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Jean-Marc Warszawski, 2013

Laetitia Sibaud : « Les musiciens de variété à l'épreuve de l'intermittence »

Laetitia Sibaud

Sibaud Laetitia, Les musiciens de variété à l'épreuve de l'intermittence : des précarités maîtrisées ? « Logiques sociales », L'Harmattan, Paris 2013 [274 p. : ISBN 9-782-296-99849-0 ; 27€]

Ce livre ne me semble honorer ni son titre, si son sujet, ni la sociologie dont il se réclame, ni la rigueur qu'on imagine être celle d'une thèse de doctorat dont il est issu.

Tout l'ouvrage est architecturé autour d'un thème cyclique redondant de page en page : « les musiciens intermittents subissent une précarité multidimensionnelle ». On y parle même de diverses précarités quant à l'emploi, les rémunérations, la couverture sociale, la vie de famille, etc., avec en face des « ancrages stabilisants », qui paradoxalement apparaissent être des sanctuarisations ou des institutionnalisations des précarités.

Répartie dans la redondance fastidieuse d'un sujet qui ne se développe pas, l'enquête de terrain — des entretiens avec des musiciens — s'apparente à l'anecdotique d'un « micro-trottoir ».

L'élaboration de l'ouvrage, pourtant issu d'une thèse de doctorat, est empreinte d''insuffisance méthodologique. Aucun des termes de la proposition centrale — réitérée sans fin de manière statique de page page, égrenée de lieux communs et de phraséologie formellement universitaire mais au sens indéfinissable —, n'est caractérisé, ce qui pourtant ne va pas de soi : « musicien de variété », « précarité », « stabilité » « intermittence » , « musicien interprète » opposé à « musicien créateur », etc. Mais encore, la représentativité des musiciens auditionnés n'est pas évaluée.

Par ailleurs, à aucun moment, les fameuses annexes 8 et 10 de l'Assurance-chômage, qui bénéficient avant tout aux entrepreneurs du spectacle et de l'audiovisuel, ne sont clairement exposées.

Un de ces nombreux lieux communs passe-partout : « Tous les arts reposent sur une division du travail où chaque catégorie d'acteur accomplit un faisceau de tâches en lien avec sa fonction » [p. 103].

Ou bien encore, qui montre à la fois une certaine méconnaissance du sujet et un art discutable de la comparaison : les diplômes de Conservatoire permettent d'enseigner ou de postuler dans les orchestres classiques, mais dans les musiques dites populaires, les diplômes ne servent en aucun cas à décrocher un contrat [p. 165]. En fait, les instrumentistes comme les vocalistes classiques, de pupitre ou solistes, ne sont pas engagés sur diplômes par les orchestres, mais à l'issu d'audititons aussi concurrentielles (réseaux professionnels compris) que dans le monde de la variété. Mais pour « décrocher » un contrat, c'est-à-dire participer à une production, pour comparer des choses comparables, ce n'est pas différent — sauf si l'on réduit toutes les activités musicales dites classiques aux grandes institutions subventionnées.

D'ailleurs, contrairement à ce que semble penser l'auteure, peut-être leurrée par le cadre restreint (mais il n'est pas défini) des réseaux professionnels qu'elle a suivis, il y a une grande porosité entre les deux mondes. Les musiciens formés académiquement, qui sont au moins de bons lecteurs à vue, sont évidemment appréciés dans le mode de la variété.

Pour l'auteure le domaine de la variété s'oppose « par sa nature mercantile aux répertoires dits savants et traditionnels », puisque les meilleures ventes sont celles des cédés de variété, comme si les cédés de musique classique ou de jazz n'entraient pas dans le champ commercial, au même titre qu'un cédé de variété ne se vendant pas, et que des musiciens de variété ne cherchaient pas à développer un art peu vendeur au profit de projets originaux et de qualité réservés à un public mélomane.

Aucune source de première main n'est mise à profit, pour cerner la législation, l'ampleur sociale, statistique, financière, afin de procéder à des comparaisons rationnelles, à une confrontation avec la réalité. Par ce manque d'accrochage, ni les entretiens, ni les idées personnelles de l'auteure ne peuvent prendre sens ou soutenir la discussion critique.

Les entretiens ont été menés avant et après le 1er janvier 1999, puisqu'on mentionne soit des Francs, soit des Euros (on peut même lire « [avec Star'Ac', c'est 1 700 euros par semaine, donc ça fait pas loin de 40 000 francs par mois] [p. 93]). Mais on ne sait pas ce qui est recueilli avant ou après les lois attaquant gravement la couverture chômage des intermittents du spectacle, et les grandes grèves conséquentes de 2003 qui on abouti à l'annulation de pratiquement tous les festivals d'été.

Une courte discussion avec un musicien responsable syndical aurait en quelques phrases bien mieux éclairé le sujet que tout ce livre ne le fait, en offrant de meilleures fondations à la recherche.

L'auteure écrit qu'elle s'est immergée dans les réseaux parisiens et lyonnais, comme si la vie musicienne était occulte. Ainsi entrevoit-elle un métier organisé en réseaux de cooptation (ou de placement), plutôt qu'en relations professionnelles et amicales, où les collègues recommandés qui doivent avant tout convenir à l'emploi, passeront de fait une audition et effectueront une période d'observation et d'essai. Certainement, les quelques fils qu'elle a suivis, lui ont masqué une vue d'ensemble du métier, qui aurait été nécessaire pour recentrer, relativiser, corriger les premières impressions et les propos tenus pas les musiciens rencontrés.

La couverture sociale des intermittents du spectacle est au centre des confusions de l'ouvrage. On peut lire [p. 174] qu'ouvrir des droits au titre des annexes 8 et 10 de l'Assurance chômage serait acquérir une identité professionnelle inversée, parce qu'on est reconnu professionnel en étant assimilé au statut de chômeur. On lit plus loin que « l'assurance-chômage permet à la professionnalité de s'exercer sans passer par le moyen traditionnel de la qualification » (!). Point de vue original qu'on pourrait étendre à tous les salariés. Ce sont les fiches de salaire qui démontrent l'exercice de la profession, y compris pour les musiciens.

Laeticia Sibaud fait une confusion commune, en assimilant l'ouverture de droits au titre des Annexes 8 et 10, comme une accession à un « statut d'intermittent », ce qui n'est pas le cas. Cette confusion est encore perceptible quand elle n'apporte aucun commentaire à une de ses interlocutrices musiciennes jugeant l'alloction chômage comme une aide sociale injuste du fait qu'elle soit proportionnelle aux revenus, et qu'elle ne participe pas à réduire l'écart des salaires, et donc profiterait à ceux qui en aurait le moins besoin.

Certes, la question justement soulevée de l'identité professionnelle du musicien ne vivant que de « plans » ou d'« affaires » intermittents, n'est pas sans intérêt, d'autant que de vieilles idées négatives sur « la vie d'artiste » sont vivaces. Mais pour ne pas tourner de page en page autour d'un point aveugle et ne dégager laborieusement que des catégories d'intermittents de moins à plus insérés dans les réseaux professionnels (mais il est vrai que le système bénéficie plus aux hauts revenus qu'aux autres, cela est présent dans le livre sans être spécifiquement développé), l'auteure aurait pu partir du fait que l'artiste commence toujours par exercer son art en amateur, par un amour qui reste fondateur de ses motivations quand il décide, par hasard ou par volonté de devenir artiste professionnel, et que la diversité des situations tient avant tout à celle des employeurs et de leurs budgets.

L'affaire était de toute manière mal partie, puisqu'on se soumet ici sans discussion critique à la doxa médiocratique accusant à tort les annexes 8 et 10 d'être des vecteurs du déficit de l'assurance-chômage, et qu'en regardant à l'étranger, on peut se convaincre facilement que ces dispositions spécifiques ne sont pas utiles à la créativité. Laetitia Sibaud aurait dû suivre son propre conseil, pour se rendre compte combien cette spécificité française était enviée à l'étranger, surtout quand il est question de monter et faire vivre des projets de haut niveau non institutionnalisés.

Jean-Marc Warszawski
2013

En travaillant au moins 507 heures en dix mois pour les techniciens et dix mois et demi pour les artistes, les salariés du secteur artistique et audiovisuel sont admis au régime de l'intermittence avec 243 jours d'indemnités, calculées sur le nombre d'heures effectuées et le salaire [ voir le détail des calculs]

En 2011, on comptait 50 556 techniciens et 58 102 artistes à en bénéficier.

L'indemnité moyenne journalière est de 54 euros pour les artistes et de 64 euros pour les techniciens.

Lire le récent article de Dan Israël dans Médiapart (15 juillet 2013)

(Institut européen du salariat), Le déficit des annexes 8 et 10 des intermittents n'existe pas.


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