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Dijon, Auditorium, 10 mars 2014, par Eusebius ——

Peer Gynt, le Troll repenti

peer gyntOpéra de Dijon. Photographie © Gilles Abegg.

Si les deux suites pour orchestre figurent parmi les œuvres favorites du grand public, la musique de scène d'où les huit pièces ont été extraites, puis réorganisées, est rarement jouée, particulièrement dans le contexte original du drame d'Ibsen.

Cette pièce inclassable, fantastique et symbolique, est singulière par l'anti-héros qu'elle campe : malgré son charme et sa fantaisie, c'est un gredin hâbleur et aventureux, profondément égoïste, parcourant le monde, fuyant la réalité pour le mensonge permanent. La figure de Peer Gynt est ambiguë, séduisante et antipathique, à la différence de celle d'un Hary Janos, de Kodály, que nous suivons de sa jeunesse à sa mort. Ce n'est pas le lieu de résumer l'action, aussi riche, complexe voire confuse que celle de tel ou tel opéra de Janáček1. Le douloureux voyage initiatique, où Peer Gynt est fréquemment caricatural, s'achève par une mort-rédemption par l'amour (« Tu as enfin compris le sens de la vie… »). Le profond et délicat amour rédempteur de Solveig sauvera Peer Gynt, comme celui de Senta sauvait le Hollandais du Vaisseau fantôme.

La longueur du drame, son écriture réalisée pour la lecture davantage que pour la scène2, ont amené Emmanuelle Cordoliani, qui signe aussi la mise en scène et les éclairages, à réduire considérablement le texte. Le délicat équilibre entre ce dernier et les musiques de scène conduit à des compromis qui préservent et valorisent essentiellement la contribution de Grieg, même si, malgré les coupures, le spectacle n'est pas toujours exempt de bavardages. Ainsi les vingt-six numéros de la musique de scène sont-ils intégralement restitués, avec le « digest » du drame pour écrin.

La version semi-scénique offerte est un autre pari : comment donner vie à cette création originale malgré les contraintes ?  Visuellement, l'action va se dérouler devant et autour de l'orchestre — en scène — avec pour tout décor un bel arbre dont les racines sont au ciel et un poteau indicateur qui renvoie aux multiples directions psychologiques et géographiques de l'action. Les costumes splendides, riches en couleurs, variés en fonction des lieux, et les beaux éclairages font le reste. Les acteurs et les membres du chœur sont mêlés. Leur direction laisse parfois à désirer, et sent parfois l'exercice scolaire (simulation du roulis…). De la même manière, le recours au fauteuil roulant, au déambulateur, au tremblement parkinsonien, au travelo de service, au caddie irritent plus qu'ils n'émeuvent. Le grotesque de certaines scènes comme de certains personnages — jamais Ase ne l'est — ne justifie pas ces outrances éculées.

Deux comédiens de la Compagnie Café Europa, Philippe Lardaud (Peer Gynt) et Bénédicte Lesenne (Ase, le Roi de la Montagne) se dégagent du lot par la justesse de leur jeu comme par la qualité de leur diction.

On peine à entrer dans le drame de l'acte I, qui pêche par un amateurisme de la direction d'acteurs, mais le deuxième et son monde fantastique sont remarquablement rendus. Le finale est particulièrement émouvant, où la musique prend toute sa mesure : de la scène nocturne, sombre et indécise, à la berceuse que Solveig chante à Peer Gynt pour son endormissement ultime, en passant par le beau cantique de la Pentecôte, a cappella.

Même si nombre de pièces sentent un peu trop leur modèle ou leur référence3, la musique est ouvertement norvégienne : ici l'usage traditionnel du violon (hardangerfele), là les rythmes de danses traditionnelles confèrent à la fois une grande fraîcheur et une force singulière au langage. Grieg est avant tout un mélodiste qui excelle dans les pièces brèves, comme dans Peer Gynt, ses pièces lyriques ou ses Lieder.

La soliste essentielle est la soprano Julia Knecht. Elle chante tour à tour la plainte d'Ingrid (acte I), et les trois chansons de Solveig : la chanson dans la cabane, la célébrissime chanson de Solveig, et l'apaisante berceuse finale. Belle conduite de la voix, dont on regrette seulement la couleur légèrement nasale, sauf dans l'aigu.

Les autres solistes sont issus du chœur. La prestation des trois bergères est remarquable, tout comme celle de la mezzo de la danse arabe, mais surtout celle du beau baryton-basse qui intervient à deux reprises (le voleur, puis la sérénade de Peer Gynt).

Naturellement, l'orchestre (de Dijon-Bourgogne) se taille la part du lion : il faut déplorer son manque de couleur et de dynamique, malgré la direction efficace de Gergely Madaras. Le chœur et ses solistes, fréquemment sollicités, n'appellent que des éloges : équilibre, puissance, précision et timbre participent à l'émotion.   

Un spectacle qui ne peut laisser indifférent. Et, malgré ses faiblesses, j'ai la conviction que le regretté Gérard Mortier eut aimé cette production bâtarde.

plume Eusebius
11 mars 2014

1. On pense bien sûr aux Voyages de M. Broucek et à L'Affaire Makropoulos.

2. Dans sa lettre de sollicitation, Ibsen décrivait par le menu comment et quand la musique devait intervenir dans l'œuvre, et même le caractère des motifs à employer (Yonne Rokseth, Grieg, éd. Rieder 1933, p. 36) ; « C'est un sujet intraitable, à part quelques passages, par exemple ceux où Solveig chante. » (lettre de Grieg à son ami Frants Beyer, du 27 août 1874, citée par Y. Rokseth).

3. Les trois filles des pâturages viennent tout droit des Filles du Rhin (Rheingold). Le prélude de l'acte III sent son Freischütz (scène de la « Gorge au loup »), avec les interjections chorales ; le naufrage n'est pas sans rappeler l'ouverture du Vaisseau fantôme, le cantique de la Pentecôte renvoie au chœur des pèlerins de Tannhäuser


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