-ce que vous avez fonctionné comme les compositeurs du xixe siècle en demandant des numéros, un  duo, un monologue, un air, un récitatif ?

Non, ça s'est fait en allant, presque empiriquement, parce que, au départ de ce projet, il y a deux ans, je n'avais pas d'expérience d'opéra. Je ne suis pas quelqu'un qui va tous les jours à l'opéra. Depuis j'ai été plongé dedans. En fait, c'est très intéressant, parce que l'aspect formel s'est imposé par les besoins que j'avais musicalement et que je sentais au fur et à mesure. Je suis un improvisateur, j'ai tendance à me projeter dans la forme presque définitive, à me projeter dans la grande forme. Et donc ça s'est fait empiriquement.  Je me disais : « Ah non là, attention, ce n'est pas possible qu'il revienne. Il me faut une deuxième voix... Là, ce type de scène, ça ne peut pas aller. C'est un monologue, il faut absolument un duo ». Pas pour des raisons de tradition que je ne connais pas très bien, mais par besoin musical et dramaturgique. Par exemple, il y aura deux scènes de cachot. Il fallait trouver deux façons différentes de les faire pour que ça participe de la montée en puissance, que ça ne gâche pas la montée que je voulais pour la dernière partie  et qui dure à peu près une demi-heure jusqu'à la scène finale...

Donc  c'était un système d'aller-retour entre vous et le librettiste...

Oui,  tout à fait...

Vous avez composé au fur et à mesure ou vous avez attendu d'avoir un livret bouclé ?

J'ai attendu d'avoir un livret à peu près bouclé. Un livret, ça bouge toujours. Au moment où j'écrivais, j'ai demandé des modifications. En février dernier (2012), le livret était à peu près bouclé, même si ça a bougé un peu après. Ça peut encore bouger pour certains problèmes de prosodie ou autres. Actuellement je suis au stade de l'orchestration. Mais dans les grosses lignes, oui, j'ai attendu d'avoir un livret définitif. Par contre, j'ai tellement passé de temps à faire des allers-retours sur le texte qu'avant de commencer à écrire, je savais pratiquement quels seraient le découpage musical et le style de choses que j'allais écrire. C'était vraiment très clair, ce qui me permettait d'influencer le livret parce que je savais exactement quel serait le rythme global de telle scène, comment j'allais la mettre en musique et presque certaines fois la musique même. J'avais déjà élaboré les choses. Donc quand j'ai commencé, il y avait 30 % de la musique qui était déjà dans ma tête parce qu'en travaillant sur le livret, je travaillais aussi sur la musique en même temps, même si je n'avais rien noté.

D'ailleurs quelquefois quand j'ai demandé des choses, quand on travaillait ensemble avec Robert Badinter, je n'avais pas commencé la musique, mais je lui montrais au piano les ambiances des scènes. Il m'arrivait d'improviser dans le style de la scène.

Vous parliez de tradition. Est-ce que vous vous êtes calé sur des modèles, sur des formes préexistantes ?

Non justement, c'est mon premier opéra. Comme je l'ai dit, je n'ai pas une expérience folle de l'opéra donc je ne me suis calé sur aucune forme. Il n'y a pas d'aria ou autre. Vraiment j'ai voulu un découpage  en fonction de la situation dramaturgique et j'ai fait en sorte que l'enchaînement colle au niveau dramaturgique. C'est assez théâtral, c'est de l'opéra, mais il n'y a pas de tradition spécifique, il n'y a pas d'air, ce n'est pas non plus une déclamation permanente, c'est une sorte de mélange. Je l'ai vraiment fait comme ça venait... Par contre, en faisant attention, en cherchant de mon côté, à ce que l'on comprenne la forme globale de l'ensemble. C'est important parce que c'est assez long. Ca dure une heure et demie environ, c'est plus que je ne pensais., au départ je pensais faire un opéra de chambre d'une heure environ... Par exemple, avec la scène 8 commence une sorte de deuxième acte, c'est vraiment un crescendo jusqu'à la scène 17 avec des scènes qui sont reprises en crescendo — à l'étage supérieur d'une certaine manière... J'ai vraiment fait en sorte que ce soit l'architecture qui prime. En fait, c'est ça, j'ai travaillé sur l'architecture de la chose. J'ai demandé à rajouter un prologue et j'ai fait en sorte que ce prologue soit un crescendo du chœur qui mène musicalement dans la scène 1. Après il y a un rythme de la scène  qui se dissout dans la scène 2. J'ai vraiment essayé de penser... C'est une sorte de symphonie, un poème symphonique chanté...

Une symphonie lyrique en fait... ?

Oui, je pense que je l'ai fait comme une symphonie lyrique avec l'enchaînement des textes. Par contre, il y a des situations qui sont théâtrales. Il y a vraiment des luttes entre les personnages, mais comme dans ma musique j'organise déjà des éléments qui luttent entre eux, d'une certaine manière, j'ai rajouté de la voix à tout ça, mais ce n'était pas tellement différent. Donc je l'ai conçu comme un grand poème symphonique, mais dont j'ai énormément travaillé l'architecture et dont  j'ai aussi cherché à renouveler les ambiances, à ce qu'il y ait une certaine diversité dans la façon de chanter des personnages, de l'orchestration aussi. Il n'y a pas de leitmotivs par personnage comme chez Wagner, ni d'airs séparés, mais par contre il y a une sorte de série thématique qui est un peu l'élément qui lie le tout. Il n'y a pas non plus de thèmes mais des façons différentes de chanter. Par exemple, Claude n'a pas les mêmes intervalles que le directeur [bien qu'ils soient tous les deux barytons].

Donc j'ai compris qu'il y avait un chœur, ce n'est pas vraiment un opéra de chambre avec un petit effectif ?

Non, c'est un effectif normal, l'orchestre par deux, l'orchestre Mozart amplifié avec les bois par deux. Iil y a aussi une harpe, un piano, un accordéon, et même un orgue qui intervient à certains moments, trois percussionnistes, c'est un effectif moyen...

Ce qui m'a beaucoup intéressé aussi dans ce sujet là, j'y suis allé un peu au feeling... Je ne voyais pas cette histoire seulement de façon réaliste entre Claude et le directeur de la prison, chronologiquement de son entrée dans la prison à sa mort... J'avais besoin d'une deuxième lecture.

Un petit peu comme  la société qui s'exprime sur l'action. On a rajouté un prologue, et un épilogue aussi, et des personnages qui sont une sorte de chœur antique —  ce sont deux ténors — qui commentent et racontent ce qui s'est passé quelques années auparavant et apportent une vision un peu distanciée sur l'action. Et puis il y a le chœur mixte —  une quarantaine de personnes — qu'on ne verra pas la plupart du temps et qui va intervenir sur des textes de Victor Hugo ou proches de Victor Hugo, des textes que nous avons cherchés et parfois revus avec Robert, des poèmes, certains textes qui viennent des Derniers jours d'un condamné — Claude Gueux et les derniers jours sont très liés, l'un est un peu la préface de l'autre, donc ça m'aurait ennuyé qu'on ne prenne pas du matériau des Derniers Jours qui est un texte sublime — bien que l'histoire reste celle de Claude Gueux.

C'est surtout la parole de Victor Hugo et celle de la société sur l'abolition de la peine de mort. La fameuse phrase sur la «  tête de l'homme du peuple » à la fin du texte y est :  « cultivez-la, défrichez-la, arrosez-la, fécondez-la, éclairez-la, moralisez-la, utilisez-la ; vous n'aurez pas besoin de la couper. »2

J'ai voulu que tout ça y soit comme un chœur qui va grossir du début à la fin et qui va incarner cette voix poétique qui est la parole de Victor Hugo. Et puis il y aura une 3e partie de chœur —  le chœur des détenus — qui font partie de l'action et qui vont chanter des chants de détenus — certains qu'on a récupéré, un autre que Robert a fait, un que nous avons transformé... En fait une lecture du texte à plusieurs étages...

Thierry EscaichThierry Escaich. Photographie © Sébastien Érôme.

En fait pour cette histoire on a déjà trois superpositions de textes : Victor Hugo, le procès du vrai Claude Gueux (dont j'ai cru comprendre que Badinter voulait s'inspirer) et les lectures qui ont été faites de ce texte très particulier. C'est comme si votre opéra rendait compte de cette multiplicité de points de vue... C'est une sorte de polyphonie...

Oui, c'est  un jeu de perspectives différentes. Je n'aurais pas voulu faire un opéra linéaire qui raconte simplement une histoire. Bien sûr c'est une histoire forte, c'est ce qui a déterminé l'engagement de Robert Badinter mais pour lui c'est une lecture de ce qu'il a vécu, ça représente son engagement, c'est pour ça qu'il s'y est attelé. Pour lui, c'est testamentaire... c'est mettre en mots poétiques, sur un mode « artistique » quelque chose qu'il a porté toute sa vie.

Justement la dimension militante, ce n'est pas trop perturbant pour une œuvre lyrique ?

Non,  parce qu'en fait il n'y a pas de texte « militant » dans l'œuvre, Badinter n'a pas mis en forme d'opéra son discours de 1981. Il aurait pu le faire... Il s'en est tenu à une histoire simple et sans fioriture. Le seul discours c'est celui de Victor Hugo, l'épilogue de Claude Gueux sur la « tête de l'homme du peuple ». C'est ce texte-là qui en appelle à la conscience, à la nécessité de l'abolition de la peine de mort, mais plutôt par sa force poétique. Le seul discours militant, c'est celui de Victor Hugo lui-même qui en effet quand il a publié ce texte l'a fait dans une perspective militante...

Le procès final d'ailleurs est réduit à presque rien, un jeu de massacre, une sorte de pantomime parce que c'est tellement expéditif et sommaire, une sorte de farce...

Badinter a surtout voulu mettre l'accent sur la densité psychologique de l'affrontement entre le directeur de la prison et Claude Gueux, à travers le personnage d'Albin et l'amour entre les deux hommes qui suscite cette jalousie, cet acharnement du directeur qui conduit de façon inexorable à la mort.

Le vrai jugement, le vrai procès, c'est celui du directeur par les prisonniers. Un procès interne à la prison, un peu rituel, un peu symbolique.  De toute façon, Victor Hugo s'est inspiré de faits réels, mais il a tout changé. Il a beaucoup idéalisé les personnages. Robert Badinter a un peu restitué la vérité sur les personnages en servant des archives auxquelles il avait accès, mais sans aller trop loin pour garder la dimension poétique, car si on rentrait dans la réalité de l'affaire, il faudrait se livrer à une étude historique et je ne sais pas si l'image du prisonnier y gagnerait. Ni Claude, ni Albin n'étaient des anges...

Finalement, vous vous retrouvez avec un opéra d'hommes. Ça vous a dérangé, ça vous a intéressé ?

Oui en effet... il n'y a aucune voix de femmes à part dans le chœur mixte qui assume la dimension poétique, la parole de Victor Hugo. Même si on les entend dans le lointain, ça permet de faire entendre des voix féminines. En revanche sur scène, je ne pouvais pas faire intervenir de femme, bien qu'à un moment le personnage parle de sa femme parce qu'il était marié. Mais par contre, il y a une petite fille qui intervient. Je ne sais pas si on la verra, car ça dépend aussi du metteur en scène. C'est un des éléments que nous avons réintégré et qui vient des Derniers jours d'un condamné, le héros  à un moment entend une petite fille qui chante une chanson populaire, dans la cour ou hors les murs et cette petite fille lui rappelle sa propre petite fille dont il est privé. En l'occurrence, c'est celle du surveillant,  mais dans Les derniers jours, il y a un dialogue rêvé assez émouvant qui s'installe entre eux. On le retrouve dans une des scènes de cachot.

Et puis il y a le troisième personnage, Albin. On a choisi d'en faire un contreténor pour élargir la tessiture justement, pour éviter de se retrouver avec un récital de barytons, mais pas seulement. C'est un personnage qu'on présente comme plus fragile —  en tous cas chez Victor Hugo. C'est un personnage cultivé, un lettré, c'est lui qui tente à un moment d'écrire une lettre pour Claude. C'est le personnage dont Claude est plus ou moins amoureux. Il y a ce rituel du partage du pain, une sorte d'eucharistie entre eux. D'ailleurs, à un moment, je me suis amusé à mélanger les deux voix, la sienne et celle de la petite fille. Dans la scène du cachot, les voix se superposent, celle de la petite fille, celle d'Albin, le râle de Claude couché au sol et le chœur qui répond dans le lointain.

Finalement vous n'avez qu'un francophone dans la distribution ?

En fait la distribution risque un peu de changer. Albin ne change pas, c'est toujours Philippe di Falco. Jean-Philippe Laffont fait toujours le directeur de la prison et je pense que ça devrait lui convenir à merveille, mais Claude changera peut-être. Ce n'est pas encore sûr, mais a priori Henk Neven pourrait être remplacé par Jean-Sébastien Bou...

C'est un excellent chanteur, mais  il n'a peut-être pas vraiment le physique qu'on imagine pour le personnage... Finalement on a un peu tendance à imaginer une sorte de Jean Valjean.

Oui, c'est vrai, tout ça, Les derniers Jours d'un condamné, Les Misérables, Claude Gueux, ce sont des variations sur le même thème. On retrouve toujours les mêmes éléments : le pain volé, etc. Ce sont vraiment des ancrages du poète qui les martèle à travers toute ses œuvres. De toute façon, Hank Neven n'était pas non plus une force de la nature. Et ces aspects-là échappent un peu au compositeur...

Justement quels ont été vos rapports avec le metteur en scène, Olivier Py ?

On s'est vu deux ou trois fois tous les trois avec Robert Badinter. Pour l'instant, franchement, il m'a laissé  très libre. Ce n'est pas le genre de personne qui m'a demandé  : fais-moi une minute de ceci ou de cela, ici ou là. J'espère qu'il ne va pas me demander ce genre de chose un mois avant parce que ça poserait vraiment problème... Par contre, il s'est intéressé au projet dès le début, il est venu me voir, il m'a mis au piano, je lui ai joué des passages. C'est quelqu'un qui s'intéresse énormément à la musique.  Il chante lui-même, il entend très bien. On a bien discuté. Je sais à peu près ce qu'il va faire, les grandes orientations.  C'est donc lui qui en partant de la musique va élaborer le projet théâtral. Je crois qu'à travers ce que je lui ai joué, je lui ai donné des idées de départ pour sa mise en scène...

Vous-même, vous serez présent, pour les répétitions ?

Oui en fonction de mon agenda qui est très chargé, mais je compte me libérer pour être là à partir des répétitions d'orchestre fin mars.

Qui est le chef d'orchestre ?

C'est Jérémie Rohrer.

Ah oui : C'est vraiment un aréopage de stars... Ça va être très médiatisé...

Je ne sais pas si Jérémie est une star... c'est un ancien élève à moi, ici au Conservatoire. C'est un ami même, vraiment proche. Il connait très bien ma musique, même s'il n'a jamais eu l'occasion de la diriger parce qu'il s'est orienté vers la musique baroque, mais je sais qu'il la comprendra très bien.

Est-ce que cette première expérience de composition vous a donné envie de continuer dans la voie de l'opéra ?

Oui, j'ai des idées. Je pense notamment au théâtre de Pasolini. J'avais pensé à Théorème mais on m'a dit que quelqu'un avait déjà mis en musique le texte... Peut-être une autre pièce. On verra déjà comment celui-ci est reçu...

Propos recueillis par Frédéric Norac
au CNSMD de Paris le 14 décembre 2012

1. Fiche du spectacle, Opéra de Lyon

2. https://fr.wikisource.org/wiki/Claude_Gueux


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Mercredi 21 Février, 2024