Michel Rusquet, Trois siècles de musique instrumentale : un parcours découverte : La musique instrumentale de Wolfgang Amadeus Mozart
Les premiers quatuors ; Quatuors dédiés à Haydn ; Ultimes quatuors
Nous regroupons ici la partie « italienne » du catalogue de quatuors mozartiens, qui comprend un quatuor isolé – le K 80 en sol majeur — écrit pendant le premier voyage en Italie (1770) et les six Quatuors « milanais » — les K 155 à 160, respectivement en ré, sol, ut, fa, si♭et mi♭majeur – que le jeune musicien composa durant l'hiver 1772-1773, au cours de son troisième séjour dans la péninsule. Nous n'y incluons pas les trois Divertimenti K 136 à 138 de la même époque qui sont surtout appréciés dans leur version pour orchestre à cordes, de sorte qu'ils trouveront mieux leur place parmi les nombreuses œuvres de divertissement ou de circonstance évoquées à la fin de notre parcours sur Mozart.
Avec ces sept premiers quatuors, on a déjà affaire à de petits joyaux et ce, malgré les ambitions relativement limitées de ces partitions. Même le K 80, qui prend ouvertement comme modèle Sammartini avec sa structure Adagio-Allegro-Menuetto (mouvements auxquels Mozart rajoutera par la suite un délicieux rondo), séduit beaucoup par ses qualités de liberté, de fraîcheur et d'insouciance, et on comprend que le musicien y soit longtemps resté attaché. L'enchantement est encore plus grand avec les quatuors milanais, œuvres gorgées de soleil, balançant entre rève et passion, dans lesquelles s'affirme le cantabile caractéristique du compositeur. « Ils comportent tous trois mouvements, — ce qui les situe dans l'orbite stylistique italienne, tout autant que la multiplicité de leurs thèmes, la modicité de leurs développements et la fréquence du mode mineur. […] De proportions encore modestes, ces quatuors « milanais » exhalent un charme printanier irrésistible, et le Mozart de la maturité s'y manifeste déjà par brèves prémonitions fulgurantes. »38 À cet égard, certaines pages constituent des sommets, à commencer par le joyau de la série, le K 156 en sol majeur, et surtout son sublime Adagio dont « les modulations, les dissonances et les chromatismes pathétiques ne sont qu'à Mozart », mais aussi (pour se limiter à un autre moment parmi les plus frappants) le « grand Allegro central en sol mineur [du K 159 en si♭majeur], déchaînement de violence passionnelle grandiose et sombre, — l'un des sommets du Sturm und Drang chez le jeune Mozart […] La fragmentation des motifs, la fréquence des modulations chromatiques y poussent l'inquiétude à son comble : c'est déjà le grand Mozart « démoniaque » qui s'exprime ici dans sa tonalité de prédilection. »39
Même s'ils ne comptent pas parmi les plus hauts chefs-d'œuvre de Mozart, on a souvent souligné le charme unique de ces six quatuors animés d'une admirable fièvre juvénile. Aussi faut-il savoir s'abandonner à une écoute sans a priori. « Fraîcheur, couleurs vives ou délicates, lumière chaude ou tamisée, parfums, grâce, sensualité parfois piquante, mais toujours très pure…Et surtout une diversité stupéfiante d'ethos et de styles : notre délectation se ravive sans cesse à force de surprises. Ceux qui cherchent dans l'oeuvre du Maître des pièces qui soient « mozartiennes » à l'état pur trouveront dans ces Quatuors milanais des paradigmes enchanteurs. »40
Quatuor en sol majeur, K 156, par l'Amadeus Quartet.Quatuor en si♭majeur K 159 (II. Allegro), par le Quatuor Terpsycordes, Genève 2013.
On pourra avoir quelques réserves à propos de ces six quatuors viennois K 168 à 173 , les cinq premiers respectivement en fa, la, ut, mi♭et si♭ majeur, le dernier en ré mineur. Ils ne suivent que de quelques mois les quatuors milanais, et on se demande où est passé le « divin Mozart » qu'on aime tant. En fait, pendant l'été 1773, il séjourne à Vienne où il découvre les plus récents quatuors de Haydn (opus 17 et surtout opus 20), et il en subit un choc de première grandeur. Sur le champ, il s'attaque à une nouvelle série de quatuors où il va oublier les délices de l'Italie pour essayer d'assimiler les dernières découvertes de son aîné et notamment de s'approprier les possibilités nouvelles offertes par le langage thématique. En résultent des œuvres beaucoup plus ambitieuses que les précédentes, mais qui trahissent les efforts consentis par le musicien pour faire siens l'esprit et le style de son modèle. De par l'inclusion d'un menuet, « le cadre est élargi à quatre mouvements, dans la succession classique à deux exceptions près ; surtout, le travail thématique y est beaucoup plus poussé, non seulement dans des sections de développement plus vastes, mais aussi dans les ponts et transitions. Enfin, on y trouve (dans K 168 et 173) deux essais, à la réussite discutable, d'intégration de la fugue dans le quatuor, visiblement inspirés, mais avec moins de bonheur, des Finale fugués de l'opus 20 haydnien. C'est aussi à Haydn que Mozart a emprunté l'idée d'un premier mouvement en forme de variations (K 170). »41
L'écoute de ces quatuors viennois peut laisser une impression mitigée. À l'évidence, « Mozart a eu quelques difficultés à assimiler les subtilités et les innovations de la musique de Haydn. Comme dans la musique d'un génie qui sommeille, les moments pénibles, maladroits ou même bourrés de clichés alternent avec une expression vraiment personnelle […] et sont souvent comme l'enfantement de l'originalité, l'exemple d'une imagination en pleine éclosion. »42 Cela dit, en dehors de deux œuvres relativement pauvres (K 170 et 172), l'auditeur qui part à la découverte de cette série avec le zeste d'empathie qui convient y rencontrera de nombreuses richesses, petites et grandes, en particulier dans le K 173 en ré mineur, qui plonge dans des profondeurs d'humeur sombre, mais aussi dans le K 168, dont l'Andante en fa mineur (qu'on croirait du tout dernier Mozart) vous emporte de manière saisissante dans un monde de totale solitude, ou dans le très beau K 171, étonnant par son introduction-adagio et surtout par son étrange « Andante en ut mineur avec sourdines, mélange fascinant de forme sonate et de schémas contrapuntiques et fugués curieusement archaïques. »43
Mozart, Quatuor en fa majeur K 168 (II. Andante), par le Quatuor Talich.Notes
38. Halbreich Harry, dans François-René Tranchefort (dir.), « Guide de la Musique de chambre », Fayard, Paris 1998, p. 634.
39. Ibid., p. 635.
40. Hocquard Jean-Victor, dans « Mozart, de l'ombre à la lumière », Jean-Claude Lattès, Paris 1993, p. 194.
41. Halbreich Harry, op. cit., p. 635-636.
42. Szersnovicz Patrick, dans « Le Monde de la musique » (153), mars 1992.
43. Halbreich Harry, op. cit., p. 636.
Les premiers quatuors ; Quatuors dédiés à Haydn ; Ultimes quatuors.
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Vendredi 6 Septembre, 2024