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Paul Valéry
1871-1945

Discours prononcé
au deuxième congrès international
d'esthétique et de science de l'art
Paris1937
Dans «Variété» (4) Gallimard, Paris 1939, p. 235-265

 

Messieurs,

Votre Comité ne craint pas le paradoxe, puisqu'il a décidé de faire parler ici, – comme on placerait une ouverture de musique fantaisiste au commencement d'un grand opéra, – un simple amateur très embarrassé de soi-même devant les plus éminents représentants de l'Esthétique, délégués de toutes les nations.

Mais, peut-être, cet acte souverain, et d'abord assez étonnant, de vos organisateurs, s'explique-t-il par une considération que je vous soumets, qui permettrait de transformer le paradoxe de ma présence parlante à cette place, au moment solennel de l'ouverture des débats de ce Congrès, en une mesure de signification et de portée assez profondes.

J'ai souvent pensé que dans le développement de toute science constituée et déjà assez éloignée de ses origines, il pouvait être quelquefois utile, et presque toujours intéressant, d'interpeller un mortel d'entre les mortels, d'invoquer un homme suffisamment étranger à cette science, et de l'interroger s'il a quelque idée de l'objet, des moyens, des résultats, des applications possibles d'une discipline, dont j'admets qu'il connaisse le nom. Ce qu'il répondrait n'aurait généralement aucune importance ; mais je m'assure que les questions posées à un individu qui n'a pour lui que sa simplicité et sa bonne foi, se réfléchiraient en quelque sorte sur sa naïveté, et reviendraient aux savants hommes qui l'interrogent, raviver en eux certaines difficultés élémentaires ou certaines conventions initiales, de celles qui se font oublier, et qui s'effacent si aisément de l'esprit, quand on avance dans les délicatesses et la structure fine d'une recherche passionnément poursuivie et approfondie.

Quelque personne qui dirait à quelque autre (par laquelle je représente une science) : Que faites-vous ? Que cherchez-vous ? Que voulez-vous ? Où pensez-vous d'arriver ? Et en somme, qui êtes-vous ? obligerait sans doute, l'esprit interrogé à quelque retour fructueux sur ses intentions premières et ses fins dernières, sur les racines et le principe moteur de sa curiosité, et enfin sur la substance même de son savoir. Et ceci n'est peut-être pas sans intérêt.

Si c'est bien là, Messieurs, le rôle d'ingénu à quoi le Comité me destine, je suis aussitôt à mon aise, et je sais ce que je viens faire : je viens ignorer tout haut.

Je vous déclare tout d'abord que le nom seul de l'Esthétique m'a toujours véritablement émerveillé, et qu'il produit encore sur moi un effet d'éblouissement, si ce n'est d'intimidation. Il me fait hésiter l'esprit entre l'idée étrangement séduisante d'une « Science du Beau », qui, d'une part, nous ferait discerner à coup sûr ce qu'il faut aimer, ce qu'il faut haïr, ce qu'il faut acclamer, ce qu'il faut détruire ; et qui, d'autre part, nous enseignerait à produire, à coup sûr, des œuvres d'art d'une incontestable valeur ; et en regard de cette première idée, l'idée d'une « Science des Sensations », non moins séduisante, et peut-être encore plus séduisante que la première. S'il me fallait choisir entre le destin d'être un homme qui sait comment et pourquoi telle chose est ce qu'on nomme « belle », et celui de savoir ce que c'est que sentir, je crois bien que je choisirais le second, avec l'arrière-pensée que cette connaissance, si elle était possible, (et je crains bien qu'elle ne soit même pas concevable), me livrerait bientôt tous les secrets de l'art.

Mais, dans cet embarras, je suis secouru par la pensée d'une méthode toute cartésienne (puisqu'il faut honorer et suivre Descartes, cette année) qui, se fondant sur l'observation pure, me donnera de l'Esthétique une notion précise et irréprochable.

Je m'appliquerai à faire un « dénombrement très entier » et une revue des plus générales, comme il est conseillé par le Discours. Je me place (mais j'y suis déjà placé) hors de l'enceinte où s'élabore l'Esthétique, et j'observe ce qui en sort. Il en sort quantité de productions de quantité d'esprits. Je m'occupe d'en relever les sujets ; j'essaye de les classer, et je jugerai que le nombre de mes observations suffit à mon dessein, quand je verrai que je n'ai plus besoin de former de classe nouvelle. Alors je décréterai devant moi-même que l'Esthétique, à telle date, c'est l'ensemble ainsi assemblé et ordonné. En vérité, peut-elle être autre chose, et puis-je rien faire de plus sûr et de plus sage ? Mais ce qui est sûr et qui est sage n'est pas toujours le plus expédient ni le plus clair, et je m'avise que je dois à présent, pour construire une notion de l'Esthétique qui me rende quelque service, tenter de résumer en peu de paroles l'objet commun de tous ces produits de l'esprit. Ma tâche est de consumer cette matière immense... Je compulse ; je feuillette... Qu'est-ce donc que je trouve ? Le hasard m'offre d'abord une page de Géométrie pure ; une autre qui ressortit à la Morphologie biologique. Voici un très grand nombre de livres d'Histoire. Et ni l'Anatomie, ni la Physiologie, ni la Cristallographie, ni l'Acoustique ne manquent à la collection ; qui pour un chapitre, qui pour un paragraphe, il n'est presque de science qui ne paye tribut.

Et je suis loin de compte, encore !... J'aborde l'infini indénombrable des techniques. De la taille des pierres à la gymnastique des danseuses, des secrets du vitrail au mystère des vernis de violons, des canons de la fugue à la fonte de la cire perdue, de la diction des vers à la peinture encaustique, à la coupe des robes, à la marqueterie, au tracé des jardins, – que de traités, d'albums, de thèses, de travaux de toute dimension, de tout âge et de tout format !... Le dénombrement cartésien devient illusoire, devant cette prodigieuse diversité où le tour-de-main voisine avec la section d'or. Il semble qu'il n'y ait point de limites à cette prolifération de recherches, de procédés, de contributions, qui, toutes, ont cependant quelque rapport avec l'objet auquel je pense, et dont je demande l'idée claire. A demi découragé, j'abandonne l'explication de la quantité des techniques… Que me reste-t-il à consulter ? Deux amas d'inégale importance : l'un me semble formé d'ouvrages où la morale joue un grand rôle. J'entrevois qu'il y est question des rapports intermittents de l'Art et du Bien, et me détourne aussitôt de ce tas, attiré que je suis par un autre bien plus imposant. Quelque chose me dit que mon dernier espoir de me forger en quelques mots une bonne définition de l'Esthétique gît dans celui-ci...

Je rassemble donc mes esprits et j'attaque ce lot réservé, qui est une pyramide de productions métaphysiques.

C'est là, Messieurs, que je crois que je trouverai le germe et le premier mot de votre science. Toutes vos recherches, pour autant qu'on peut les grouper, se rapportent à un acte initial de la curiosité philosophique. L'Esthétique naquit un jour d'une remarque et d'un appétit de philosophe. Cet événement, sans doute, ne fut pas du tout accidentel. Il était presque inévitable que dans son entreprise d'attaque générale des choses et de transformation systématique de tout ce qui vient se produire à l'esprit, le philosophe, procédant de demande en réponse, s'efforçant d'assimiler et de réduire à un type d'expression cohérente qui est en lui, la variété de la connaissance, rencontrât certaines questions qui ne se rangent ni parmi celles de l'intelligence pure, ni dans la sphère de la sensibilité toute seule, ni non plus dans les domaines de l'action ordinaire des hommes ; mais qui tiennent de ces divers modes, et qui les combinent si étroitement qu'il fallut bien les considérer à part de tous les autres sujets d'études, leur attribuer une valeur et une signification irréductibles, et donc leur faire un sort, leur trouver une justification devant la raison, une fin comme une nécessité, dans le plan d'un bon système du monde.

L'Esthétique ainsi décrétée, d'abord et pendant fort longtemps, se développa in abstracto dans l'espace de la pensée pure, et fut construite par assises, à partir des matériaux bruts du langage commun, par le bizarre et industrieux animal dialectique qui les décompose de son mieux, en isole les éléments qu'il croit simples, et se dépense à édifier, en appareillant et contrastant les intelligibles, la demeure de la vie spéculative,

A la racine des problèmes qu'elle avait pris pour siens, la naissante Esthétique considérait un certain genre de plaisir.

Le plaisir, comme la douleur (que je ne rapproche l'un de l'autre que pour me conformer à l'usage rhétorique, mais dont les relations, si elles existent, doivent être bien plus subtiles que celle de se « faire pendant ») ce sont des éléments toujours bien gênants dans une construction intellectuelle. Ils sont indéfinissables, incommensurables, incomparables de toute façon. Ils offrent le type même de cette confusion ou de cette dépendance réciproque de l'observateur et de la chose observée, qui est en train de faire le désespoir de la physique théorique.

Toutefois le plaisir d'espèce commune, le fait purement sensoriel, avait reçu assez aisément un rôle fonctionnel honorable et limité : on lui avait assigné un emploi généralement utile dans le mécanisme de la conservation de l'individu, et de toute confiance dans celui de la propagation de la race ; et je n'y contredis pas. En somme le phénomène Plaisir était sauvé aux yeux de la raison, par des arguments de finalité jadis, assez solides...

Mais il y a plaisir et plaisir. Tout plaisir ne se laisse pas si facilement reconduire à une place bien déterminée dans un bon ordre des choses. Il en est qui ne servent à rien dans l'économie de la vie et qui ne peuvent, d'autre part, être regardés comme de simples aberrations d'une faculté de se sentir nécessaire â l'être vivant. Ni l'utilité ni l'abus ne les expliquent. Ce n'est pas tout. Cette sorte de plaisir est indivisible de développements qui excèdent le domaine de la sensibilité, et la rattachent toujours à la production de modifications affectives, de celles qui se prolongent et s'enrichissent dans les voies de l'intellect, et conduisent parfois à l'entreprise d'actions extérieures sur la matière, sur les sens et sur l'esprit d'autrui exigeant l'exercice combiné de toutes les puissances humaines.

Tel est le point. Un plaisir qui s'approfondit quelquefois jusqu'à communiquer une illusion de compréhension intime de l'objet qui le cause ; un plaisir qui excite l'intelligence, la défie, et lui fait aimer sa défaite ; davantage, un plaisir qui peut irriter l'étrange besoin de produire, ou de reproduire la chose, l'événement ou l'objet ou l'état, auquel il semble attaché, et qui devient par là une source d'activité sans terme certain, capable d'imposer une discipline, un zèle, des tourments à toute une vie, et de la remplir, si ce n'est d'en déborder, – propose à la pensée une énigme singulièrement spécieuse qui ne pouvait échapper au désir et à l'étreinte de l'hydre métaphysique. Rien de plus digne de la volonté de puissance du philosophe que cet ordre de faits dans lequel il trouvait le sentir, le saisir, le vouloir et le faire, liés d'une liaison essentielle, qui accusait une réciprocité remarquable entre ces termes, et s'opposait à l'effort scholastique, sinon cartésien, de division de la difficulté. L'alliance d'une forme, d'une matière, d'une pensée, d'une action et d'une passion ; l'absence d'un but bien déterminé, et d'aucun achèvement qui pût s'exprimer en notions finies ; un désir et sa récompense se régénérant l'un par l'autre ; ce désir devenant créateur et par là, cause de soi ; et se détachant quelquefois de toute création particulière et de toute satisfaction dernière, pour se révéler désir de créer pour créer, – tout ceci anima l'esprit de métaphysique : il y appliqua la même attention qu'il applique à tous les autres problèmes qu'il a coutume de se forger pour exercer sa fonction de reconstructeur de la connaissance en forme universelle.

Mais un esprit qui vise à ce degré sublime, où il espère s'établir en état de suprématie, façonne le monde qu'il ne croit que représenter. Il est bien trop puissant pour ne voir que ce qui se voit. Il est induit à s'écarter insensiblement de son modèle dont il refuse le vrai visage, qui lui propose seulement le chaos, le désordre instantané des choses observables : il est tenté de négliger les singularités et les irrégularités qui s'expriment malaisément et qui tourmentent l'uniformité distributive des méthodes. Il analyse logiquement ce qu'on dit. Il y applique la question, et tire, de l'adversaire même, ce que celui-ci ne soupçonnait pas qu'il pensât. Il lui montre une invisible substance sous le visible, qui est accident : il lui change son réel en apparence ; il se plaît à créer les noms qui manquent au langage pour satisfaire les équilibres formels des propositions : s'il manque quelque sujet, il le fait engendrer par un attribut ; si la contradiction menace, la distinction se glisse dans le jeu, et sauve la partie…

Et tout ceci va bien, – jusqu'à un certain point.

Ainsi, devant le mystère du plaisir dont je parle, le Philosophe justement soucieux de lui trouver une place catégorique, un sens universel, une fonction intelligible ; séduit, mais intrigué, par la combinaison de volupté, de fécondité, et d'une énergie assez comparable à celle qui se dégage de l'amour, qu'il y découvrait ; ne pouvant séparer, dans ce nouvel objet de son regard, la nécessité de l'arbitraire, la contemplation de l'action, ni la matière de l'esprit, – toutefois ne laissa pas de vouloir réduire par ses moyens ordinaires d'exhaustion et de division progressive, ce monstre de la Fable Intellectuelle, sphinx ou griffon, sirène ou centaure, en qui la sensation, l'action, le songe, l'instinct, les réflexions, le rythme et la démesure se composent aussi intimement que les éléments chimiques dans les corps vivants ; qui parfois nous est offert par la nature, mais comme au hasard, et d'autres fois, formé, au prix d'immenses efforts de l'homme, qui en fait le produit de tout ce qu'il peut dépenser d'esprit, de temps, d'obstination, et en somme, de vie.

La Dialectique, poursuivant passionnément cette proie merveilleuse, la pressa, la traqua, la força dans le bosquet des Notions Pures.

C'est là qu'elle saisit l'Idée du Beau.

Mais c'est une chasse magique que la chasse dialectique. Dans la forêt enchantée du Langage, les poètes vont tout exprès pour se perdre, et s'y enivrer d'égarement, cherchant les carrefours de signification, les échos imprévus, les rencontres étranges ; ils n'en craignent ni les détours, ni les surprises, ni les ténèbres ; – mais le veneur qui s'y excite à courre la « vérité », à suivre une voie unique et continue, dont chaque élément soit le seul qu'il doive prendre pour ne perdre ni la piste, ni le gain du chemin parcouru, s'expose à ne capturer enfin que son ombre. Gigantesque, parfois ; mais ombre tout de même.

Il était fatal, sans doute, que l'application de l'analyse dialectique à des problèmes qui ne se renferment pas dans un domaine bien déterminé, qui ne s'expriment pas en termes exacts, ne produisît que des « vérités » intérieures à l'enceinte conventionnelle d'une doctrine, et que de belles réalités insoumises vinssent toujours troubler la souveraineté du Beau Idéal et la sérénité de sa définition.

Je ne dis pas que la découverte de l'Idée du Beau n'ait pas été un événement extraordinaire et qu'elle n'ait pas engendré des conséquences positives d'importance considérable. Toute l'histoire de l'Art occidental manifeste ce qu'on lui dut, pendant plus de vingt siècles, en fait de styles et d'œuvres du premier ordre. La pensée abstraite s'est ici montrée non moins féconde qu'elle l'a été dans l'édification de la science. Mais cette idée, pourtant, portait en elle le vice originel et inévitable auquel je viens de faire allusion.

Pureté, généralité, rigueur, logique étaient en cette matière des vertus génératrices de paradoxes, dont voici le plus admirable : l'Esthétique des métaphysiciens exigeait que l'on séparât le Beau des belles choses !...

Or, s'il est vrai qu'il n'y a point de science du particulier, il n'y a pas d'action ni de production qui ne soit, au contraire, essentiellement particulière, et il n'y a point de sensation qui subsiste dans l'universel. Le réel refuse l'ordre et l'unité que la pensée veut lui infliger. L'unité de la nature n'apparaît que dans des systèmes de signes expressément faits à cette fin, et l'univers n'est qu'une invention plus ou moins commode.

Le plaisir, enfin n'existe que dans l'instant, et rien, de plus individuel, de plus incertain, de plus incommunicable. Les jugements que l'on en fait ne permettent aucun raisonnement, car loin d'analyser leur sujet, au contraire, et en vérité, ils y ajoutent un attribut d'indétermination : dire qu'un objet est beau, c'est lui donner valeur d'énigme.

Mais il n'y aura même plus lieu de parler d'un bel objet, puisque nous avons isolé le Beau des belles choses. Je ne sais si l'on a assez observé cette conséquence étonnante : que la déduction d'une Esthétique Métaphysique, qui tend à substituer une connaissance intellectuelle à l'effet immédiat et singulier des phénomènes et à leur résonance spécifique, tend à nous dispenser de l'expérience du Beau, en tant qu'il se rencontre dans le monde sensible. L'essence de la beauté étant obtenue, ses formules générales écrites, la nature avec l'art épuisés, surmontés, remplacés par la possession du principe et par la certitude de ses développements, toutes les œuvres et tous les aspects qui nous ravissaient peuvent bien disparaître, ou ne plus servir que d'exemples, de moyens didactiques, provisoirement exhibés.

Cette conséquence n'est pas avouée, – je n'en doute pas – elle n'est guère avouable. Aucun des dialecticiens de l'Esthétique ne consentira qu'il n'a plus besoin de ses yeux ni de ses oreilles au-delà des occasions de la vie pratique. Et davantage, aucun d'eux ne prétendra qu'il pourrait, grâce à ses formules, se divertir à exécuter, – ou du moins à définir en toute précision d'incontestables chefs-d'œuvre, sans y mettre autre chose de soi que l'application de son esprit à une sorte de calcul.

Tout, d'ailleurs, n'est pas imaginaire dans cette supposition. Nous savons que quelque rêve de ce genre a hanté plus d'une tête, et non des moins puissantes ; et nous savons, d'autre part, combien la critique, jadis, se sentant des préceptes infaillibles, a usé et abusé, dans l'estime des œuvres, de l'autorité qu'elle pensait tenir de ses principes. C'est qu'il n'est pas de tentation plus grande que celle de décider souverainement dans les matières incertaines.

Le seul propos d'une « Science du Beau » devait fatalement être ruiné par la diversité des beautés produites ou admises dans le monde et dans la durée. S'agissant de plaisir, il n'y a plus que des questions de fait. Les individus jouissent comme ils peuvent et de ce qu'ils peuvent ; et la malice de la sensibilité est infinie. Les conseils les mieux fondés sont déjoués par elle, quand même ils soient le fruit des observations les plus sagaces et des raisonnements les plus déliés.

Quoi de plus juste, par exemple, et de plus satisfaisant pour l'esprit que la fameuse règle des unités, si conforme aux exigences de l'attention et si favorable à la solidité, à la densité de l'action dramatique ?

Mais un Shakespeare, entre autres, l'ignore et triomphe. Ici, je me permettrai, en passant, d'émettre une idée qui me vient, et que je donne, comme elle me vient, à l'état fragile de fantaisie : Shakespeare, si libre sur le théâtre, a composé, d'autre part, d'illustres sonnets, faits selon toutes les règles, et visiblement très soignés ; qui sait si ce grand homme n'attachait pas bien plus de prix à ces poèmes étudiés qu'aux tragédies et aux comédies qu'il improvisait, modifiait sur la scène même, et pour un public de hasard ?

Mais le mépris ou l'abandon qui finirent par exténuer la Règle des Anciens, ne signifie point que les préceptes qui la composent soient dénués de valeur ; mais seulement, qu'on leur attribuait une valeur qui n'était qu'imaginaire, celle de conditions absolues de l'effet le plus désirable d'une œuvre. J'entends par « effet le plus désirable » (c'est une définition de circonstance) celui que produirait une œuvre dont l'impression immédiate qu'on en reçoit, le choc initial, et le jugement que l'on en fait à loisir, à la réflexion, à l'examen de sa structure et de sa forme, s'opposeraient entre eux le moins possible ; mais au contraire, s'accorderaient, l'analyse et l'étude confirmant et accroissant la satisfaction du premier contact.

Il arrive à bien des ouvrages (et c'est aussi l'objet restreint de certains arts) qu'ils ne puissent donner autre chose, que des effets de première intention. Si l'on s'attarde sur eux, on trouve qu'ils n'existent qu'au prix de quelque inconséquence, ou de quelque impossibilité ou de quelque prestige, qu'un regard prolongé, des questions indiscrètes, une curiosité un peu trop développée mettraient en péril. Il est des monuments d'architecture qui ne procèdent que du désir de dresser un décor impressionnant, qui soit vu d'un point choisi ; et cette tentation conduit assez souvent le constructeur à sacrifier telles qualités, dont l'absence et le défaut apparaissent si l'on s'écarte quelque peu de la place favorable prévue. Le public confond trop souvent l'art restreint du décor, dont les conditions s'établissent par rapport à un lieu bien défini et limité, et veulent une perspective unique et un certain éclairage, avec l'art complet dans lequel la structure, les relations, rendues sensibles, de la matière, des formes et des forces sont dominantes, reconnaissables de tous les points de l'espace, et introduisent, en quelque sorte, dans la vision, je ne sais quelle présence du sentiment de la masse, de la puissance statique, de l'effort et des antagonismes musculaires qui nous identifient avec l'édifice, par une certaine conscience de notre corps tout entier.

Je m'excuse de cette digression. Je reviens à cette Esthétique dont je disais qu'elle a reçu de l'événement presque autant de démentis que d'occasions où elle a cru pouvoir dominer le goût, juger définitivement du mérite des œuvres, s'imposer aux artistes comme au public, et forcer les gens d'aimer ce qu'ils n'aimaient pas et d'abhorrer ce qu'ils aimaient.

Mais ce n'est que sa prétention qui fut ruinée. Elle valait mieux que son rêve. Son erreur, à mon sens, ne portait que sur elle-même et sa vraie nature ; sur sa vraie valeur et sur sa fonction. Elle se croyait universelle ; mais au contraire, elle était merveilleusement soi, c'est-à-dire originale. Quoi de plus original que de s'opposer à la plupart des tendances, des goûts et des productions existantes ou possibles, que de condamner l'Inde et la Chine, le « gothique » avec le mauresque, et de répudier presque toute la richesse du monde pour vouloir et produire autre chose : un objet sensible de délice qui fût en accord parfait avec les retours et les jugements de la raison, et une harmonie de l'instant avec ce que découvre à loisir la durée ?

A l'époque, (qui n'est pas révolue), où de grands débats se sont élevés entre les poètes, les uns tenant pour les vers que l'on nomme « libres », les autres pour les vers de la tradition, qui sont soumis à diverses règles conventionnelles, je me disais parfois que la prétendue hardiesse des uns, la prétendue servitude des autres n'étaient qu'une affaire de pure chronologie, et que si la liberté prosodique eût seule existé jusqu'alors, et que l'on eût vu tout à coup inventer par quelques têtes absurdes la rime et l'alexandrin à césure, on eût crié à la folie ou à l'intention de mystifier le lecteur... Il est assez facile, dans les arts, de concevoir l'interversion des anciens et des modernes, de considérer Racine venu un siècle après Victor Hugo...

Notre Esthétique rigoureusement pure m'apparaît donc comme une invention qui s'ignore en tant que telle, et s'est prise pour déduction invincible de quelques principes évidents. Boileau croyait suivre la raison : il était insensible à toute la bizarrerie et la particularité des préceptes. Quoi de plus capricieux que la proscription de l'hiatus ? Quoi de plus subtil que la justification des avantages de la rime ?

Observons qu'il n'est rien de plus naturel et peut-être de plus inévitable que de prendre ce qui paraît simple, évident et général pour autre chose que le résultat local d'une réflexion personnelle. Tout ce qui se croit universel est un effet particulier. Tout univers que nous formions, il répond à un point unique, et nous enferme.

Mais, fort loin de méconnaître l'importance de l'Esthétique raisonnée, je lui réserve, au contraire un rôle positif et de la plus grande conséquence réelle. Une Esthétique émanée de la réflexion et d'une volonté suivie de compréhension des fins de l'art, portant sa prétention jusqu'à interdire certains moyens, ou à prescrire des conditions à la jouissance comme à la production des œuvres, peut rendre et a rendu, en fait, d'immenses services, à tel artiste ou à telle famille d'artistes, à titre de participation, de formulaire d'un certain art (et non de tout art). Elle donne des lois sous lesquelles il est possible de ranger les nombreuses conventions et desquelles on peut dériver les décisions de détail qu'un ouvrage assemble et coordonne. De telles formules peuvent, d'ailleurs, avoir dans certains cas, vertu créatrice, suggérer bien des idées que l'on n'eût jamais eues sans elles. La restriction est inventive au moins autant de fois que la surabondance des libertés peut l'être. Je n'irai pas jusqu'à dire avec Joseph de Maistre que tout ce qui gêne l'homme le fortifie. De Maistre ne songeait peut-être pas qu'il est des chaussures trop étroites. Mais, s'agissant des arts, il me répondrait assez bien, sans doute, que des chaussures trop étroites nous feraient inventer des danses toutes nouvelles.

On voit que je considère ce que l'on nomme l'Art classique, et qui est l'Art accordé à l'Idée du Beau, comme une singularité, et point comme la forme d'Art la plus générale et la plus pure. Je ne dis point que ce ne soit point là mon sentiment personnel ; mais je ne donne pas d'autre valeur que d'être mienne à cette préférence.

Le terme de parti pris que j'ai employé signifie, dans ma pensée, que les préceptes élaborés par le théoricien, le travail d'analyse conceptuelle qu'il a accompli en vue de passer du désordre des jugements à l'ordre, du fait au droit, du relatif à l'absolu, et de s'établir dans une possession dogmatique, au plus haut de la conscience du Beau, deviennent utilisables dans la pratique de l'Art, à titre de convention choisie entre d'autres également possibles, par un acte non obligatoire, – et non sous la pression d'une nécessité intellectuelle inéluctable, à laquelle on ne peut se soustraire, une fois que l'on a compris de quoi il s'agissait.

Car ce qui contraint la raison ne contraint jamais qu'elle seule.

La raison est une déesse que nous croyons qui veille, mais bien plutôt qui dort, dans quelque grotte de notre esprit : elle nous apparaît quelquefois pour nous engager à calculer les diverses probabilités des conséquences de nos actes. Elle nous suggère, de temps à autre, (car la loi de ces apparitions de la raison à notre conscience est tout irrationnelle), de simuler une parfaite égalité de nos jugements, une distribution de prévision exempte de préférences secrètes, un bel équilibre d'arguments ; et tout ceci exige de nous ce qui répugne le plus à notre nature, – notre absence. Cette auguste Raison voudrait que nous essayions de nous identifier avec le réel afin de le dominer, imperare parendo ; mais nous sommes réels nous-mêmes (ou rien ne l'est), et le sommes surtout quand nous agissons, ce qui exige une tendance, c'est-à-dire une inégalité, c'est-à-dire une sorte d'injustice, dont le principe, presque invincible, est notre personne, qui est singulière et différente de toutes les autres, ce qui est contraire à la raison. La raison ignore ou assimile les personnes, qui, parfois, le lui rendent bien. Elle est seulement occupée de types et de comparaisons systématiques, de hiérarchies idéales des valeurs, d'énumération d'hypothèses symétriques, et tout ceci, dont la formation la définit, s'accomplit dans la pensée, et non ailleurs.

Mais le travail de l'artiste, même dans la partie toute mentale de ce travail, ne peut se réduire à des opérations de pensée directrice. D'une part, la matière, les moyens, le moment même, et une foule d'accidents (lesquels caractérisent le réel, au moins pour le non-philosophe) introduisent dans la fabrication de l'ouvrage une quantité de conditions qui, non seulement, importent de l'imprévu et de l'indéterminé dans le drame de la création, mais encore concourent à le rendre rationnellement inconcevable, car elles l'engagent dans le domaine des choses, où il se fait chose; et de pensable, devient sensible.

D'autre part, qu'il le veuille ou non, l'artiste ne peut absolument pas se détacher du sentiment de l'arbitraire. Il procède de l'arbitraire vers une certaine nécessité, et d'un certain désordre vers un certain ordre ; et il ne peut se passer de la sensation constante de cet arbitraire et de ce désordre, qui s'opposent à ce qui naît sous ses mains et qui lui apparaît nécessaire et ordonné. C'est ce contraste qui lui fait ressentir qu'il crée, puisqu'il ne peut déduire ce qui lui vient de ce qu'il a.

Sa nécessité est par là toute différente de celle du logicien. Elle est toute dans l'instant de ce contraste, et tient sa force des propriétés de cet instant de résolution, qu'il s'agira de retrouver ensuite, ou de transposer ou de prolonger, secundum artem.

La nécessité du logicien résulte d'une certaine impossibilité de penser, qui frappe la contradiction : elle a pour fondement la conservation rigoureuse des conventions de notation, – des définitions et des postulats. Mais ceci exclut du domaine dialectique tout ce qui est indéfinissable ou mal définissable, tout ce qui n'est pas essentiellement langage, ni réductible à des expressions par le langage. Il n'y a pas de contradiction sans diction, c'est-à-dire, hors du discours. Le discours est donc une fin pour le métaphysicien, et il n'est guère qu'un moyen pour l'homme qui vise à des actes. Le métaphysicien s'étant d'abord préoccupé du Vrai, en lequel il a mis toutes ses complaisances, et qu'il reconnaît à l'absence de contradictions, quand il découvre ensuite l'Idée du Beau, et qu'il veut en développer la nature et les conséquences, il ne peut qu'il ne lui souvienne de la recherche de sa Vérité ; et le voici qui poursuit sous le nom du Beau, quelque Vrai de seconde espèce : il invente, sans s'en douter, un Vrai du Beau ; et par là, comme je l'ai déjà dit, il sépare le Beau des moments et des choses, parmi lesquels les beaux moments et les belles choses.

Quand il revient aux œuvres d'art, il est donc tenté d'en juger selon des principes, car son esprit est dressé à chercher la conformité. Il lui faut donc traduire d'abord son impression en paroles, et il jugera sur paroles, spéculera sur l'unité, la variété et autres concepts. Il pose donc l'existence d'une Vérité dans l'ordre du plaisir connaissable et reconnaissable par toute personne : il décrète l'égalité des hommes devant le plaisir, prononce qu'il y a de vrais plaisirs et de faux plaisirs, et que l'on peut former des juges pour dire le droit en toute infaillibilité.

Je n'exagère point. Il n'y a pas de doute que la ferme croyance à la possibilité de résoudre le problème de la subjectivité des jugements en matière d'art et de goûts, n'ait été plus ou moins établie dans la pensée de tous ceux qui ont rêvé, tenté ou accompli l'édification d'une Esthétique dogmatique. Avouons, Messieurs, que nul d'entre nous n'échappe à cette tentation, et ne glisse assez souvent du singulier à l'universel, fasciné par les promesses du démon dialectique. Ce séducteur nous fait désirer que tout se réduise et s'achève en termes catégoriques, et que le Verbe soit à la fin de toutes choses. Mais il faut lui répondre par cette simple observation que l'action même du Beau sur quelqu'un consiste à le rendre muet.

Muet, d'abord ; mais nous observerons bientôt cette suite très remarquable de l'effet produit : Si, sans la moindre intention de juger, nous essayons de décrire nos impressions immédiates de l'événement de notre sensibilité qui vient de nous affecter, cette description exige de nous l'emploi de la contradiction. Le phénomène nous oblige à ces expressions scandaleuses : la nécessité de l'arbitraire ; la nécessité par l'arbitraire.

Plaçons-nous donc dans l'état qu'il faut : celui où nous transporte une œuvre qui soit de celles qui nous contraignent à les désirer d'autant plus que nous les possédons davantage (nous n'avons qu'à consulter notre mémoire pour y trouver, je l'espère, un modèle d'un tel état). Nous nous trouvons alors un curieux mélange, ou plutôt, une curieuse alternance de sentiments naissants, dont je crois que la présence et le contraste sont caractéristiques.

Nous sentons, d'une part, que la source ou l'objet de notre volonté nous convient de si près que nous ne pouvons le concevoir différent. Même dans certains cas de suprême contentement, nous éprouvons que nous nous transformons, en quelque manière profonde, pour nous faire celui dont la sensibilité générale est capable de telle extrémité ou plénitude de délice.

Mais, nous ne sentons pas moins, ni moins fortement, et comme par un autre sens, que le phénomène qui cause et développe en nous cet état, et nous inflige sa puissance invisible, aurait pu ne pas être ; et même, aurait dû ne pas être, et se classe dans l'improbable. Cependant que notre jouissance ou notre joie est forte comme un fait, l'existence et la formation du moyen, de l'instrument générateur de notre sensation nous semblent accidentelles. Cette existence nous apparaît l'effet d'un hasard très heureux, d'une chance, d'un don gratuit de la Fortune. C'est en quoi, remarquons-le, une analogie particulière se découvre entre l'effet d'une œuvre d'art et celui d'un aspect de la nature, dû à quelque accident géologique, à une combinaison passagère de lumière et de vapeur d'eau dans le ciel, etc.

Parfois, nous ne pouvons imaginer qu'un certain homme comme nous soit l'auteur d'un bienfait si extraordinaire, et la gloire que nous lui donnons est l'expression de cette impuissance.

Or, ce sentiment contradictoire existe au plus haut degré dans l'artiste : il est une condition de toute œuvre. L'artiste vit dans l'intimité de son arbitraire et dans l'attente de sa nécessité. Il demande celle-ci à tous les instants ; il l'obtient des circonstances les plus imprévues, les plus insignifiantes, et il n'y a aucune proportion, aucune uniformité de relation entre la grandeur de l'effet et l'importance de la cause. Il attend une réponse absolument précise (puisqu'elle doit engendrer un acte d'exécution) à une question essentiellement incomplète : il désire l'effet que produira en lui ce qui de lui peut naître. Parfois le don précède la demande, et surprend un homme qui se trouve comblé, sans préparation. Ce cas d'une grâce soudaine est celui qui manifeste le plus fortement le contraste dont on a parlé tout à l'heure entre les deux sensations qui accompagnent un même phénomène ; ce qui nous semble avoir pu ne pas être s'impose à nous avec la même puissance de ce qui ne pouvait pas ne pas être, et qui devait être ce qu'il est.

Je vous avoue, Messieurs, que je n'ai jamais pu aller plus avant dans mes réflexions sur ces problèmes, à moins de me risquer au-delà des observations que je pouvais faire sur moi. Si je me suis étendu sur la nature de l'Esthétique proprement philosophique, c'est qu'elle nous offre le type même d'un développement abstrait appliqué ou infligé à une diversité infinie d'impressions concrètes et complexes. Il en résulte qu'elle ne parle pas de ce dont elle croit parler, et dont il n'est pas démontré, d'ailleurs, que l'on puisse parler. Toutefois elle fut incontestablement créatrice, Qu'il s'agisse des règles du théâtre, de celles de la poésie, des canons de l'architecture, de la section d'or, la volonté de dégager une Science de l'art, ou du moins, d'instituer des méthodes, et, en quelque sorte, d'organiser un terrain conquis, ou que l'on croit définitivement conquis, elle a séduit les plus grands philosophes. C'est pourquoi il m'est arrivé naguère de confondre ces deux races, et cet égarement n'a pas été sans me valoir quelques reproches assez sévères. J'ai cru voir dans Léonard un penseur ; dans Spinoza, une manière de poète ou d'architecte, Je me suis sans doute trompé. Il me semblait cependant que la forme d'expression extérieure d'un être fût parfois moins importante que la nature de son désir et le mode d'enchaînement de ses pensées.

Quoi qu'il en soit, je n'ai pas besoin d'ajouter que je n'ai pas trouvé la définition que je cherchais. Je ne hais pas ce résultat négatif. Si j'eusse trouvé cette bonne définition, il eût pu m'arriver d'être tenté de nier l'existence d'un objet qui lui corresponde, et de prétendre que l'Esthétique n'existe pas. Mais ce qui est indéfinissable n'est pas nécessairement niable. Personne, que je sache, ne s'est flatté de définir les Mathématiques, et personne ne doute de leur existence. Quelques-uns se sont essayés à définir la vie ; mais le succès de leur effort fut toujours assez vain : la vie n'en est pas moins.

L'Esthétique existe ; et même il y a des esthéticiens. Je vais, en terminant, leur proposer quelques idées ou suggestions, qu'ils voudront bien tenir pour celles d'un ignorant ou d'un ingénu, ou d'une heureuse combinaison des deux.

Je reviens à l'amas de livres, de traités ou de mémoires que j'ai considéré et exploré tout à l'heure, et dans lequel j'ai trouvé la diversité que vous savez. Ne pourrait-on pas les classer comme je vais dire ?

Je constituerais un premier groupe, que je baptiserais : Esthésique, et j'y mettrais tout ce qui se rapporte à l'étude des sensations ; mais plus particulièrement s'y placeraient les travaux qui ont pour objet les excitations et les réactions sensibles qui n'ont pas de rôle physiologique uniforme et bien défini. Ce sont, en effet, les modifications sensorielles dont l'être vivant peut se passer, et dont l'ensemble (qui contient à titre de raretés, les sensations indispensables ou utilisables) est notre trésor. C'est en lui que réside notre richesse. Tout le luxe de nos arts est puisé dans ses ressources infinies.

Un autre tas assemblerait tout ce qui concerne la production des œuvres ; et une idée générale de l'action humaine complète, depuis ses racines psychiques et physiologiques, jusqu'à ses entreprises sur la matière ou sur les individus, permettrait de subdiviser ce second groupe, que je nommerais Poétique, ou plutôt Poïétique. D'une part, l'étude de l'invention et de la composition, le rôle du hasard, celui de la réflexion, celui de l'imitation ; celui de la culture et du milieu ; d'autre part, l'examen et l'analyse des techniques, procédés, instruments, matériaux, moyens et suppôts d'action.

Cette classification est assez grossière. Elle est aussi insuffisante. Il faut au moins un troisième tas où s'accumuleraient les ouvrages qui traitent des problèmes dans lesquels mon Esthésique et ma Poïétique s'enchevêtrent.

Mais cette remarque que je me fais me donne à craindre que mon propos ne soit illusoire, et je me doute que chacune des communications qui vont ici se produire en démontrera l'inanité.

Que me reste-t-il donc d'avoir, pendant quelques instants, essayé de la pensée esthétique, et puis-je, du moins, à défaut d'une idée distincte et résolutoire, me résumer la multiplicité de mes tâtonnements ?

Ce retour sur mes réflexions ne me donne guère que des propositions négatives, résultat remarquable en somme. N'y a-t-il pas des nombres que l'analyse ne définit. que par des négations ?

Voici donc ce que je me dis :

Il existe une forme de plaisir qui ne s'explique pas ; qui ne se circonscrit pas ; qui ne se cantonne ni dans l'organe du sens où il prend naissance, ni même dans le domaine de la sensibilité ; qui diffère de nature, ou d'occasion, d'intensité, d'importance et de conséquence, selon les personnes, les circonstances, les époques, la culture, l'âge et le milieu ; qui excite à des actions sans cause universellement valable, et ordonnées à des fins incertaines, des individus distribués comme au hasard sur l'ensemble d'un peuple ; et ces actions engendrent des produits de divers ordres dont la valeur d'usage et la valeur d'échange ne dépendent que fort peu de ce qu'ils sont. Enfin, dernière négative : toutes les peines que l'on a prises pour définir, régulariser, réglementer, mesurer, stabiliser ou assurer ce plaisir et sa production ont été vaines et infructueuses jusqu'ici ; mais comme il faut que tout, dans ce domaine, soit impossible à circonscrire, elles n'ont été vaines qu'imparfaitement, et leur insuccès n'a pas laissé d'être parfois curieusement créateur et fécond...

Je n'ose pas dire que l'Esthétique est l'étude d'un système de négations, quoiqu'il y ait quelque grain de vérité dans ce dire. Si l'on prend les problèmes de face, et comme corps à corps, problèmes qui sont celui de la jouissance et celui de la puissance de produire la jouissance, les solutions positives, et même les seuls énoncés nous défient.

Je tiens, au contraire, à exprimer une tout autre pensée. Je vois à vos recherches un avenir merveilleusement vaste et lumineux.

Considérez-le : toutes les sciences les plus développées invoquent ou réclament aujourd'hui, même dans leur technique, le secours ou le concours de considérations ou de connaissances dont l'étude propre vous appartient. Les mathématiciens ne parlent que de la beauté de structure de leurs raisonnements et de leurs démonstrations. Leurs découvertes se développent par la perception d'analogie de formes. A la fin d'une conférence donnée à l'Institut Poincaré, M. Einstein disait que pour achever sa construction idéale des symboles, il avait été obligé « d'introduire quelques points de vue d'architecture »...

La Physique, d'autre part, se trouve à présent dans la crise de l'imagerie immémoriale qui, depuis toujours lui offrait la matière et le mouvement bien distincts ; le lieu et le temps, bien discernables et repérables à toute échelle ; et elle disposait des grandes facilités que donnent le continu et la similitude. Mais ses pouvoirs d'action ont dépassé toute prévision, et ils débordent tous nos moyens de représentation figurée, ruinent même nos vénérables catégories. La Physique pourtant a nos sensations et nos perceptions pour objet fondamental. Toutefois, elle les considère comme substance d'un univers extérieur sur lequel nous avons quelque action, et elle répudie ou néglige celles de nos impressions immédiates auxquelles elle ne peut faire correspondre une opération qui permette de les reproduire dans des conditions « mesurables », c'est-à-dire liées à la permanence que nous attribuons aux corps solides. Par exemple, la couleur n'est au physicien qu'une circonstance accessoire ; il n'en retient qu'une indication grossière de fréquence. Quant aux effets de contraste, aux complémentaires, et autres phénomènes du même ordre, il les écarte de ses voies. On arrive ainsi à cette intéressante constatation : tandis que pour la pensée du physicien l'impression colorée a le caractère d'un accident qui se produit pour telle valeur ou telle autre d'une suite croissante et indéfinie de nombres, l'œil du même savant lui offre un ensemble restreint et fermé de sensations qui se correspondent deux à deux, tellement que si l'une est donnée avec une certaine intensité et une certaine durée, elle est aussitôt suivie de la production de l'autre. Si quelqu'un n'avait jamais vu le vert, il lui suffirait de regarder du rouge pour le connaître.

Je me suis demandé quelquefois, en songeant aux difficultés nouvelles de la Physique, à toutes les créations assez incertaines qu'elle est contrainte de faire et de remanier tous les jours, mi-entités, mi-réalités, si, après tout, la rétine n'aurait pas, elle aussi, ses opinions sur les photons, et sa théorie de la lumière, si les corpuscules du tact et les merveilleuses propriétés de la fibre musculaire et de son innervation ne seraient pas des intéressés très importants dans la grande affaire de la fabrication du temps, de l'espace et de la matière ? La Physique devrait revenir à l'étude de la sensation et de ses organes.

Mais tout ceci, n'est-ce point de l'Esthésique ? Et si dans l'Esthésique nous introduisons enfin certaines inégalités et certaines relations, ne serons-nous pas très voisins de notre indéfinissable Esthétique ?

Je viens d'invoquer devant vous le phénomène des complémentaires qui nous montre, de la sorte la plus simple et la plus aisée à observer, une vértable création ? Un organe fatigué par une sensation semble la fuir en émettant une sensation symétrique. On trouverait, de même, quantité de productions spontanées, qui se donnent à nous à titre de compléments d'un système d'impressions ressenti comme insuffisant. Nous ne pouvons voir de constellation au ciel que nous ne fournissions aussitôt les tracements qui en joignent les astres, et nous ne pouvons entendre des sons assez rapprochés sans en faire une suite, et leur trouver une action dans nos appareils musculaires qui substitue à la pluralité de ces événements distincts, un processus de génération plus ou moins compliqué.

Ce sont là autant d'œuvres élémentaires. L'Art, peut-être, n'est fait que de la combinaison de tels éléments. Le besoin de compléter, de répondre ou par le symétrique, ou par le semblable, celui de remplir un temps vide ou un espace nu, celui de combler une lacune, une attente, ou de cacher le présent disgracieux par des images favorables, autant de manifestations d'une puissance qui, multipliée par les transformations que sait opérer l'intellect, armé d'une foule de procédés et de moyens empruntés à l'expérience de l'action pratique, a pu s'élever à ces grands ouvrages de quelques individus qui atteignent çà et là le plus haut degré de nécessité que la nature humaine puisse obtenir de la possession de son arbitraire, comme en réponse à la variété même et à l'indétermination de tout le possible qui est en nous.

références / musicologie.org