Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte — IV. Entre Bach et Mozart : Allemagne.
Introduction ; sonates pour clavier ; autres œuvres pour clavier ; œuvres pour orgue ; musique de chambre ; œuvres concertantes ; les symphonies.
Encore un genre auquel le musicien s'est beaucoup consacré, d'un bout à l'autre de sa carrière (de 1733 à l'année ultime de 1788). Et on ne sera pas surpris de le voir manifester à nouveau ici sa forte prédilection pour le clavier : toutes ses œuvres concertantes originales lui sont dévolues, les concertos destinés à d'autres instruments (flûte, violoncelle, hautbois et orgue) n'étant que des adaptations d'originaux pour clavier.
En y incluant deux partitions pour deux claviers solistes, on compte un total de cinquante deux concertos auxquels s'ajoutent douze sonatines pour clavecin et orchestre. Un ensemble qui n'échappe pas à la règle : une production assez inégale, mais où on retrouve peu ou prou les traits et qualités qui font la singularité du musicien.
Retenons sous ce terme la quinzaine de concertos (Wq 1 à Wq 15) qu'Emanuel écrivit ou révisa au cours de ses premières années à Berlin, soit jusqu'à 1745 environ, en y ajoutant celui en fa majeur pour deux clavecins (Wq 46) de 1740. On a là des œuvres qui, souvent, sentent encore le manque d'expérience et qui, lorsqu'elles tournent le dos au passé, prennent facilement des tours galants ou, au mieux, ne font qu'esquisser le penchant pour les contrastes et autres véhémences qui est la vraie marque du compositeur, même si certaines pages, par exemple dans les concertos Wq 7 et Wq 12, semblent annoncer les orages du Sturm und Drang.
Il s'agit ici des vingt cinq autres concertos (Wq 16 à Wq 40) qu'Emanuel écrivit jusqu'à la fin de son séjour à Berlin. Tous en trois mouvements (vif-lent-vif), ces concertos conservent une forme assez traditionnelle. Ils sont certes d'un intérêt inégal, et leur style n'est pas toujours des plus appropriés au clavier, ce qui d'ailleurs vaut à certains d'avoir connu des adaptations heureuses à un autre instrument. Mais, en avançant en âge et en maturité, le musicien y imprime plus nettement qu'auparavant sa marque propre. Quelques-uns se détachent particulièrement du lot : citons en premier trois concertos (Wq 17, Wq 22 et Wq 23) qui ont en commun d'être écrits en ré mineur et qui, notamment le dernier cité, évoluent dans un climat profondément passionné ; citons également le Wq 27 en re majeur, le plus richement instrumenté de ces concertos dont la majeure partie est orchestrée pour cordes seules, et quelques autres (Wq 26 en la mineur, Wq 29 en la majeur, Wq 31 en ut mineur, Wq 32 en sol mineur, Wq 33 en fa majeur…) qui recueillent aussi de nombreux suffrages.
Carl Philipp Emanuel Bach, Concerto en re mineur Wq 22 (III. Allegro di Molto) par Miklós Spányi (piano), Concerto Armonico,Ces dix concertos (Wq 41 à Wq 45, dont la série de six Wq 43 publiée en 1772) de la période hambourgeoise du compositeur, auquel s'ajoute l'étonnant double concerto en mi bémol majeur (Wq 47) de 1788 écrit pour clavecin et pianoforte, sont considérés à juste titre comme le couronnement de son œuvre concertante. Le musicien s'affranchit fréquemment de la forme traditionnelle du concerto, en structurant parfois ses partitions en quatre mouvements, en adoptant souvent la formule des mouvements enchaînés, poussant même — marque singulière de modernisme — jusqu'à réintroduire dans le mouvement final (Wq 43/4 en ut mineur) les éléments thématiques du premier mouvement, ou jusqu'à remplacer (Wq 43/1 en fa majeur) le tutti orchestral final par un solo de clavier. Synthèse des principes de son style en même temps que fruit de ses dernières recherches, ces derniers concertos où, à côté du célèbre double concerto, se détache la fameuse série Wq 43 (avec une mention spéciale pour les Wq 43/4 et Wq 43/5) « contribuèrent largement au renom de leur auteur. En Allemagne du Nord, on les interpréta longtemps après sa mort. Ils ne furent supplantés que par ceux de Beethoven. »27
Carl Philipp Emanuel Bach, Concerto Wq 43/4 en ut mineur par Dmitri Bashkirov.Composées à Berlin entre 1762 et 1765, ces douze sonatines Wq 96 à 110 (dont deux pour deux clavecins), qui sont autant de concertos en miniature, méritent un petit détour. Il s'agit en réalité « d'œuvres expérimentales traitant le clavecin en virtuose, plus ou moins issues de l'ancienne suite dans la mesure où chacune se limite à une seule tonalité (tout en oscillant souvent entre le majeur et le mineur), et plus ou moins apparentées au divertimento à la viennoise dans la mesure où le nombre de leurs sections ou mouvements va de deux à dix. »28
Parmi les nombreux concertos pour clavier écrits dans ses années berlinoises, le compositeur en a isolé quelques-uns pour les confier en version alternative à un autre instrument soliste. L'orgue s'est ainsi vu attribuer, sans véritable transformation, les Wq 34 et Wq 35. Le hautbois a, de son côté, bénéficié (Wq 164 et Wq 165) de la transcription des concertos Wq 39 et Wq 40. Le violoncelle (Wq 170 à 172) a eu droit à des adaptations des Wq 26, Wq 28 et Wq 29), trois œuvres qui ont été également transcrites pour la flûte (Wq 166 à 168), celle-ci se voyant particulièrement choyée puisqu'Emanuel lui a encore donné deux autres concertos : une version flûte du Wq 22 (H 426) en re mineur et (individualisé sous le numéro Wq 169) le plus tardif Wq 34 en sol majeur déjà dédié à l'orgue.
Sans aller jusqu'à prétendre que les « copies » dépasseraient les originaux, reconnaissons que les quelques adaptations réalisées ainsi par le compositeur se révèlent généralement heureuses. On n'échappe pas par exemple aux noirceurs préromantiques des trois concertos pour violoncelle : « L'instrument soliste y est parfois mal intégré dans la pâte d'un orchestre haletant et vindicatif, mais son potentiel expressif et harmonique n'en est pas moins astucieusement exploité au gré de phrases bouillonnantes ou, dans les mouvements lents, d'une ténébreuse poésie. »29 Et les concertos pour flûte, à commencer par les deux (Wq 22 et Wq 168) qui sont probablement les plus populaires, méritent les mêmes éloges.
Carl Philipp Emanuel Bach, Concerto pour flûte en la majeur Wq 168 (II. Largo con sordini, mesto) par Eckart Haupt (flûte).