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25 novembre 2014, Par l'Ouvreuse1 ——

Lettre à la belle Hélène (Grimaud)

Permettez-moi de vous appeler Ma chère Ondine2, puisque vous nous avez emmenés dans les profondeurs aquatiques en première partie…

Votre tunique chinoise ivoire vous sied à ravir. Lin ou soie, j'hésite ? (3) Vous êtes très belle dans la lumière face au piano qu'il vous faut séduire et dompter. J'ai même failli chuchoter au critique du Rien Public (le quotidien local) le titre de son papier : en blanc et noir (comme dirait Claude de France).

Le public dijonnais (salle comble) vous attendait avec impatience et vous réservait un triomphe. Alliez-vous savoir vous faire humble, au service des œuvres, ou  vous appuyer sur elles pour démontrer toutes vos ressources ? Quand on participe au star-system, la question méritait d'être posée. Question poses, je les redoutais et il n'y en eut jamais. Mais les pauses attendues, elles, étaient réduites à la portion congrue, j'y reviendrai.

Pas moins de huit pièces dans votre première partie, de Liszt à Berio, toutes en relation avec l'eau. Je suis poisson, alors ça m'intéresse. Le scorpion que vous êtes, disent les astrologues, est le 2e signe d'eau, donc je vous pardonne. Vous auriez pu commencer par chanter La Mer (celle de Trénet, évidemment) n'était le filet de voix avec lequel vous avez présenté chacun de vos généreux bis : vos doigts, pour notre bonheur, servent mieux la musique que votre larynx. Et ils n'ont pas été à la noce : le Steinway (une contrefaçon ?) doit être un Steelway… métallique, qui n'a ni la rondeur, ni la profondeur attendues, laid, indigne de vous.

Programme surprenant par sa diversité et par l'ordre de succession des pièces. Une sorte de patchwork : de beaux, voire splendides, échantillons de vos qualités rares, mais dont la juxtaposition dérange, avec leurs climats si différents. A peine est-on dans une œuvre qu'il faut la quitter pour une autre destination, souvent exotique. Je préfère les voyages aux longs cours, comme celui que vous nous offrez ensuite avec Brahms.

Le Wasserklavier de Berio est maintenant un classique que je croyais bien connaître. Pourtant, un auditeur grisonnant, après m'avoir longtemps reluquée, ce qui avait dû me distraire, ose me demander « T'as quoi mis d'sous ? »4. Comme une bonne partie du public, je ne m'étais pas aperçue que le compositeur avait changé. Pourquoi ces gémellités le plus souvent étranges (sauf Fauré avec Ravel) ?

Superbe conduite des progressions. Un Ravel clair, mais toujours magique, fluide à souhait. C'est du très grand piano. Et, sans plus attendre, Almeria d'Albeniz, si différent pour ne pas dire incompatible… Les jeux d'eau à la Villa d'Este, de Liszt, nous redisent votre technique transcendante. Trop d'eau nuit, je veux de l'air ! La respiration me manque, l'asphyxie guette. Ne suis-je pas promise à la noyade ? Le silence n'est-il pas encore de la musique ? Il faut savoir ménager les respirations, les attentes. L'andante de Dans les brumes5, de Janáček, enchaîné de la même manière à La cathédrale engloutie laissent cette même insatisfaction. Chacune des pièces, prise individuellement, est à ravir, mais leur collage fait penser à ces sélections des CD de nos mensuel musicaux, où Mozart succède à Janequin, pour être suivi de Duparc…

Et vive Brahms, dont Berio (qui le cite) nous donnait un avant-goût. La sonate en fa dièse mineur est prodigieuse de vie rythmique, remarquablement construite, avec un sublime andante et ses variations, proche de l'ascèse, très retenu. Un art consommé du son, un jeu toujours lisible malgré une énergie qui se déploie jusqu'à une exaltation impérieuse. Un modelé exceptionnel de la polyphonie. Mais pourquoi l'allegro, le scherzo et le finale respirent-ils si peu ? L'énergie, la densité de l'écriture, la construction admirable, la tension vous paraissent-ils incompatibles avec le souffle ? Il n'est pas de chant sans respiration, et, là encore, la suffocation guettait. Votre respiration serait-elle aquatique ? Chantez La Mer !

Bon vent vers Berlin, puis Zürich et New York ! Dommage que la vieille Transat ne puisse plus vous offrir quelque répit… Prenez soin de vous.

Pardonnez ma franchise et mon impertinence. C'est parce que je vous aime que j'ose vous écrire sans fard.

L'ouvreuse
Dijon, 25 novembre 2014

1. de mère en fille depuis 5 générations
2. après, on dînera
3. vais-je oser dorénavant porter celle que je me suis faite faire à Shanghaï ?
4. on pardonnera à notre pauvre ouvreuse de n'avoir pas compris qu'il s'agissait de Takemitsu (note de l'éditeur).
5. je rage de m'être sentie frustrée des trois autres mouvements. Quel chef-d'œuvre !

Hélène GrimaudHélène Grimaud. Photographie © J Henry Fair, DR.

 


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