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Dijon, Auditorium, le 4 décembre 2014, par Eusebius ——

Stravinsky et Bach apolliniens

Le SWR Sinfonieorchester Baden-Baden und Freiburg. Photographie © SWR, Klaus Polkowski.

Le programme, donné à Freiburg le 2 décembre, associe Bach à Stravinsky, dont on connaît l'admiration pour le Cantor. Michael Gielen devait diriger le SWR Orchester Baden-Baden, dont il fut le chef principal jusqu'en 1999, et avec lequel il a si longtemps tissé des liens étroits. Tous deux sont indissociables de tant de créations ou d'interprétations d'œuvres du XXe siècle qui sont des références. À 87 ans on comprend sa défection. C'est Reinbert de Leeuw, connu comme fondateur et directeur du Schönberg Ensemble, qui le supplée. Lui aussi fort âgé, mais parfaitement droit, étique, d'une minceur fragile, les traits émaciés, le visage buriné. Sa direction surprend, la battue, sans baguette, symétrique, sobre est efficace. L'attention, la concentration sont celles d'un familier de la musique du XXe siècle. Le regard suffit à des musiciens d'excellence pour que la précision de mètres et de rythmes d'une complexité redoutable paraisse toujours naturelle.

Bach revisité par Webern et Gielen se situe aux antipodes des illustrations expressives, sinon expressionnistes, qu'en donnent les grands du baroque : un Bach intellectualisé, immatériel, séraphique, cher à Stravinsky comme à tant d'autres compositeurs du XXe siècle.

La première partie, purement orchestrale, nous offre le Ricercare de L'Offrande musicale de Bach, dans son orchestration par Webern (1935), puis le ballet de Stravinsky, Orpheus, créé en 1948. Le ricercare est pris dans un tempo extrêmement retenu, analytique, commun à nombre d'œuvres sérielles. Les timbres y sont splendides avec une élégance et une douceur exemplaires. Les phrasés, malgré la décomposition à laquelle se livre Webern (Klangfarbenmelodie), sont amples et soutenus. Orpheus est une œuvre majeure, ballet en trois tableaux, qui compte 11 numéros. Certes il est possible, la preuve en est, de l'écouter comme une musique « pure », dans l'ignorance de l'action décrite par la partition. Mais le surtitrage des titres et didascalies donnés par Stravinsky aurait facilité l'écoute du plus grand nombre. Du très grand Stravinsky, plus sensible à Monteverdi, découvert grâce à Balanchine, qu'à Gluck ou Offenbach.

La seconde partie, dont le chœur et les solistes seront les principaux acteurs, toujours centrée sur Bach et Stravinsky, les unit encore plus intimement. Contemporaine des Variations canoniques sur le choral « Vom Himmel hoch », la partition du Canticum sacrum, écrite pour la Biennale de Venise, créée en 1956 à la basilique Saint-Marc, dont l'architecture dicte celle de l'œuvre1, fait appel à des écritures différentes (modales, sérielles, atonales) que le génie de Stravinsky unifie. Le célèbre Jesu, meine Freude  et le Canticum sacrum sont judicieusement démembrés et associés. Cette surprenante construction a un double mérite : à travers la permanence du choral, elle permet à un auditoire peu familier du « dernier » Stravinsky d'accéder à la quintessence de son art. D'autre part, la fidélité à l'esprit qui présida à sa composition ne saurait faire débat chez les puristes. Le travail d'écriture orchestrale accompli par Michael Gielen autour du motet de Bach métamorphose cette page sereine, douloureuse ou véhémente en une pièce aux couleurs stravinskiennes, à la fois hiératique et raffinée. Le premier cluster, confié dans la nuance piano à l'orgue surprend, avant que le chœur entonne a cappella le choral homophone, pour être ensuite doublé par les cordes. Bach est de tous les temps, pour notre bonheur. Autour du chant, Michael Gielen tisse un écrin contemporain extraordinaire qui le magnifie : la fréquentation intime des œuvres qu'il sert sans relâche depuis plus d'un demi-siècle a laissé son empreinte.

Le chœur très homogène se joue de toutes les difficultés et passe de Bach à Stravinsky avec une facilité surprenante. La mise en place porte la marque de l'exigence de Michael Gielen : la perfection est au rendez-vous, qu'il s'agisse de l'émission, de l'articulation, du phrasé, des nuances, de la précision extrême.

Si le premier duo où ténor et baryton chantent à la quarte ou à la quinte semble relativement facile, il en va de toute autre manière ensuite. L'écriture sérielle de Surge aquilo, pour le ténor, et atonale de Brevis motus pour le baryton entraîne une difficulté rare d'intonation. Tous deux, Marcel Beekman et Rudolf Rosen, font preuve d'une aisance déconcertante et semblent se jouer des pièges de la prosodie et de rythmes particulièrement complexes.

Les qualités du SWR Sinfonieorchester Baden-Baden sont connues, particulièrement dans ce répertoire. Si les cordes sont soyeuses, ce sont les vents, agiles, excellant dans les passages piano, qui appellent tous les suffrages. Les hautbois, le cor anglais, les cors, les bassons sont admirables, tout comme trompettes et trombones. Cette soirée prend une dimension particulière lorsque l'on sait que l'orchestre est promis à la disparition en 2016 (fusion avec le SWR Sinfonieorchester Stuttgart). Décision d'autant plus déplorable que l'excellence et la spécificité de cette formation sont unanimement reconnues. Depuis Hans Rosbaud et Ernest Bour, les dizaines d'enregistrements réalisés avec Michael Gielen (ainsi le Canticum sacrum), Hans Zender, Sylvain Cambreling et François-Xavier Roth l'attestent. Doit-on espérer encore un miracle ?

Eusebius
8 décembre 2014

1. le rapprochement avec le célèbre motet Nuper rosarum florescomposé par Dufay pour Santa Maria del Fiore de Florence — avec un symbolisme formel extraordinaire, également lié à l'architecture — semble avoir échappé aux musicologues.


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